Une dizaine de décès ont été déplorés depuis que les exilés ont été instrumentalisés par le régime biélorusse. Mais à l’instar des « naufrages invisibles » en Méditerranée ou dans la Manche, le nombre de morts pourrait être bien plus élevé. Mediapart a remonté la trace de plusieurs d’entre eux.
16 décembre 2021 à 20h06
Podlachie (Pologne).– À l’entrée d’un centre d’accueil pour migrants de Podlachie, Moussa* grelotte. Le corps est frêle, l’attitude hésitante. Les bras croisés et les mains réfugiées dans le creux des aisselles pour mieux se réchauffer, il se faufile à l’intérieur, avant d’en ressortir avec une doudoune beige empruntée à l’un des occupants.
Ici, tout le monde ou presque connaît son histoire, qu’il n’a pas souhaité partager avec les journalistes venus en masse pour documenter le drame humanitaire qui se joue entre la Pologne et la Biélorussie depuis la fin de l’été : il est celui qui a perdu « deux frères » dans la forêt, en tentant de traverser la frontière.
Officiellement, les autorités polonaises évoquent une dizaine de morts sur leur territoire. Mais selon plusieurs observateurs – activistes, collectifs d’aide aux exilés, ONG ou chercheurs –, les personnes disparues et/ou mortes dans la forêt, dans l’inconscience collective, seraient bien plus nombreuses.
« À chaque fois que je ferme les yeux, je repense à cette histoire. C’est un enfer… » Le regard de Moussa est humide. Il répète à tout-va n’avoir jamais voulu être un « migrant ». « Quand j’étais plus jeune, je me moquais gentiment de mon oncle qui était parti clandestinement en Europe. Je n’aurais jamais cru me retrouver dans une telle situation un jour », souffle le Sénégalais âgé de 24 ans, en Pologne depuis près de deux mois.
Moussa*, 24 ans, a vu ses cousins mourir à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. © Photo Nejma Brahim / Mediapart
Début octobre, lui et ses deux cousins, ainsi qu’un ami guinéen, tentent de passer la frontière depuis la ville de Brest, en Biélorussie. Ils emportent avec eux deux bonbonnes d’eau de cinq litres, des bonbons et des biscuits. De nuit, le groupe « fonce » vers la forêt, passe difficilement les barbelés polonais. « On s’est blessés, notamment aux mains. On voulait faire vite pour éviter les patrouilles des garde-frontières polonais. »
Après plusieurs jours dans la forêt, les réserves d’eau et de nourriture s’amenuisent. « Chaque jour, on grignotait un peu, on buvait de l’eau… Jusqu’à ce qu’il ne nous reste rien. On n’avait plus de batterie sur nos téléphones, on était complètement perdus », déroule Moussa.
À plusieurs reprises, le groupe s’aperçoit qu’il tourne en rond, sans parvenir à s’orienter. Il est aussi intercepté par les garde-frontières, jure Moussa, qui les reconduisent à la frontière. Une nuit, l’un de ses compagnons, Diakité*, 22 ans, ressent une vive douleur au ventre : « Il a été mordu par un serpent qui s’est faufilé sous sa veste pendant qu’il dormait. On a réussi à le chasser, mais c’était trop tard. »
Blessé, le jeune homme peine à marcher. « J’ai donné nos deux sacs aux autres pour pouvoir le porter. On n’avait plus rien à manger depuis des jours, on avait froid. Mon autre frère, Babacar*, avait tellement soif qu’il a fini par boire l’eau des marécages. On lui a dit de ne pas le faire, mais il était désespéré. Il a commencé à avoir de vives douleurs au ventre », relate-t-il.
