Pour justifier sa décision d’interdire six ONG palestiniennes, le gouvernement israélien avait communiqué aux capitales européennes un rapport des services de sécurité intérieure destiné à démontrer leurs liens avec le terrorisme. Ce document, que publie Mediapart, était si peu crédible qu’il a eu l’effet inverse : les Européens ont confirmé leur soutien aux défenseurs des droits humains palestiniens.
22 novembre 2021 à 18h48
Surprise et réprobation parmi les diplomates, condamnation indignée chez les défenseurs des droits humains : c’est une réaction globalement hostile qu’avait provoquée Benny Gantz, ministre israélien de la défense, en désignant, le 22 octobre, six organisations de la société civile palestinienne comme « groupes terroristes ».
Le 7 novembre, le général Yehuda Fuks, chef du commandement central israélien qui contrôle la Cisjordanie, a signé un ordre interdisant à ces organisations « illégales » d’exercer leur activité en « Judée-Samarie » – nom biblique de la Cisjordanie utilisé par le régime israélien. Cet ordre permettait à l’armée d’agir à sa guise avec ces organisations. C’est-à-dire d’arrêter leurs membres ou collaborateurs, de perquisitionner leurs locaux et de saisir leurs archives, dossiers et ordinateurs.
À ce jour, les locaux de trois des six ONG ont d’ailleurs été perquisitionnés par la police ou l’armée israélienne. Connues et respectées au Proche-Orient et au-delà pour leur travail d’information et de documentation sur l’occupation, la colonisation, et les violations des droits humains et du droit international par Israël, ces ONG reçoivent depuis des années une aide financière de l’Union européenne (UE) et, sous forme bilatérale, d’une dizaine de pays européens dont la France. Pour la plupart, elles militent en faveur de la comparution d’Israël devant la Cour internationale de justice. À lire aussi Israël : Bennett, c’est Netanyahou en pire 27 octobre 2021
Toutes ces ONG sont accusées d’appartenir à un réseau contrôlé par le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), mouvement marxiste et nationaliste arabe créé en 1967 par feu Georges Habache et de financer les activités terroristes de la branche militaire de ce mouvement en détournant les fonds fournis par les Européens.
Accusation d’autant plus troublante que l’UE comme les États-Unis et la plupart des capitales impliquées tiennent depuis près de vingt ans le FPLP pour un groupe terroriste et se montrent particulièrement vigilants sur la destination et l’usage de leurs fonds.
Voix discordante au gouvernement
Avant même la confirmation de la décision ministérielle par le général Fuks, Amnesty International et Human Rights Watch, connues pour leur rigueur, avaient immédiatement manifesté leur solidarité avec leurs « partenaires palestiniens ». Même en Israël où la décision de Benny Gantz avait été quasi unanimement approuvée à la Knesset, il s’est trouvé au gouvernement une voix discordante, celle de la ministre des transports Merav Michaeli, présidente du parti travailliste, pour déplorer les « dommages que cette décision pouvait provoquer parmi nos plus grands amis, au détriment des intérêts israéliens ».
Merav Michaeli n’avait pas tort. Non seulement les partenaires européens d’Israël ont pour la plupart désapprouvé l’initiative de Benny Gantz, manifestement destinée à priver de moyens d’existence des ONG jugées utiles et respectueuses du droit, mais nombre d’entre eux ont contesté et critiqué la campagne d’intox et de désinformation du ministère israélien des affaires étrangères qui a précédé et accompagné l’annonce faite par le ministre de la défense. Sur le fond et sur la forme.
Jérusalem, le 2 septembre 2021. Le ministre de la défense Benny Gantz, le ministre des affaires étrangères Yaïr Lapid et le premier ministre israélien Naftali Bennett lors d’une séance plénière sur le budget de l’État, à la Knesset. © Photo Ahmad Gharabli / AFP
Selon des diplomates européens en Israël, cinq pays de l’UE au moins ont demandé des précisions ou des informations complémentaires – en vain. Plusieurs d’entre eux ont reproché à leurs interlocuteurs israéliens ce silence ou le caractère grossièrement mensonger des arguments utilisés.
Car cette campagne contre les ONG s’inscrit dans une stratégie diplomatique et politique désormais clairement assumée. Et tout aussi clairement décryptée par la majorité des représentations diplomatiques dans le pays.
Israël, qui a nettement les moyens militaires d’assurer sa sécurité et de garantir sa survie, semble depuis quelques années redouter surtout une défaite morale et politique en cas de comparution de certains de ses responsables devant la Cour internationale de justice. Et ne recule devant rien pour tenter de l’éviter ou au moins de retarder autant que possible un tel risque.
Couper les vivres à ceux qui ont pour mission de nourrir le dossier de l’accusation en recherchant et documentant les violations du droit international par l’État d’Israël, ses dirigeants, ses policiers et ses soldats est donc depuis des années une stratégie prioritaire des dirigeants israéliens.
