Par Margherita Nasi (Bordeaux, envoyée spéciale)
Reportage Envoi de matériel, hébergement de proches, veille sur les réseaux sociaux : à Bordeaux, des étudiants ukrainiens vivent la guerre à travers leurs écrans et s’organisent pour soutenir leur pays à distance.
Les portes coulissantes du hall des arrivées s’ouvrent enfin sur un visage familier. Viktoria Oreshko étouffe un cri de joie et s’élance vers son amie d’enfance. Dans l’aéroport de Bordeaux, désert en cette soirée de début mars, les deux vingtenaires pleurent et s’embrassent longuement. La vie les avait éloignées, la guerre leur impose des retrouvailles déchirantes.
Daryna Kharchenko, 24 ans, a quitté Kiev précipitamment au lendemain de l’invasion de son pays par la Russie, le 25 février. Editrice pour le journal ukrainien Novoe Vremia, elle travaillait le soir où la guerre a éclaté : « C’est moi qui ai posté l’info sur le site du média à 4 heures. Vingt minutes plus tard, j’ai entendu la première explosion près de ma fenêtre. » Viktoria, son amie de toujours, étudiante aux Beaux-Arts de Bordeaux, lui propose alors de la rejoindre en France. « J’avais peur, les réfugiés passent plusieurs jours dans le froid, à la rue, avant de franchir la frontière avec la Pologne. J’ai décidé de passer par la Hongrie et n’ai attendu que cinq heures. De Budapest, où des habitants m’ont logée bénévolement pendant une nuit, j’ai embarqué pour Bordeaux. A l’arrivée, la police m’a laissé passer très facilement. Je suis tellement soulagée d’être enfin arrivée », souffle Daryna.
Courte trêve
Elle a les yeux cernés, et un petit sac à dos en guise de valise. A l’intérieur, le strict nécessaire uniquement : son ordinateur, son téléphone, ses documents. La dernière fois qu’elle a vu Viktoria, c’était il y a deux ans. Depuis, son corps s’est couvert de tatouages : « J’en ai une trentaine. Et je sais déjà quel sera le prochain. J’écrirai “armée russe, va te faire f***”. »
Les deux amies rient enfin. Ce soir, elles s’autoriseront leur premier repas depuis plusieurs jours, assure Viktoria : « J’ai perdu l’appétit, je ne tolère que le pain et le café. Mais je vais préparer une omelette pour fêter l’arrivée de Daryna. » Une courte trêve. Cette nuit encore, les deux jeunes femmes ne dormiront qu’une heure. Daryna relaie les informations issues d’agences de presse et de comptes officiels des responsables ukrainiens. Viktoria traduit en anglais des vidéos de soldats russes capturés pour l’association WithUkraine 24/7 : « Quand la guerre a éclaté, je culpabilisais d’être loin. Ne rien faire pendant que ton pays est attaqué, c’est pire qu’être sous les bombes. J’ai donc décidé de défendre l’Ukraine de la France, avec les moyens qui sont à ma disposition. »
Avant d’aller chercher son amie à l’aéroport, Viktoria a participé avec une dizaine de compatriotes à une réunion à l’Espace 29, un lieu associatif bordelais voué à la promotion de la création artistique. Objectif : « mettre l’art au service de la lutte », résume Denys Zhdanov, diplômé des Beaux-Arts de Bordeaux.
