Le 26 juillet 1972, la révélation de cette affaire fait l’effet d’une bombe : pendant 40 ans, les services de santé ont mené une étude « scientifique » sur les effets de la syphilis. Les sujets de l’expérience étaient tous issus de populations noires de la ville de Tuskegee, en Alabama. Ignorant leur maladie et privés de traitement, près de 160 en sont morts.
Récit Publié leLundi 31 Janvier 2022Michel Muller
Durant quarante ans, le Service de santé publique des États-Unis a dirigé une étude au cours de laquelle des êtres humains atteints de syphilis et incités à accepter de servir de cobayes ont été privés de traitement médical pour cette maladie (…) bien qu’une thérapie efficace ait été trouvée entre-temps. » C’est en ces termes que débute un article rédigé par Jean Heller, une journaliste de l’agence Associated Press (AP), publié le 26 juillet 1972 par le « New York Times ».
Une région des plus touchées par les maladies vénériennes
À la fin de l’année 1931, dans la petite ville de Tuskegee (chef-lieu du comté de Macon, en Alabama) – 3 300 habitants à l’époque, environ 8 000 aujourd’hui –, des tracts sont diffusés proposant à des hommes afro-américains de la nourriture, des soins et des transports gratuits s’ils sont malades et participent à une étude clinique, ainsi que 50 dollars (environ 750 dollars aujourd’hui) à leur décès en échange d’un accord pour l’autopsie de leur corps.
Une première recherche avait été effectuée en 1928 dans ce comté, une région des plus touchées par les maladies vénériennes aux États-Unis. Il s’agissait alors, pour une équipe de jeunes médecins noirs de l’hôpital Andrew – réservé aux Noirs –, rattaché à l’institut universitaire Tuskegee, de démontrer dans une étude comparative « Blancs par rapport aux Noirs » qu’il était possible de soigner des malades afro-américains malgré des difficultés d’accès et la dangerosité des traitements connus à l’époque, dont certains à base de mercure.
Les soignants ont soutenu avec enthousiasme le projet. L’une des infirmières noires, Eunice Rivers, a été chargée de la gestion. Financée notamment par le philanthrope Julius Rosenwald (fondateur du groupe de distribution Sears, Roebuck), l’expérience prit fin au bout d’un an, faute de moyens à la suite du krach boursier de 1929.
À l’opposé de celle de 1928, la nouvelle expérimentation lancée en 1932 et mise en route début 1933 est de nature raciste, tant dans son objet que dans ses pratiques. L’opération porte sur une sélection de 600 hommes afro-américains, dont 399 syphilitiques et 201 en bonne santé (le groupe témoin).
Jusqu’à ce que mort s’ensuive
Officiellement appelée « Étude Tuskegee de la syphilis non traitée chez le mâle nègre », l’enquête initiée par le département des maladies vénériennes du Service fédéral de santé (Public Health Service, PHS) était destinée à étudier l’évolution de l’infection chez les Noirs – dont il était communément admis qu’ils étaient plus vulnérables et à la fois plus résistants à cette maladie que les Blancs – jusqu’à ce que mort s’ensuive.
À cet effet, toute action thérapeutique était formellement proscrite. Et les malades devaient ignorer qu’ils étaient syphilitiques. On leur expliquait qu’ils avaient « le sang mauvais » (« bad blood »). Ce sont, bien sûr, les plus pauvres, des métayers, descendants d’esclaves, qui n’avaient pour la plupart jamais connu de soins d’un médecin, qui ont répondu à l’appel.
Chaque année, durant quatre décennies, un contrôle de ces cobayes fut effectué. Certains ont subi de multiples ponctions lombaires – qu’on leur présentait comme des injections de médicaments –, et plusieurs en sont morts après d’effroyables douleurs dorsales.