Deux semaines dans la forêt
Malade, Babacar est pris de vomissements et se met à cracher du sang. Il dépérit de jour en jour. En parallèle, l’état de Diakité se détériore. Il perd la vie trois jours après la morsure de serpent : Moussa doit mettre en terre la dépouille, et continuer d’avancer, tant bien que mal, avec un compagnon amoindri. « À ce moment-là, on avait tous notre regard vers la mort. On se disait que c’était fini. On ne croisait personne sur notre chemin, aucun bruit ne nous permettait de nous orienter. Un jour, au petit matin, on a voulu réveiller Babacar et on a compris qu’il était décédé. »
Les deux survivants prient pour être retrouvés, même si cela implique d’être refoulés par les garde-frontières. Moussa ajoute, dans un sanglot : « J’ai dû enterrer mes deux frères dans la forêt. On a essayé de creuser pendant des heures, mais je n’ai pu les enterrer qu’à moitié, car je n’avais pas le matériel. Je ne sais même pas où sont les corps aujourd’hui… »
En tout, Moussa passe deux semaines dans la forêt. Son ami guinéen et lui sont finalement interpellés par les garde-frontières polonais, alors qu’ils atteignent l’entrée d’un village. « En les voyant, j’ai hurlé pour leur demander de m’aider à retrouver mes frères dans la forêt. C’était mon seul objectif, je m’en fichais qu’ils nous renvoient à la frontière. Ils m’ont répondu que ça n’était pas leur problème. Ils ont voulu nous refouler de force et j’ai résisté, alors ils m’ont brisé le bras. Ils ont été obligés de m’emmener à l’hôpital, mais ils ont renvoyé le Guinéen. Je ne sais pas s’ils lui ont donné à manger. »
Hospitalisé durant deux semaines à Hajnówka, en Podlachie, Moussa est en état de choc. « Le personnel m’a dit après coup que j’étais comme fou, je criais et pleurais en parlant de mes frères. Il paraît qu’on m’a attaché car j’ai voulu me suicider », susurre-t-il, admettant qu’il ne garde que très peu de souvenirs de ses premiers jours au sein de l’établissement.
Des fois, je me dis que j’aurais dû mourir avec eux dans cette forêt
Moussa, exilé sénégalais
Agnieszka, une infirmière de l’hôpital de Hajnówka, que Mediapart a retrouvée, confirme le récit du jeune Sénégalais. « Psychologiquement, il était vraiment mal. Il hurlait qu’il allait mourir et nous disait qu’il avait perdu ses frères dans la forêt, qu’il avait dû les enterrer. Il était traumatisé et avait des crises de panique durant lesquelles il tombait du lit. »
L’infirmière se souvient également que Moussa a tenté de mettre fin à ses jours et que le médecin a dû lui confisquer sa ceinture. « Les équipes ont effectivement dû lui attacher les bras, à certains moments, pour sa propre sécurité. Des médicaments l’ont aidé à se calmer », précise-t-elle.
Francophone, Agnieszka écoute son récit et parvient à l’apaiser. « Sur le moment, elle m’a beaucoup aidé. Ça m’a fait du bien de pouvoir parler avec quelqu’un en français », ajoute le rescapé, qui a ensuite passé un mois au centre de rétention de Wędrzyn, à l’ouest du pays, la plupart du temps à l’isolement.
Moussa et ses cousins, qu’il considère comme ses frères (orphelin, il a été élevé par leurs parents et a grandi avec eux), rêvaient de poursuivre leurs études dans un pays développé. Tous avaient formulé une demande de visa pour la France, qui avait été rejetée, avant de s’envoler pour la Russie en 2018, où ils eurent la possibilité de s’inscrire à l’université. Diakité y étudiait l’économie, Babacar les sciences de l’ingénierie.
« Babacar aimait beaucoup le football, on débattait souvent sur le fait que Messi avait quitté le Barça pour Paris, sourit Moussa, qui étudiait quant à lui le management à Moscou.Il adorait aussi être sur les photos ! Je n’ai jamais pu faire de selfie seul car il trouvait toujours le moyen de se glisser sur la photo… » Le groupe partage le même studio, avec leur ami guinéen, et traverse les difficultés de la pandémie ensemble.
« On se taquinait sans arrêt. Dès que l’un d’entre nous toussait, on disait qu’on allait l’exclure de la chambre pour blaguer. Quand maman nous appelait, on était tous les trois collés au téléphone pour lui parler », confie-t-il la voix brisée, confrontant les bons moments aux images sordides qu’il lui reste de la forêt.
Leur première année à l’université achevée, les étudiants n’ont plus les moyens de payer leurs frais de scolarité et se retrouvent endettés. L’opportunité de partir en Europe via la Biélorussie et la Pologne leur apparaît comme la « seule option ». « On en a discuté une nuit et je leur ai dit de ne pas me suivre, mais ils n’ont rien voulu savoir. Aujourd’hui, je me sens coupable car j’ai peur qu’on me reproche de les avoir entraînés là-dedans, étant le plus âgé du groupe. Des fois, je me dis que j’aurais dû mourir avec eux dans cette forêt. » Babacar avait 18 ans.
Depuis sa prise en charge dans un centre d’accueil polonais, Moussa est sous antidépresseurs. Durant son séjour à l’hôpital, il affirme avoir reçu la visite de la police polonaise, qui l’aurait interrogé sur le déroulé des événements, ainsi que des membres de l’ambassade du Sénégal en Pologne.
