Entretien | L’écrivain franco-américain Jonathan Littell a longtemps travaillé sur les rouages du pouvoir en Russie. Alors que Vladimir Poutine a lancé l’offensive il y a plus d’une semaine en Ukraine, le prix Goncourt 2006 redoute une nouvelle stratégie, bien plus meurtrière, dans les prochaines semaines.
Écrivain, Jonathan Littell a également œuvré dans l’humanitaire en Tchétchénie avant de se consacrer au journalisme puis à l’écriture. Il a longuement travaillé sur les rouages du pouvoir, les services secrets de la Fédération de Russie. Il a couvert le conflit géorgien, la guerre en Syrie… Son roman “Les Bienveillantes”, qui nous propulse sur le front de l’Est lors de la Seconde Guerre mondiale, lui a valu le prix Goncourt en 2006. Aujourd’hui, il redoute la mise en place d’une nouvelle stratégie par l’armée russe en Ukraine, plus classique et bien plus destructrice.
Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir en engageant ce que l’on appelait la deuxième guerre de Tchétchénie. Aujourd’hui, il déclare à l’envi qu’il atteindra “sans compromis” tous ses objectifs en Ukraine. Comment apprécier cette posture ?
Il faut tout à fait le prendre au sérieux. Ce n’est certainement pas du bluff et s’il dit qu’il a l’intention de continuer, c’est qu’il va continuer. Et même si cela nous paraît inconcevable, je pense qu’il est parfaitement capable de faire à Kiev ce qu’il a fait à Grozny ou à Alep, d’engager son artillerie lourde, ses avions bombardiers et de raser une grande partie de la ville s’il le faut, pour vaincre la résistance ukrainienne. Cette situation est plus qu’atroce, plus que périlleuse.
Après, qu’est-ce-qui peut être fait pour l’en dissuader ? Vladimir Poutine ne comprend qu’une seule chose : le rapport de force. Je pense que ce rapport de force est bien engagé avec les sanctions qui ont été prises ces derniers jours par l’Europe, les États-Unis et d’autres puissances occidentales. Cela a dû certainement marquer le coup pour lui et pour son administration par rapport au prix qu’il aura à payer. Et maintenant, c’est une logique de bras de fer. Donc, la seule façon de gagner un bras de fer est d’augmenter la pression. Le seul espoir maintenant pour le freiner sur Kiev et sur les autres grandes villes de l’Ukraine est de monter encore la pression d’un cran.
Je préconise d’étendre les sanctions non seulement à quelques ministres, chefs de service et oligarques proches, mais aussi à une partie beaucoup plus grande de son administration. Les gens qui font fonctionner le régime de Vladimir Poutine dans l’administration présidentielle, dans les services de sécurité, dans l’armée sont des gens incroyablement fortunés, ils sont multimillionnaires, avec tout ce qu’ils ont pu accumuler toutes ces années au pouvoir. Et si l’on étendait les sanctions à une telle masse critique de son régime, je pense qu’il y aurait alors des dissensions internes qu’il serait obligé de prendre en compte dans ses calculs.
Est-ce-qu’ un certain nombre d’oligarques en disgrâce ou inquiets de l’impact de cette invasion sur leurs affaires pourraient, de l’intérieur, fragiliser significativement le régime Poutine ?
Ces gens-là ne peuvent rien faire. Ce sont des hommes d’affaires extrêmement fortunés qui ont une influence et énormément de contacts, mais Poutine se moque absolument d’eux. Quand il a besoin d’argent, il se tourne vers eux et ils répondent présents parce qu’évidemment, c’est le prix à payer pour faire des affaires en Russie. Le reste du temps, il n’a que du mépris pour eux. Exception faite de deux ou trois personnes qu’il a placées à la tête de certaines fortunes pendant sa montée au pouvoir pour gérer des avoirs, pour déployer des moyens financiers pouvant lui servir, comme Gennady Timochenko (Volga Group) et d’autres. Mais ce que l’on appelle la classe des oligarques russes, pour lui, ce n’est rien. C’est pour cela qu’il faut viser les personnes qui peuvent réellement faire quelque chose, celles qui font fonctionner sa machine.