La découverte de la pénicilline – très efficace contre la syphilis – et son utilisation massive à partir de 1943 par les armées de la Seconde Guerre mondiale n’ont pas bénéficié aux cobayes de Tuskegee. Le PHS parvint même à convaincre de l’intérêt de l’étude des médecins afro-américains locaux connus dans les années 1960, alors même qu’ils soignaient avec succès d’autres malades de la syphilis avec l’antibiotique.
Jusque dans l’armée de l’air
L’un des arguments frisant l’absurde était que, puisque désormais la syphilis était guérissable, il était d’autant plus « nécessaire », avant qu’il ne soit trop tard, de suivre la maladie « jusqu’au bout » afin de mieux la connaître… Plus d’une douzaine de mémoires ont été publiés dans la presse médicale, dont certains sont devenus des classiques, encore aujourd’hui référencés.
Il est à noter que, dans le même temps, l’école militaire de Tuskegee de l’armée de l’air, réservée aux Noirs, autorisa en 1941, sous la pression de jeunes appelés, l’ouverture d’une formation de pilotes afro-américains. Plus de 1 000 aviateurs furent formés dans cette école. Mais, même là, 250 jeunes du groupe de cobayes virent leur candidature rejetée sur décision du PHS, pour empêcher qu’ils ne soient soignés.
Une seule personne s’est insurgée contre l’inhumanité de l’expérimentation de Tuskegee : Peter Buxtun, un travailleur social juif né à Prague (dont les parents avaient fui le nazisme), nommé en 1965 par le PHS à l’hôpital Andrew pour superviser l’étude. « J’étais assis dans cette cafétéria misérable et j’entends plusieurs collègues parler d’un homme dément amené par sa famille chez un médecin de ville qui a diagnostiqué une syphilis et lui a fait une piqûre de pénicilline, témoigne-t-il. À la stupeur générale, le praticien a été réprimandé par les médecins du centre de maladies contagieuses pour avoir “faussé leurs statistiques”. »
Le rôle du lanceur d’alerte Buxtun
En novembre 1966, Buxtun adresse une protestation officielle au département des maladies vénériennes, qui fut rejetée sous prétexte que l’expérience n’était pas achevée. Une nouvelle protestation, présentée en novembre 1968, six mois après l’assassinat de Martin Luther King, fut aussi rejetée.
De guerre lasse, le lanceur d’alerte s’adressa alors, en 1972, à la journaliste Jean Heller. L’expérience fut arrêtée fin 1972, après des auditions parlementaires initiées par le sénateur Edward Kennedy, alerté par les révélations de la journaliste d’AP.
Sur les 400 cobayes humains, 74 étaient encore en vie cette année-là ; 157 malades étaient décédés, victimes de déficiences cardiaques, typiques de la phase avancée de la syphilis. L’Association pour la promotion des Noirs (NAACP) ayant déposé plainte au nom des survivants et des familles de victimes, une indemnité de 40 000 dollars fut accordée à chacune des parties plaignantes. L’avocat empocha plus d’un million… Ce n’est qu’en mai 1997 que le président Bill Clinton présenta des excuses officielles aux familles des victimes en reconnaissant que des « faits inappropriés s’étaient produits dans la conduite de l’étude ». Sept cobayes étaient encore en vie à ce moment-là.
Une expérience du même ordre a été menée de 1946 à 1948 par le Public Health Service des États-Unis, assisté du gouvernement guatémaltèque. Révélée en 2010 par l’historienne Susan Reverdy, la « recherche » était destinée à déterminer si l’administration de la pénicilline pouvait empêcher d’être contaminé par la syphilis ; 696 détenus, malades mentaux et soldats ont été sélectionnés. Sur les 472 personnes contaminées, 369 furent ensuite soignées « correctement ». À la suite de la révélation de l’affaire, la secrétaire d’État, Hillary Clinton, et la secrétaire à la Santé, Kathleen Sebelius, présentèrent les excuses de leur gouvernement pour cette expérience qualifiée de « crime contre l’humanité ».
