Dans le pays qui a vu la victoire, le 25 septembre, des post-fascistes, l’Émilie-Romagne a élu un député noir, ancien travailleur précaire, décidé à faire entendre la voix des exploités.
L’une des premières fois qu’il est entré à Montecitorio, l’équivalent transalpin du Palais-Bourbon, c’était le 4 juillet dernier, après sept heures enchaîné devant l’édifice, sous le soleil de plomb romain en cet été caniculaire, sans manger et presque sans boire. « La lutte paie », souriait enfin Aboubakar Soumahoro, trempé de sueur, car il venait d’obtenir l’engagement d’être reçu par le président du Conseil, Mario Draghi.
Le très libéral ancien président de la Banque centrale européenne et auparavant de Goldman Sachs Europe (celle qui a contribué à maquiller les comptes de la Grèce pour le gouvernement de droite au début des années 2010) ne s’attendait sans doute pas, quelques heures plus tôt, à devoir recevoir un ex-bracciante (ouvrier agricole) : Aboubakar Soumahoro a en effet travaillé pendant de longues années parmi ces journaliers récoltant tomates et autres légumes dans les champs du Mezzogiorno mais aussi du nord de la péninsule, pour quelques euros par jour, logés et travaillant dans des conditions indignes.
Le leader de la Ligue des braccianti avait réussi à attirer l’attention sur ce scandale qui dure depuis des décennies dans l’agriculture transalpine.
« La boue de la réalité et le ciel de l’espoir »
Trois mois plus tard, le 13 octobre, Aboubakar Soumahoro pénétrait dans le même palais, cette fois cravaté et en costume, nouvel élu du petit groupe de la gauche de la gauche Sinistra-Verdi (alliance des Verts et de Sinistra italiana, formation née d’une scission de gauche du pâle Parti démocrate).
Mais avec des bottes en caoutchouc boueuses aux pieds, qui détonnaient sur les tapis rouges du lieu, pour rappeler sous les ors des riches plafonds les souffrances de ceux qui travaillent dans les champs, comme il le fit à son arrivée en Italie, il y a plus de vingt-trois ans.
Dans une conférence de presse sous la pluie, face au majestueux palazzo, entouré de ses camarades braccianti militants, il explique alors, visiblement ému, « porte[r] ces bottes – symbole des souffrances et de l’espoir du pays qui entre dans l’hémicycle avec moi pour légiférer – en mémoire de ceux qui sont morts au travail, de ceux qui sont discriminés, de ceux qui ont faim. Les pieds dans la boue de la réalité et l’esprit dans le ciel de l’espoir ».
Ce pays mérite tant, et ne pourra progresser que si on privilégie la centralité des droits des travailleurs.
Et d’égrener les noms d’ouvriers et de braccianti morts sur leur lieu de travail, et de ceux tués par les mafias. Mais il s’engage aussi à défendre les droits des femmes « pas seulement le 8 mars, mais tous les jours de l’année », des minorités sexuelles, des gens jetés à la rue, de ceux qui ont faim, « des jeunes qui souffrent d’éco-anxiété et de ceux qui doivent s’exiler parce qu’ils ne peuvent plus vivre chez eux… Parce que ce pays mérite tant, et ne pourra progresser que si on privilégie la centralité des droits des travailleurs ! »
Un discours peu fréquent aujourd’hui. La voix se serre, les larmes affleurent. Devant micros et caméras, chaussé de ses bottes maculées de terre, il lève alors fièrement le poing. Avant d’entrer dans l’immeuble, salué par le planton en uniforme d’un « benvenuto, onerovole » (littéralement « honorable », le terme par lequel on s’adresse en Italie à un parlementaire).
Au grand complet, la première séance de la XIXe législature de la Chambre des députés va bientôt commencer. Avec un seul Noir, le premier dans l’histoire de l’Italie, assis sur l’un des bancs les plus à gauche de l’hémicycle.