« Lever des fonds pour l’armée ukrainienne »
Tous les vendredis, l’endroit sera transformé en atelier de fabrication de pancartes pour les manifestations de soutien à son pays. « Et tous les jeudis, il y aura des événements : lectures publiques, performances de danse, projections, conférences, tables rondes. Il faut qu’on soit clairs sur la finalité : lever des fonds pour l’armée ukrainienne ou pour de l’aide humanitaire », souligne le jeune homme de 24 ans. https://lemonde.assistpub.com/display.html?_otarOg=https%3A%2F%2Fwww.lemonde.fr&_cpub=AAX23QE99&_csvr=022310_323&_cgdpr=1&_cgdprconsent=0&_cusp_status=0&_ccoppa=0
Assis en demi-cercle, les participants sont invités à partager leurs idées. Viktoria envisage de détourner les symboles de la guerre : « Organiser un atelier de fabrication de cocktails Molotov est trop dangereux, mais on pourrait exposer des bouteilles avec des tissus à l’intérieur, en imitation de l’arme incendiaire. Ou encore utiliser, pour des fins artistiques, les marquages fluo qui indiquent aux drones où frapper. »
Les jeunes Ukrainiens discutent aussi d’actions plus prosaïques, comme l’installation d’une borne dans l’atelier pour déposer des vêtements et des produits de première nécessité. Vira Prokhvatylo, 27 ans, étudiante à l’Ecole nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux, a été sollicitée par un ami en Ukraine pour fournir des kits de premier secours à destination des soldats. « Je recense dans un fichier Excel tous les fournisseurs de matériel médical en France auxquels on peut acheter en gros des garrots, des pansements ou encore du paracétamol. J’essaie aussi de faire venir ma sœur et sa fille de 3 ans. Elles devraient arriver à Bordeaux avec un bus qui amène normalement des colis aux expatriés ukrainiens, et qui se convertit en transport de passagers. La guerre, c’est de la logistique », dit-elle. « Et de l’information », ajoute Denys, qui passe la moitié de ses journées à bloquer les chaînes propagandistes russes.
« On regarde des choses atroces »
Tous sont extrêmement mobilisés sur les réseaux sociaux : « Il y a énormément de fausses informations qui circulent, je ne partage que du contenu vérifié. Je suis constamment sur mon portable, et ce n’est pas facile. Il n’y a pas de filtres sur les réseaux sociaux, on tombe sur des scènes de meurtre, on regarde des choses atroces, comme cette vidéo d’une jeune fille en train de mourir dans une ambulance. Quand je ferme les yeux, je la vois encore. Ça me hante », confie Viktoria.
Pour partager ses angoisses et ses réflexions sur le conflit, Viktoria a créé un chat sur la messagerie Telegram avec sa sœur et une poignée de copines ukrainiennes. La conversation s’appelle « guerre ».
Le matin qui suit l’arrivée de Daryna, Viktoria invite ses amies restées en Ukraine et celles qui font leurs études en Europe à une visioconférence. L’Ukraine fait partie des pays qui comptent le plus d’étudiants en mobilité. Plus de 72 000 Ukrainiens sont partis faire leurs études à l’étranger en 2018, selon Campus France. Six visages apparaissent à l’écran. « Ça fait un bien fou de vous voir. On aurait dû faire ça avant ! », s’écrie Viktoria.
Quand elle a le temps, l’étudiante traduit le contenu humoristique qu’elle trouve sur la Toile : « On est devenus tous très agressifs. Quand je discute avec mes parents, restés en Ukraine, on jure, on insulte. Mais il y a des gens qui restent drôles et légers même en commentant des événements atroces, je les remercie, c’est indispensable. » « On remercie toutes également Volodymyr Zelensky : quel beau gosse ! », s’esclaffe sa sœur, Maria, réfugiée à Slavouta, une ville entre Kiev et Lviv. Le visage de Daryna, tendu jusque-là, se décrispe : « Poutine voulait nous séparer. Il nous a soudées plus que jamais. »
Les amies planchent sur un projet collectif d’écriture. Le thème pourrait être « vivre la guerre à travers des écrans », propose Viktoria. Maria, sa sœur, adhère immédiatement à l’idée : « Quand le conflit a éclaté, on a toutes eu nos règles en même temps. On saignait, littéralement, comme notre pays. On a aussi toutes perdu l’appétit et le sommeil. » Depuis Barcelone, Nadiya Kapitula, étudiante en lettres, explique : « Nous sommes des littéraires, nous parlons toutes plusieurs langues. C’est un atout. » Viktoria contemple le visage de ses amies et poursuit : « On est toutes des filles. Ukraine, c’est un mot féminin. Notre pays, c’est une jeune femme indépendante. On dit souvent que la guerre est une affaire d’hommes. Mais nous, rien que derrière notre ordinateur, on mène une bataille capitale. » Margherita Nasi Bordeaux, envoyée spéciale