« Posséder des esclaves représentait un idéal dans la société du Sud »
Des centaines de personnes étaient au courant de l’expérimentation humaine de Tuskegee sans qu’à aucun moment elles n’aient exprimé une gêne quelconque. Il faut avoir à l’esprit que les États-Unis sont un pays né d’une sanglante conquête coloniale et dont l’accumulation primitive de capital est issue du travail des esclaves, et où l’esclavage est devenu un mode de production (1).
« Posséder des esclaves représentait un idéal dans la société du Sud. On y aspirait, comme on aspire à être propriétaire de sa maison aujourd’hui. Les maîtres échangeaient des renseignements sur la reproduction de la main-d’œuvre, sur la meilleure manière de la faire travailler » (2).
Bien meuble, le corps de l’être humain à la peau noire ne lui appartenait pas. Quant à la femme esclave, elle était doublement victime, comme force de travail et comme reproductrice de cette force. La filiation esclavagiste est, de ce fait, matrilinéaire. Il n’était donc d’aucune importance que le maître abusât de ce corps qui, il s’en était persuadé par l’exercice quotidien de son droit « naturel », n’était pas tout à fait humain.
La statue de James Marion Sims déboulonnée
Le 17 avril 2018, sur décision du maire de New York, Bill de Blasio, la statue de James Marion Sims installée au bord de Central Park en 1894, représentant celui que l’on continue de qualifier de père de la gynécologie moderne, était déboulonnée de son socle pour être transférée en un lieu privé. Né en 1813, il est, notamment, l’inventeur du spéculum vaginal.
Chirurgien, son « matériel clinique » d’expérimentation consistait en de jeunes femmes esclaves qu’il avait acquises. Son journal professionnel est un florilège d’horreurs froidement décrites. Ainsi, il opéra – à vif – trente fois de suite une même personne atteinte d’une fistule vaginale. Au moins treize jeunes adultes lui servirent de cobayes. Il pratiqua également ses « exercices » sur des enfants, dont il « remodelait » les os du crâne – toujours à vif – pour « permettre le développement du cerveau ». Car, selon la théorie raciste, les Noirs étaient moins intelligents car les os de leur crâne se soudaient plus rapidement que ceux des Blancs, comprimant ainsi le cerveau.
Ce qui n’est pas sans rappeler la théorie du « primitivisme »
Fort de ses « succès », Sims a voyagé en Europe, notamment en France où il fut le chirurgien de l’impératrice Eugénie de 1863 à 1866. Il se spécialisa aussi dans l’ablation du clitoris d’épouses « hystériques » de l’aristocratie, à la demande de leur mari.
L’une des pratiques datant de l’esclavagisme a persisté jusqu’à notre époque. Le docteur Orlando J. Andy, professeur à l’université du Mississippi, recourait, dans les années 1960, à la lobotomie sur des enfants noirs de 6 à 9 ans présentant des problèmes de comportement violent dont, selon l’entendement commun, ils étaient spécifiquement la proie.
Ce qui n’est pas sans rappeler la théorie du « primitivisme » du professeur de psychiatrie Antoine Porot, fondateur de l’École psychiatrique d’Algérie, qui affirmait dans les années 1950 que les « Arabes » d’Afrique du Nord étaient naturellement violents et paresseux du fait de la « faiblesse » de leur lobe frontal. Dénoncé dans « les Damnés de la Terre » par Frantz Fanon, Porot pratiquait la lobotomie (3).
On s’étonne aujourd’hui que des personnes à la peau « noire » soient méfiantes envers la vaccination contre le Covid, aux États-Unis comme notamment dans l’outre-mer français. Ne serait-il pas temps, une bonne fois pour toutes, de donner toute sa place dans les « récits nationaux » à l’histoire véritable du racisme colonial ? (1) Voir « la Couleur du marché. Racisme et néolibéralisme aux États-Unis », de Sylvie Laurent. Le Seuil, 2016. (2) « Le Procès de l’Amérique », de Ta-Nehisi Coates. Éditions Autrement, 2017. (3) « Les Damnés de la Terre », de Frantz Fanon. La Découverte/Poche, 2004.