Contactée par Mediapart, celle-ci confirme : « Nous avons dépêché une équipe sur place pour rendre visite à un compatriote sénégalais fin octobre. Il nous a raconté son histoire, mais nous ne pouvons pas en dire plus. » Mouhamadou Dia, responsable des laissez-passer consulaires, affirme n’avoir pas eu écho d’autres cas de Sénégalais présents ou décédés en Pologne. « Officiellement, le seul cas qui a été porté à notre connaissance est celui de cet homme hospitalisé à Hajnówka. »
Des corps retrouvés mais pas toujours identifiés
En Russie, le représentant d’un collectif regroupant la diaspora sénégalaise dans le monde dit connaître les deux frères de Moussa, qui n’ont selon lui plus donné signe de vie depuis des mois.
« Ils ne sont plus en Russie, assure-t-il. Un certain nombre d’étudiants ou d’immigrés sénégalais de Russie ont été tentés d’aller en Europe en passant par la Biélorussie et la Pologne. D’après nos informations, au moins vingt Sénégalais sont actuellement enfermés en centre de déportation à proximité de la frontière en Pologne, d’autres ont réussi à aller jusqu’en Allemagne ou en France. »
À cette heure, le collectif n’a pas eu connaissance d’un quelconque décès de Sénégalais confirmé par les autorités.
À Bohoniki, un village tatar (du nom de cette communauté musulmane polonaise) situé à dix kilomètres de la frontière avec la Biélorussie, les enterrements d’exilés se sont enchaînés en novembre. Dans une partie reculée du nouveau cimetière musulman, plusieurs tombes sont regroupées, dont celle d’un bébé mort-né dans la forêt, après que sa mère a fait une fausse couche.
Ahmad al-Hasan, 19 ans, avait passé son adolescence dans un camp de réfugiés syriens en Jordanie. Il est mort noyé dans une rivière à la frontière en octobre. Au milieu des branches de sapin et des bouquets de fleurs disposés sur sa tombe reposent ses derniers effets personnels – une lampe frontale rouge et un sac de provisions contenant de l’eau.
À droite, la tombe d’un migrant originaire d’Afrique retrouvé mort en Pologne, dont le corps n’a pu être identifié. © Photo Nejma Brahim / Mediapart
« Il voulait continuer ses études en Europe et était parti seul. Sa famille a suivi l’enterrement par visio », détaille Bogumila Hall, chercheuse à l’Académie des sciences de Varsovie et auteure d’un article scientifique sur la situation à la frontière polono-biélorusse, dans lequel elle interroge la militarisation des frontières et les dangers qui en découlent, la montée de la xénophobie gouvernementale en Pologne, les politiques migratoires européennes et l’influence du passé colonial dans notre rapport aux migrations.
Au milieu des allées parées de pierres tombales, celle qui suit de près les mouvements transnationaux yéménites s’arrête pour lire la plaque sous ses yeux : ici est enterré Mustafa al-Raimi, un Yéménite de 37 ans, lui aussi décédé à la frontière. Sa mort n’est pas comptabilisée dans les données des autorités polonaises.
« Il avait vécu en Arabie saoudite plusieurs années et travaillé dans une banque, avant de perdre son emploi lorsque le pays a fait passer une réforme du travail pour exclure les Yéménites de certains métiers. Il a voulu partir et tenter sa chance en Europe, dans l’espoir de retrouver du travail et de faire ensuite une réunification familiale. » Mustafa laisse derrière lui une femme et deux enfants.
On ne retrouvera pas tous les corps.
Sebastian, membre d’un groupe d’aide aux exilés
À droite de sa tombe repose le corps d’un migrant subsaharien qui n’a jamais pu être identifié, enterré là le 18 novembre. « Tout ce qu’on sait, c’est qu’il était noir et avait environ 30 ans. Il aurait été retrouvé par une personne qui ramassait des champignons dans la forêt », précise la chercheuse. Il est l’un de ces morts, plus ou moins visibles, qui hanteront longtemps l’Europe.
Ahmad al-Hasan, Syrien âgé de 19 ans, est mort noyé à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne. © DR
Pour Sebastian, membre d’un groupe anarchiste qui organise des maraudes de nuit dans la forêt, à la recherche de personnes à secourir, le nombre de victimes serait bien plus élevé.
« Je ne crois pas aux chiffres donnés par le gouvernement. Les garde-frontières ont dit eux-mêmes à un habitant de la zone que les cadavres étaient recouverts de feuilles et de branches d’arbres et que les animaux feraient le reste. Qu’au printemps, il n’y aurait plus de trace de tout cela. Presque tous les migrants qu’on a aidés nous ont dit qu’il y avait des morts dans la forêt, que ce soit en Pologne ou en Biélorussie. On ne retrouvera pas tous les corps. »
Jakub Sypiański, chercheur et traducteur auprès du collectif d’aide aux migrants Grupa Granica, tient à jour un fichier des décès – connus – survenus à la frontière depuis le début de ce drame humanitaire. En se basant sur des informations « fiables », il compte douze morts côté biélorusse et polonais, dix uniquement en Pologne. Six personnes ont été identifiées avec les nom, prénom et nationalité, car le collectif a été en contact avec la famille de la victime.
