Dans un entretien au « Monde », le chef de mission du Haut-Commissariat pour les réfugiés en Libye défend que le soutien apporté par l’UE au pays pour le contrôle de ses frontières est légitime, mais qu’il doit s’effectuer dans le respect des droits de l’homme.
Jean-Paul Cavalieri est chef de la mission du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à Tripoli depuis 2019. Il travaille pour l’agence depuis 1991 et a notamment été en poste en Hongrie, en Bosnie-Herzégovine, en Russie, au Liban et au Maroc. Il explique que si l’attention est rivée sur les migrants qui tentent de traverser la Méditerranée, la Libye est essentiellement un lieu de destination.
En Libye, des migrants sont arrêtés massivement, certains ont été tués lors de tentatives d’évasion… La situation est-elle en train de se détériorer brutalement dans ce pays ?
Jusqu’à présent, les centres du département libyen de lutte contre la migration illégale (DCIM), qui dépend du ministère de l’intérieur, comptaient environ 5 000 migrants détenus. La plupart d’entre eux avaient été interceptés en mer, alors qu’ils tentaient de traverser la Méditerranée. Le 1er octobre, pour la première fois depuis de nombreuses années et sous prétexte de lutter contre la prostitution et le trafic de drogue, des raids massifs et brutaux ont été lancés dans un quartier de la capitale libyenne, Tripoli. Ce sont des semi-ghettos, avec des foyers et des immeubles abandonnés, où se regroupent et vivent les migrants et demandeurs d’asile à défaut de pouvoir se loger autrement.
« En 2019, nous avons pu évacuer 2 400 personnes sur quelque 50 000 réfugiés présents sur le territoire. »
A la suite de ces arrestations, la population de détenus a doublé. Et en quelques jours, 5 000 personnes ont été amenées dans un centre prévu pour 1 000 personnes. Le HCR s’y est rendu pour distribuer des matelas, des couvertures et procéder à des examens médicaux d’urgence avec une ONG partenaire. Nos équipes ont cependant dû quitter les lieux par la suite, en raison d’un nombre insuffisant de gardes et de la survenue de plusieurs incidents. Le 8 octobre, lors d’une vaste tentative d’évasion, six détenus ont ainsi été tués. Sur les 2 000 qui s’étaient enfuis, la moitié a été arrêtée de nouveau le soir même. D’autres sont venus se rassembler devant le centre du HCR, parmi lesquels des blessés par balles. Environ 3 000 personnes font aujourd’hui un sit-in devant notre centre. Elles ont tout perdu : leurs maigres biens et leurs logements qui ont été détruits.
Ces migrants veulent tous être évacués et réinstallés en Occident. Or, c’est impossible. Les départs prévus dans le cadre du programme de réinstallation de réfugiés vont pouvoir reprendre mais ils étaient bloqués par le DCIM depuis le mois d’avril et ils sont, de toute façon, insuffisants. [Mis en place depuis 2011 par le HCR, ce programme vise à transférer dans des pays tiers partenaires des personnes identifiées comme particulièrement vulnérables ou dépourvues de perspective d’intégration dans leur premier pays de refuge.] A l’échelle mondiale, seul 1 % d’entre eux parvient à être réinstallé. En Libye, plus de 1 150 réfugiés sont dans l’attente d’un départ. En 2019, nous avons pu évacuer 2 400 personnes sur quelque 50 000 réfugiés présents sur le territoire. La France figure d’ailleurs parmi les pays d’accueil.
Depuis janvier 2021, 1 361 réfugiés qui cherchaient à traverser la Méditerranées sont morts noyés. Ces traversées sont donc toujours aussi dangereuses ?
La Méditerranée est excessivement dangereuse et ceux qui mettent des gens sur des rafiots non navigables sont des criminels ! Mais, en amont de la Méditerranée, beaucoup de personnes meurent aussi sur la route migratoire – notamment dans le désert libyen, aux frontières du Niger, du Tchad ou encore du Soudan. Il ne faut pas oublier non plus les conditions dans les pays de transit qui accueillent des réfugiés. Les Nations unies souffrent d’un déficit de financement des programmes alimentaires, or on constate souvent une corrélation entre le départ de réfugiés pour une nouvelle destination et les populations qui ne sont plus prioritaires dans ces programmes. Et bien sûr, il y a le contexte politique des pays d’origine, qui « produisent » des réfugiés : violations massives des droits de l’homme ou conflits non résolus. Dans les prisons libyennes, on rencontre aussi beaucoup d’hommes qui ont pris la route de l’exil pour des raisons économiques. Ce n’est pas une migration heureuse. Ils fuient la pauvreté, sans pour autant être originaires de pays pauvres. Cela pose la question de la gouvernance dans ces Etats.
