9 juillet 2021 Par François Bonnet
Un commando de 28 mercenaires, dont 26 Colombiens, aurait conduit une véritable opération de guerre pour assassiner le président Moïse le 7 juillet. Ces premiers éléments laissent sans réponses les principales questions alors que des sources à Port-au-Prince évoquent un règlement de comptes entre clans au pouvoir.
· La confusion la plus grande règne en Haïti, deux jours après l’assassinat, mercredi 7 juillet à 1 heure du matin, du président Jovenel Moïse, 53 ans, dans sa résidence privée sur les hauteurs de Port-au-Prince. Douze impacts de balle de gros calibre ont été relevés sur son corps. Son épouse, Martine Moïse, a été blessée et évacuée dès mercredi vers un hôpital de Miami, ses jours sont hors de danger. Aucune autre personne (garde ou domestique) n’a été blessée.
Un nouveau pouvoir s’est aussitôt installé, dès mercredi matin, avec le soutien de la communauté internationale et particulièrement des États-Unis, acteur politique majeur dans ce pays. Redoutant par-dessus tout un effondrement de Haïti dans un chaos politique qui se surajouterait aux violences déchaînées, Washington et le Conseil de sécurité de l’ONU ont officiellement adoubé, jeudi 8 juillet, Claude Joseph comme dirigeant de facto du pays.
Ce premier ministre par intérim et ancien ministre des affaires étrangères avait été limogé par le président Moïse, lundi 5 juillet, et remplacé par Ariel Henry. Mais ce dernier n’a pas eu le temps de prêter serment et de constituer un gouvernement.
Claude Joseph, qui avait été nommé il y a seulement trois mois, le 14 avril, reste ainsi aux commandes, dans un brouillard institutionnel total. Le pays n’a plus de parlement : les mandats des députés ont expiré il y a dix-huit mois ; sur trente sénateurs, seuls dix sont encore en fonction. Quant au président de la Cour de cassation qui, selon la Constitution, assure la présidence par intérim en cas de vacance, il est décédé du Covid-19 il y a quelques semaines.
Dans un entretien au quotidien Le Nouvelliste, Ariel Henry a bien tenté de faire valoir ses droits de nouveau premier ministre. Sans succès. Claude Joseph avait dès le mercredi matin convoqué un Conseil des ministres, décrété l’état de siège (équivalent de la loi martiale). Il s’est ensuite rendu à l’ambassade des États-Unis puis a prononcé une allocution radiotélévisée ne laissant aucun doute sur le fait qu’il était bien aux commandes.
Cette succession à marche forcée s’est doublée toute la journée du jeudi 8 juillet d’une communication abondante de Claude Joseph et du chef de la police nationale haïtienne sur les conditions de l’assassinat de Jovenel Moïse et la traque des hommes constituant le commando qui aurait mené l’opération.
Les informations et détails donnés permettent de construire un récit certes spectaculaire mais qui laisse sans réponses à ce jour les principales questions. Selon le directeur de la police nationale, Léon Charles, c’est une véritable opération militaire menée par des mercenaires qui a été organisée pour éliminer le président.
« Il s’agissait d’un commando de 28 assaillants, dont 26 Colombiens. Nous avons intercepté 15 Colombiens et deux Américains d’origine haïtienne. Trois Colombiens ont été tués alors que huit autres sont en cavale. Les armes et les matériels utilisés par les malfrats ont été récupérés », a-t-il expliqué jeudi.
Un autre bilan, donné cette fois par des juges en charge des enquêtes, fait état de sept mercenaires tués. Le gouvernement colombien a confirmé que certains de ces mercenaires étaient d’anciens militaires.
Mercredi et jeudi, une chasse à l’homme a eu lieu dans tout Port-au-Prince, des groupes d’habitants participant activement à cette traque, et certains se livrant à quelques exactions. Onze mercenaires se sont d’ailleurs réfugiés à l’ambassade de Taïwan (pays très lié à Haïti), peut-être pour éviter un lynchage, où ils ont été arrêtés.
La police nationale a rendu publiques, jeudi, vidéos et photographies des mercenaires ainsi que d’un abondant matériel saisi : armes de guerre, cisailles, liasses de milliers de dollars, passeports…
Il ne fait guère de doute que des complicités actives ont existé entre des membres de la sécurité présidentielle et le commando.
