Au delà de l’émotion causée par les attaques terroristes du 7 octobre en Israël et la guerre qui ravage aujourd’hui Gaza, il nous faut retrouver les voies de l’action politique. Or celle-ci passe par la reconnaissance d’interlocuteurs prêts à entrer en dialogue. Nous appelons, aujourd’hui en France, à cette reconnaissance mutuelle, et à l’imagination critique de tous ceux qui voudraient participer ainsi à la construction de la paix.
Les récits des horreurs et des souffrances vécues de part et d’autre, en Israël et en Palestine, bouleversent tous ceux qui, en France, tentent de réfléchir au « problème israélo-palestinien » et à sa solution. Pourtant chacun reste attaché émotionnellement aux souffrances de ses plus proches, ou de ceux dont il a épousé « la cause ». S’il peut comprendre intellectuellement la cause de l’autre, il reste comme empêché de lui prêter la même valeur. Qui est prêt aujourd’hui à écouter les souffrances de l’autre ? Qui est prêt à le reconnaitre, dans son expérience comme dans ses droits ? Même ceux qui partagent a priori l’idée que la solution doit être politique plutôt que guerrière, et qu’elle doit impliquer la création d’un État pour les Palestiniens sans dénier le droit d’Israël à exister, même ceux qui partagent a priori cette visée commune… apportent le plus souvent des arguments en faveur d’un camp contre l’autre. Qui a le plus raison, qui a le plus tort : telle semble être leur ligne de défense – ou d’attaque. Quand ce n’est pas la dénonciation d’un « deux poids, deux mesures » !
Jusqu’à quand chacun restera-t-il enfermé dans son propre récit ?
Si l’écoute sélective est compréhensible, elle ne mène à aucune rencontre, à aucune tentative de trouver le chemin d’une entente. Ne serait-ce pas pourtant un début, si on veut sortir par le haut d’une guerre qui fait tant de victimes, civiles et militaires ? Face au déchainement des violences de part et d’autre, face aux mots-choc, pogrom, génocide, terrorisme… il devient de plus en plus difficile d’imaginer une solution politique. Faut-il donc écluser toutes nos émotions et nos reproches mutuels, et jusqu’à quand, avant d’engager cette démarche politique ?
On peut noter à l’infini les asymétries passées et présentes : depuis la domination israélienne sur les Palestiniens – qui oblige Israël à de sérieux renoncements – jusqu’aux tueries du 7 octobre – qui obligent tous les progressistes à dissocier la cause palestinienne de son prétendu défenseur le Hamas. Comprendre et accepter ces positions asymétriques n’implique aucunement de refuser le droit égal de l’un et de l’autre à exister politiquement.
Les populations israélienne et palestinienne sont aujourd’hui dans leur majorité écrasées par leurs souffrances, enfermées dans une situation inextricable, devenues otages de leurs gouvernements. Pourtant d’autres en leur sein dépassent ces différences et sont engagés dans des démarches de reconnaissance mutuelle. Ces militants pour la paix travaillent ensemble depuis des années, mais restent invisibles du plus grand nombre. Comme tel médecin du sud d’Israël, qui convoyait régulièrement des enfants malades de Gaza vers un hôpital israélien et les ramenait à Gaza : il est aujourd’hui otage du Hamas (vivant ou mort ?). Ou ces ONG qui regroupent Israéliens et Palestiniens dans une même lutte contre l’occupation, comme Bé’tselem, ou Breaking the silence, ou le Forum des familles endeuillées (600 familles israéliennes et palestiniennes qui ont perdu un proche dans les guerres ou dans un attentat). Le Palestinien Sari Nousseibeh parle de ses amis Israéliens avec qui il a mené des actions communes ; et nombre de personnalités du Camp de la Paix israélien, même ceux qui ont perdu des proches dans l’attaque du Hamas, demandent à leur gouvernement de renoncer à la vengeance sur des civils gazaouis innocents. Les sociétés civiles parviendront-elles à déjouer l’intérêt de tant de gouvernants à semer le chaos ?
Contre l’instrumentalisation politique du conflit
Nos hommes politiques n’échappent pas à la tendance commune à choisir son camp, et à assigner les citoyens à l’un ou à l’autre, au lieu de choisir celui de la paix. Ils suscitent à juste titre les dénonciations d’un « deux poids deux mesures ». Ainsi, pourquoi avoir voulu interdire en France les manifestations de solidarité avec les Palestiniens si on autorise les manifestations de solidarité avec Israël ? Mieux aurait valu exiger d’emblée des organisateurs qu’ils soient vigilants sur les slogans et prévoient un service d’ordre suffisant pour éviter tout dérapage (puisque cela a eu lieu par le passé), pour que leur manifestation soit à la hauteur de ce que mérite la cause palestinienne. D’autres préfèrent parler de « résistance » plutôt que de terrorisme, et même s’ils condamnent les « crimes de guerre », ils ne se désolidarisent pas de leurs auteurs. Nous appelons tous les responsables politiques, de tous bords, à cesser d’instrumentaliser le conflit à des fins électoralistes.
De même nous devons nous opposer à ce que le conflit soit interprété et inscrit dans une vision religieuse du monde, que ce soit l’axe du Bien contre celui du Mal absolu (non à M. Netanyahou, non à l’Iran théocratique et à tous ceux qui appellent à « tuer des Juifs » ! ) ou la défense des terres sacrées d’Israël contre celles de l’ « Intifada El Aqsa ». Il nous faut maintenir la compréhension et la résolution politique de ce conflit, pour amener chacun des protagonistes à prendre ses responsabilités.
Que pouvons nous faire, en France ?
Les droits de l’homme, comme le droit international, peuvent et doivent aujourd’hui continuer de fournir une base de principes communs, mais l’on ne peut se contenter d’appeler au respect du droit si celui-ci ne vient pas en appui d’une action politique. Comment, aujourd’hui, réorienter celle-ci vers la recherche de la paix ?
Les difficultés, les obstacles sont nombreux. Mais il est certain que tout commence par la reconnaissance de la légitimité de l’existence de l’autre, et la recherche des interlocuteurs aptes à entrer en dialogue. Si nos gouvernants empruntent les voies de la diplomatie, quels chemins pouvons-nous, citoyens de France de tous bords, réinventer et emprunter pour poser la paix comme horizon, là bas, mais aussi ici en France ? Comment faire pour que les associations « pro-palestiniennes » et « pro-israéliennes » se rencontrent et s’écoutent – et pour qu’on les entende ? Pourrait-on inviter en France, conjointement, des militants de la paix israéliens et palestiniens ? Lancer un appel à tous les progressistes de Palestine, des pays arabes et d’Israël à imaginer les voies de la paix ? En France des associations existent déjà, qui promeuvent ces dialogues : Les Guerrières de la Paix, où se rassemblent des femmes de tous horizons qui viennent en soutien aux femmes israéliennes et palestiniennes cherchant la paix, Parler en Paix, association strictement culturelle où l’on apprend ensemble l’hébreu et l’arabe, ou encore l’Amitié judéo-musulmane de France. Quelles autres pierres pouvons-nous poser, concrètement, pour reconstruire cet horizon commun ? Qui est prêt à relever, aujourd’hui, ce défi de construire et consolider les dialogues ?
Rachid Benzine, Islamologue, écrivain.
Anne-Lorraine Bujon, Directrice de la rédaction, Revue Esprit
Martine Cohen, Sociologue, membre de la Ligue des Droits de l’homme et de La Paix Maintenant.