« Les quatre autres décès que nous avons répertoriés ont été rapportés par la presse, mais nous n’avons aucune information sur l’identité des personnes. Je reste convaincu qu’il y a bien plus de morts que ce qui a été annoncé officiellement. »
Fin novembre, l’agence de presse d’opposition au régime biélorusse Nexta a publié les photos d’un corps sans vie retrouvé à la frontière, côté biélorusse. Il gisait sur un sac de couchage, emmitouflé dans une couverture, un sac à dos près de lui. Sans documents d’identité, il n’a pu être identifié. « L’homme avait l’air très affaibli et semblait avoir passé beaucoup de temps dans la forêt », indique l’agence.
Le 7 décembre, le corps d’un Nigérian a été retrouvé dans la forêt à Narewka, commune située à la lisière de la zone placée en état d’urgence en septembre dernier, et interdite d’accès.
« Une autre victime est morte à la frontière, du côté polonais. Avec des températures inférieures à − 10 degrés, survivre la nuit dans la forêt relèvedu miracle. Les ONG ne sont toujours pas autorisées à entrer dans la zone frontalière. Combien d’autres corps sont présents dans les forêts, recouverts de neige ? », interroge la Fondation Ocalenie, qui vient en aide aux exilés à la frontière.
Nous avons besoin d’un imaginaire politique qui valorise chaque vie de manière égale.
Bogumila Hall, chercheuse
Dans la nuit du 6 au 7 décembre, Eileen, une fillette irakienne âgée de 4 ans, a été annoncée perdue dans la forêt en Pologne. Selon Grupa Granica, ses parents et un groupe d’adultes les accompagnant auraient été violentés par les soldats biélorusses, puis malmenés par les garde-frontières polonais, qui auraient décidé de les renvoyer en Biélorussie. Une personne était supposée aider Eileen, mais elle a depuis disparu.
« Un petit enfant a été séparé de ses parents à la suite des agissements des garde-frontières, ce qui a entraîné sa disparition et la mise en danger de sa vie. Nous exigeons que les services polonais lancent immédiatement des actions de recherche et trouvent Eileen », dénonce le collectif, soulignant que si l’enfant était polonais, il serait activement recherché.
Et d’ajouter : « Seul un groupe de résidents de la zone interdited’accès s’active pour la retrouver. En une heure, nous pouvons lancer jusqu’à 100 volontaires pour balayer la forêt. Tout ce dont nous avons besoin, c’est de l’autorisation pour entrer dans la zone. » À l’heure où nous publions cet article, Eileen n’est toujours pas réapparue. Pour les plus optimistes, elle serait à l’abri chez des locaux qui auraient gardé le silence.
« Plus que de nouveaux murs, nous avons besoin d’un imaginaire politique qui valorise chaque vie de manière égale,reconnaisse les interdépendances post-coloniales entre l’Europe et le reste du monde, et ne définisse pas l’appartenance des uns en excluant les autres. Sans cela, la Méditerranée, les camps de transit, centres de détention et forêts frontalières resteront les cimetières de l’Europe », conclut la chercheuse Bogumila Hall.
*J’étais partie, en amont de cette enquête, dans l’idée de faire le portrait hommage des victimes sénégalaises, en dévoilant leur identité, leur visage et leur histoire. J’espérais également pouvoir contacter leurs proches restés au Sénégal et leurs amis en Russie, afin de raconter qui ils étaient. Mais j’ai été confrontée à une difficulté de taille : les parents des victimes n’ont, à ce jour, pas encore été informés de leur décès – le frère aîné des jeunes décédés préférant attendre le bon moment pour le leur annoncer.
Le rescapé, qui n’a témoigné auprès d’aucun autre média, m’a par ailleurs expliqué qu’il appréhendait beaucoup leur réaction, car étant l’aîné du groupe, il pourrait être tenu pour responsable de leur mort. Par respect pour la famille des victimes, mais aussi pour lui, qui doit désormais vivre avec les traumatismes liés à son passage de la frontière, j’ai fait le choix d’utiliser des prénoms d’emprunt – Moussa pour le rescapé, Diakité et Babacar pour les victimes – afin de préserver leur anonymat.