Mais cela n’explique en rien comment tout ou partie de ces hommes – s’il s’agit bien d’eux – ont pu pénétrer dans la résidence privée de Jovenel Moïse. Le président vivait en effet dans un environnement hautement sécurisé et avait construit plusieurs cercles de protection rapprochée : outre des policiers d’élite, il avait recruté il y a plusieurs mois une équipe privée de gardes du corps via la firme américaine Blackwater.
Jeudi, le parquet de Port-au-Prince a annoncé la convocation des deux chefs de la sécurité du président et de tous les gardes présents sur les lieux au moment du crime. Il ne fait guère de doute que des complicités actives ont existé entre des membres de la sécurité présidentielle et le commando.
Jointe à Port-au-Prince par Mediapart, une source, qui demande à rester anonyme pour des raisons évidentes de sécurité, assure qu’une partie de cette équipe de mercenaires était arrivée en Haïti « il y a plusieurs semaines » et avait d’ailleurs « mené une action pour le président Jovenel Moïse, même si nous ne savons pas si ce commando avait été recruté exclusivement par et pour Jovenel ».
Cette même source assure que les services américains avaient appris il y a plus de deux semaines l’imminence d’une « opération césarienne » visant à se débarrasser de Jovenel Moïse, sans en savoir plus.
Le massacre commis dans la nuit du 29 juin à Port-au-Prince par des gangs lié au G9 – groupement criminel régulièrement manipulé par le pouvoir –, et qui a fait 19 morts dont deux journalistes haïtiens connus, aurait été la première étape de cette opération visant à provoquer des manifestations de protestation contre Jovenel Moïse.
De fait, cet assassinat nous fait plonger dans les coulisses sombres d’un pouvoir qui depuis des années fait appel à des mercenaires, passe des alliances avec les gangs criminels qui contrôlent une partie de Port-au-Prince, et s’est trouvé impliqué directement dans des massacres de population.
Impopulaire dès son élection en 2017, par ailleurs fortement contestée, Jovenel Moïse a précipité le pays dans une crise sans fin, entraînant dans sa déconfiture le parti présidentiel et les intérêts puissants qui l’avaient initialement soutenu.
Au-delà de la seule présidence, le pouvoir haïtien est un entrelacs complexe de réseaux, mêlant les différentes factions du parti présidentiel PHTK, quelques puissantes familles qui tiennent l’économie du pays, et des groupes criminels spécialisés dans le blanchiment d’argent ou la drogue.
Une partie de ce système oligarchique a-t-elle voulu se débarrasser de Jovenel Moïse, massivement rejeté par la population et toutes les associations un tant soit peu représentatives de la société civile ?
Et le changement de premier ministre abruptement décidé le 5 juillet par Moïse aurait-il été l’élément déclencheur ? « La tension était très forte entre les clans au pouvoir, les factions étaient en concurrence, Jovenel Moïse avait déjà été neutralisé mais a repris l’initiative », estime sous le sceau de l’anonymat un responsable politique de Port-au-Prince.
Dans les nombreuses hypothèses qui circulent aujourd’hui en Haïti pour expliquer l’assassinat du président, ce scénario d’un règlement de comptes interne est régulièrement avancé.
Jeudi, les déclarations faites au Nouvelliste par un juge de Pétion-Ville chargé de l’enquête provoquent de nouvelles interrogations. Ce magistrat, Clément Noël, a auditionné les deux Américains d’origine haïtienne arrêtés. « Les mercenaires étaient en Haïti depuis environ trois mois », a indiqué l’un d’eux.
« Ils ont dit qu’ils étaient des traducteurs. La mission était d’arrêter le président Jovenel Moïse, dans le cadre de l’exécution d’un mandat d’un juge d’instruction et non de le tuer », a indiqué le juge Clément Noël. Les deux hommes cherchent-ils à se dédouaner de leur participation à l’assassinat, ou exposent-ils ce qui était un projet de renversement du président ?
C’est une question de plus sur un événement qui précipite Haïti dans une nouvelle crise, qui s’ajoute aux désastres multiples de ces dernières années ainsi qu’à une insécurité généralisée.
Car si Haïti, démocratie certes malade et imparfaite, a connu la dictature terrible des Duvalier, le renversement d’Aristide par les militaires en 1991, son retour puis sa destitution-exfiltration en Afrique du Sud par les États-Unis et la France en 2004, l’assassinat d’un président en exercice est un événement exceptionnel, sans précédent depuis plus d’un siècle.