Offensive de déstabilisation
Selon les médias en ligne israéliens +972 et Local Call, ainsi que le site d’investigation The Intercept, dès le printemps dernier, le ministère israélien des affaires étrangères avait lancé une offensive de déstabilisation des six ONG palestiniennes, qui reposait essentiellement sur la distribution aux diplomates européens en poste en Israël d’un « dossier confidentiel et réservé » préparé par l’Agence de sécurité d’Israël (ISA), autrefois appelée Shin Bet, dont l’activité couvre Israël et les territoires occupés palestiniens.
Ce document de 74 pages était censé convaincre les États européens que les ONG bénéficiaires de leurs contributions n’étaient en fait que des intermédiaires complices ou imprudents chargés de collecter des fonds destinés à financer les opérations terroristes du FPLP. Dans l’esprit de ses auteurs, de ses commanditaires et des conseillers du ministre des affaires étrangères qui en ont assuré la discrète distribution aux ambassades, ce document devait inciter les gouvernements européens à couper toute aide financière à ces ONG.
La lecture de ce document effarant, mélange d’affirmations sans preuves, de déductions trompeuses et d’approximations grossières, qui se présente comme un exposé « Power Point » plutôt simpliste, explique pourquoi l’opération israélienne s’est soldée par un échec. Et pourquoi cinq États européens ont, à ce jour, informé le gouvernement israélien que le dossier ne contenait aucune « preuve concrète » des accusations avancées et qu’ils avaient donc décidé de continuer de financer et de soutenir les organisations citées.
Le document, qui n’apporte aucune information nouvelle ou inconnue sur les six ONG, et qui fournit sur le FPLP des renseignements disponibles depuis longtemps dans la presse israélienne et internationale, est en réalité fondé sur les réponses aux interrogatoires par les agents de l’ISA de deux comptables palestiniens, Saïd Abdat et Amro Hamuda.
Anciens employés des Comités de travail de la santé (HWC), ONG spécialisée dans l’aide médicale, interdite en 2020, et qui ne figure pas dans la liste de Benny Gantz, ils ont été congédiés en 2019 en raison des malversations financières qui leur étaient reprochées et sont actuellement détenus en Israël. Aucun des deux n’a travaillé dans l’une des six ONG désormais interdites par le ministère de la défense.
Mais, au cours de leurs interrogatoires, entre mars et mai dernier, ils ont été sollicités à de nombreuses reprises par les agents de l’ISA pour fournir des « témoignages » si possible accablants sur les six ONG. Avec des résultats plus que modestes. Car lorsqu’ils sont interrogés sur les sources de leurs accusations – d’ailleurs disparates et vagues –, contre les six ONG, ils se contentent le plus souvent de répondre que leurs informations « étaient de notoriété publique » ou qu’ils ne font que répéter « ce que tout le monde savait ».
Et aux questions sur les neuf faux reçus qu’il reconnaît avoir fabriqués lorsqu’il travaillait pour HWC – et qui sont à l’origine de son licenciement –, Amro Hamuda répond qu’ils étaient destinés à « combler les dettes du Comité » sans évoquer le moindre détournement dans le but de financer des opérations terroristes.
Il déclare même le 29 mars, alors que le policier l’interroge sur son « jeu avec les factures » pour financer le FPLP, que ces détournements servaient à « régler ses dettes de jeu et non à financer le FPLP ». Quant aux fausses factures ou faux reçus mentionnés dans le rapport, ils proviennent exclusivement du HWC.
Aucun n’évoque non plus le moindre lien avec les activités « militaires » du FPLP. En revanche, lorsque les deux comptables interrogés confient que leurs détournements ont pu alimenter des activités « éducatives, humanitaires, ou des cours de danse folklorique du FPLP », la comparaison entre le texte intégral de leurs interrogatoires – obtenu par +972 et Local Call – et le rapport de l’ISA montre que, dans le document transmis aux ambassades, la nature des « activités » a disparu. On y lit seulement que « les détournements ont pu alimenter des activités du FPLP ».
Aucun des témoignages cités par l’ISA n’est corroboré par une preuve concrète ou par un document. Et malgré les fortes pressions psychologiques et physiques subies, selon leurs avocats, par les deux comptables, ils n’ont pu livrer la moindre information permettant d’incriminer les six ONG.
Fiasco diplomatique
Le résultat de cette manœuvre ratée a été désastreux pour le gouvernement israélien.
Washington, protecteur historique d’Israël, loin de manifester un soutien spontané, a demandé des « informations supplémentaires » avant de définir sa position.
En Europe, la plupart des partenaires d’Israël n’ont pas « acheté » la thèse des six ONG liées au FPLP ou à des actions terroristes contre Israël. « Le document israélien n’était pas convaincant du tout, déclarait il y a quelques semaines un diplomate de l’UE. Nous avons donc demandé des informations supplémentaires que nous attendons toujours. »
Après avoir ouvert et perdu une bataille diplomatique contre les ONG palestiniennes, Israël a tenté d’entamer une épreuve de force politique pour l’instant mal engagée. Tout en mettant à rude épreuve sa crédibilité sécuritaire internationale. On a vu des stratégies de politique étrangère plus habiles.