En Europe, l’attention est rivée sur ceux qui tentent de traverser la Méditerranée, alors que la Libye est essentiellement un lieu de destination. Très peu de migrants, parmi les 570 000 présents sur place, nourrissent un projet migratoire vers l’Europe. La grande majorité est là pour travailler. La Libye est très riche en ressources telles que le gaz et le pétrole, et faiblement peuplée puisqu’elle ne compte que 4,5 millions d’habitants. A l’instar des émirats du Golfe, elle a besoin d’une importante main-d’œuvre. Mais elle craint que son équilibre démographique ne soit compromis, étant elle-même composée d’une mosaïque communautaire délicate composée d’Arabes, de Touareg et de Toubou.
Il est pourtant important d’offrir un cadre légal à la migration de travail. Tout le monde en sortirait gagnant. L’Etat libyen percevrait des impôts, l’Europe verrait moins de gens essayer de gagner ses côtes et les migrants seraient protégés. Aujourd’hui, ces derniers sont tous en situation irrégulière.
Que dire de la responsabilité des gouvernements européens qui ont financé le développement des garde-côtes libyens alors qu’une fois interceptés, les migrants sont envoyés en détention ?
En 2021, environ la moitié des départs ont été empêchés par les garde-côtes libyens, ce qui représente près de 26 000 personnes. L’Union européenne (UE) n’est pas la seule à fournir un soutien technique à la Libye pour le contrôle de ses frontières et le message du HCR est le même pour tous les Etats qui apportent un soutien financier à la Libye : il est légitime d’aider ce pays, mais cela doit s’effectuer dans le respect des droits de l’homme. Aujourd’hui, la quasi-totalité des personnes débarquées par les garde-côtes finissent dans des centres de détention. Le DCIM a fermé certains de ces centres, passés sous le contrôle de trafiquants ou de milices, et en a ouvert d’autres. Ce recours à la détention est problématique car il se fait dans des conditions sanitaires déplorables et dans un contexte de surpopulation, de manque de nourriture et de ventilation. Il y a en outre une absence totale de contrôle judiciaire ce qui rend ces détentions éminemment arbitraires.
« La Libye subit, au Nord, la pression de l’UE pour empêcher les migrants de traverser la Méditerranée, et au Sud, la pression migratoire et de groupes criminels qui profitent de frontières poreuses. »
Cela dit, il existe aussi de gros problèmes en dehors des centres de détention. L’immense majorité des réfugiés ne sont pas détenus et vivent dans une grande précarité. Celle-ci pousse certains à recourir à des mécanismes délétères de survie, comme les mariages précoces, la prostitution, le travail des enfants… Le pays n’est en aucune manière sûr pour des migrants qui, pour beaucoup, finissent reclus dans des hangars et victimes d’abus terribles tels que des mauvais traitements, des violences sexuelles, des extorsions… Lestrafiquantsfilment leur passage à tabac et envoient la vidéo aux familles sommées de payer pour les faire libérer. Les différents gouvernements libyens ont fait des efforts pour démanteler ces réseaux criminels, avec un certain succès, mais le processus est long. La normalisation du pays va encore prendre du temps. Il faut comprendre que la Libye est dans une situation délicate. Outre les séquelles d’un conflit armé[débuté en 2011], elle subit, au Nord, la pression de l’UE pour empêcher les migrants de traverser la mer Méditerranée, et au Sud, la pression migratoire et la présence de groupes criminels qui profitent de frontières poreuses.
L’aide humanitaire ne peut d’ailleurs pas se penser uniquement pour les migrants et les réfugiés. Il y a aujourd’hui plus de 200 000 déplacés internes libyens à cause des affrontements qui ont eu lieu à Tripoli entre 2019 et 2020. Cela concerne un quart de nos personnels qui ont perdu leur maison dans des bombardements. Lire aussi En Libye, une vie rythmée par les coupures incessantes d’électricité
Malgré la baisse du nombre de traversées de la Méditerranée, l’UE paraît n’avoir jamais été aussi loin d’un consensus sur la prise en charge de ceux qui arrivent…
C’est terrible ! Aujourd’hui encore, il faut attendre qu’un pays soit volontaire pour qu’un bateau humanitaire puisse accoster sur ses côtes. Nous plaidons depuis le début pour un mécanisme de débarquement prévisible. La France va bientôt occuper la présidence de l’Union européenne et nous espérons des progrès dans ce domaine. Les Etats du sud de l’Europe sont sur le front et nous avons besoin de solidarité au sein de l’UE pour sauver des vies. Aujourd’hui, cette solidarité manque cruellement.
Douze Etats membres ont demandé à Bruxelles de financer la construction de barrières à leurs frontières ; la campagne présidentielle voit, en France, plusieurs candidats remettre en cause la convention de Genève… Le droit d’asile vous paraît-il en danger ?
Le droit d’asile a toujours été combattu, ce n’est pas nouveau. De fait, il y a des régions du monde où le concept même de « réfugié »n’est pas accepté. Il faut que les pays du Nord, où ne vivent pas la grande majorité d’entre eux, mettent en œuvre des procédures justes et efficaces, un équilibre entre la protection des personnes qui en ont besoin et la mise en place de procédures de retour pour les déboutés. Cela pour conserver la crédibilité de l’institution de l’asile auprès de l’opinion publique européenne.
Julia Pascual