Pourquoi, selon vous, Vladimir Poutine défie-t-il l’Occident de la sorte aujourd’hui ?
Cela fait très longtemps qu’il défie l’Occident. Mais nous n’avons pas arrêté de nous abaisser à chaque fois qu’il nous défiait. Il nous défie depuis la Tchétchénie, nous a défiés en Géorgie en 2008, et Nicolas Sarkozy est venu le caresser dans le sens du poil. Il nous a défiés quand il a annexé la Crimée, première violation de la souveraineté d’un État en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.
L’Europe a mis en place des sanctions, mais peu d’autres choses. Il nous défie quand il vient assassiner des personnes chez nous, comme il le fait régulièrement. Et à chaque fois, on recule. Poutine, étant le petit combattant des rues de Saint-Pétersbourg qu’il est, il voit que les plus grands ont peur de lui, alors il continue à avancer. C’est mécanique et c’est normal. Sur l’Ukraine, on sait aujourd’hui qu’il avait les billes en main pour y aller à fond. Comme rien de ce qui a été fait avant n’a été capable de lui montrer qu’on pouvait l’affronter, le stopper, il l’a fait tout simplement parce qu’on n’était pas crédible avec nos menaces.
Le soutien (et plus encore) qu’il a apporté au régime de Bachar Al-Assad n’était-il pas une espèce de prélude, de préfiguration de ce qui se passe aujourd’hui ?
Je l’ai dit à l’époque. Ce discours n’a pas été très audible en Europe parce que tout ce qui se passait en Syrie a été très vite mélangé avec le groupe État islamique et le terrorisme islamiste. Mais dès l’intervention russe en 2015, nous étions plusieurs à dire que cette intervention était un banc d’essai en termes techniques pour rôder leur armée, tester des armes, tester des stratégies.
Puis, c’était surtout une démonstration de force envers nous, sur ce qui autrefois était considéré comme notre zone, et envers sa propre population pour montrer ce qui se passe à une population civile qui ose défier son maître et se rebeller. En écrasant Alep, il a envoyé un signal à la fois en interne en Russie et en externe à nous. Hier, c’était Alep, aujourd’hui c’est Kiev et moi, ce que je pense très profondément, c’est que si on le laisse faire à Kiev, demain, ce sera chez nous, en Europe.
Mais quelle lecture faire de cet expansionnisme ?
Il faut prendre en compte les réels éléments stratégiques, c’est-à-dire l’obsession soviétique et russe depuis la Seconde Guerre mondiale, d’avoir une zone tampon entre de potentiels ennemis occidentaux et la Russie qui est une réalité historique. La focalisation de Poutine sur l’Occident en tant que menace, relève beaucoup plus de schémas psychologiques hérités de son passé de petit agent du KGB.
Il y a donc tout un ensemble de raisons. Vladimir Poutine a aussi une obsession récente avec l’Ukraine, qui d’après lui, fait partie du grand espace russe. Il s’agit là d’une mythologie délirante qui ressemble à la mythologie raciale d’Hitler. Hitler disait que là où il y a un Allemand, il y a l’Allemagne. Tout ce qui était germanophone devait être annexé tout de suite, il a commencé avec l’Autriche, les Sudètes. Vladimir Poutine tient précisément le même discours, c’est-à-dire que là où il y a des russophones, c’est la Russie, donc l’est de l’Ukraine, les pays baltes, le nord du Kazakhstan, en théorie, d’après lui, devraient faire partie d’une grande Russie.
C’est un discours complètement délirant, s’il le croit vraiment. Ce qui est sûr, c’est qu’il semble que son isolement depuis quelques années a sérieusement affecté sa prise de décision rationnelle et de jugement. Cela a toujours été un homme tout de même relativement prudent dans ses provocations, c’est-à-dire qu’il poussait un peu, il arrêtait et il attendait de voir les résultats.
Là, il a abattu toutes ses cartes d’un coup, donc il ne s’est pas laissé de porte de sortie, ce qui est nouveau pour lui. Avant, il en avait toujours une. Donc, peut-être que dernièrement, sa capacité de jugement a été altérée, mais c’est difficile à dire.