En arrivant de Côte d’Ivoire en 1999, Aboubakar Soumahoro rêvait d’Italie depuis des années, lui, l’enfant cireur de chaussures des rues d’Abidjan, grâce aux magazines de mode. Or, ce n’est pas du tout le pays de Gucci ou de Prada qu’il découvre alors, mais bien la vie des migrants.
Aboubakar Soumahoro a bien l’intention de faire entendre la voix des migrants. (Photo : Valeria Magri/NurPhoto/AFP.)
Contraint de dormir dans des terrains vagues ou des gares, il doit accepter tous les petits boulots, la plupart non déclarés, mal payés, à la tâche ou à la journée : ouvrier agricole subissant le « caporalato » (qu’on pourrait traduire par « caporalisation », désignant le contrôle absolu d’un petit chef, intermédiaire entre les immigrés et le propriétaire terrien, parfois lié à la mafia locale, décidant des embauches), maçon, vendeur à la sauvette…
Sonné par ce qui lui arrive, Aboubakar Soumahoro ne comprend pas comment, entouré de tant de richesses, il doit subir une telle condition. Mais il a déjà une analyse de sa situation, conscient qu’elle est bien la conséquence de politiques destinées à orchestrer l’exploitation des exilés, pour le plus grand bonheur du petit ou grand patronat italien.
Notamment l’odieuse loi sur l’immigration dite « Bossi-Fini », du nom de deux ministres du gouvernement Berlusconi en 2002 : l’un, Gianfranco Fini, dirigeant de l’ex-parti néofasciste qu’il a contribué à « dédiaboliser » en en changeant le nom et où Giorgia Meloni a fait ses classes dès l’âge de 15 ans ; l’autre, Umberto Bossi, le fondateur de la Lega Nord, auquel succédera Salvini.
Mener la vie dure au gouvernement
Très vite, le futur député décide de s’organiser avec ses camarades d’infortune, en créant la Ligue des braccianti, premier collectif de ces jeunes hommes (pour la plupart) exploités, sinon « esclavagisés », comme il qualifie souvent à raison leur condition.
Avec le soutien de l’Union syndicale de base, organisation née dans les années 1970 en marge des trois grandes confédérations syndicales et spécialisée dans la défense des travailleurs les plus précaires, trop peu défendus par les grands syndicats, comme récemment ceux qu’on appelle en Italie les « riders », livreurs Uber, Deliveroo et autres…
Mais Aboubakar Soumahoro se forme aussi et parvient, au prix de mille efforts pour payer ses droits d’inscription, à décrocher un master 2 en sociologie. Sans doute ce qui lui a permis d’acquérir une maîtrise impeccable de la langue italienne, dans laquelle il s’exprime avec un très léger accent ivoirien et force tournures soutenues.
Les gens doivent être traités comme des êtres humains, quel que soit leur passeport.
Alors que la question d’un député français à la peau noire a récemment été interrompue par un sonore « Qu’il(s) retourne(nt) en Afrique ! » venu des bancs du RN, Aboubakar Soumahoro n’a pas hésité, lors d’une des premières séances à la Chambre, à interpeller Giorgia Meloni sur les questions migratoires et la situation des bateaux des ONG sauvant des réfugiés en mer (lire notre article sur l’Ocean Viking).
Celle-ci, qui l’a alors tutoyé dans sa réponse (même si le tutoiement est bien plus fréquent en Italie, notamment entre parlementaires), a dû s’excuser de « son erreur »…
Désormais, Aboubakar Soumahoro a bien l’intention de mener la vie dure à ce gouvernement d’extrême droite désignant les migrants comme boucs émissaires d’une pauvreté qui, avec l’inflation galopante, s’étend à travers la population.
Au slogan des campagnes de Meloni et de Salvini, « Les Italiens d’abord », l’onorevole Soumahoro répond, déterminé : « Placer les Italiens d’abord ne va pas sortir 5,6 millions d’Italiens de la pauvreté. […] La première chose que je vais essayer de faire, c’est m’assurer que personne ne finisse par vivre dans la rue, comme moi par le passé. Les gens doivent être traités comme des êtres humains, quel que soit leur passeport. » Un discours que la gauche établie devrait faire sien depuis longtemps.