On lit beaucoup que son armée n’est pas forcément prête à combattre et on peine à décrypter la tactique qui est à l’œuvre. Que diriez-vous des forces engagées en Ukraine, vous qui enquêtez sur l’armée russe depuis des années ?
L’armée russe a énormément évolué depuis la guerre de Tchétchénie, énormément ! Déjà en 2008 en Géorgie, les militaires russes que j’ai pu rencontrer au front, étaient d’un tout autre niveau que ceux auxquels j’avais eu affaire quelques années auparavant en Tchétchénie. Ils étaient beaucoup mieux formés, beaucoup plus motivés, beaucoup plus idéologiques, beaucoup plus patriotiques, beaucoup mieux coordonnés.
Cela fait huit ans que Vladimir Poutine fait passer ses officiers par la Syrie, du sommet de l’échelle jusqu’en bas. Ils y ont acquis une expérience de terrain hors normes, une expérience-test en grandeur réelle, en temps réel. Ils ont fait des progrès colossaux, ils ont dépensé énormément d’argent, ils ont acquis des systèmes d’armements sophistiqués. Mais tout cela ne concerne que quelques divisions, quelques noyaux durs, le gros de l’armée reste une armée de masse. Un million d’hommes, dont l’immense majorité sont des conscrits. Elle reste peu réformée et bringuebalante.
En Ukraine, il y a un mélange d’unités de pointe, unités de choc, unités d’élite avec beaucoup de conscrits. Il est évident que les conscrits ne savent pas ce qu’ils font là, les images et vidéos qui nous parviennent le montrent. Ils sont terrorisés. Beaucoup d’entre eux sabotent leurs véhicules ou se rendent sans se battre et les autres sont tués assez rapidement parce que de toute façon, ils sont incapables de faire face à une résistance déterminée.
Mais cela signifie, qu’ayant échoué avec le plan d’opération éclair de prendre l’Ukraine et de voir le gouvernement Zelenski s’effondrer très vite, les Russes vont être obligés de repasser à leur stratégie classique qui consiste à pilonner, à raser et à avancer doucement en territoire déjà conquis.
J’ai peur qu’à présent, les faiblesses de l’armée russe la pousse à s’engager dans une guerre beaucoup plus destructrice. Malgré toutes les images atroces qu’on a vues, comparé à ce que je connais du comportement des Russes, ils se sont relativement tenus jusqu’à présent. Ils essayent de faire attention. Ils engagent beaucoup de munitions de précision sur des cibles stratégiques. Il y a eu des bavures, mais ce ne sont pas des bombardements de masse qui rasent les quartiers civils. Je pense que cela va venir bientôt car ils vont être à court de munitions de précision – leur stocks sont limités. Puis la frustration et le piétinement de leur offensive vont faire qu’ils vont passer à “l’échelle Grozny”. Et cela peut être vraiment terrible.
Quelle résistance montrent le peuple ukrainien et son armée ?
C’est une résistance extrêmement déterminée. Mes amis là-bas ont pris les armes et essaient de former des unités de volontaires. Une amie DJ est en train de remplir des bouteilles pour faire des cocktails Molotov…. C’est dire à quel point la population entière est motivée pour résister.
Les Russes ne s’attendait absolument pas à ce niveau de patriotisme et de résistance déterminée. Cela doit les choquer profondément. Mais cela veut dire aussi qu’il y aura beaucoup de victimes. Parce que, qui dit résistance, guérilla, guerre de partisans, dit guerre de contre-partisans, exactions, massacres de civils…
L’Ukraine peut résister comme cela encore un peu, mais sans armement, sans moyens, les Ukrainiens ne vont pas pouvoir tenir très longtemps. Il faut absolument et impérativement leur livrer d’urgence des armes antichars et anti-aviation légères et portables et pas des chars, des avions, cela ne sert à rien maintenant. Ils pourront ainsi résister dans les grandes villes. Car, il est vrai qu’objectivement, en conflit ouvert, ils sont en totale sous capacité en terme de matériels. On aurait dû leur livrer beaucoup plus de choses bien avant.
Avec la collaboration de Fiona Moghaddam