Après des élus de Callac et Saint-Brevin-les-Pins, l’association Utopia56 dénonce un harcèlement croissant de l’extrême droite à son égard, alors qu’elle bataille pour faire reconnaître le droit à l’hébergement des plus vulnérables. Elle redoute « un effet domino » des violences et un passage à l’acte.
12 mai 2023 à 20h01
« Faut« Faut-il dissoudre Utopia 56 ? » C’est ainsi que l’animateur de CNews Jean-Marc Morandini s’en est pris dans son émission cette semaine à l’association d’aide aux exilé·es, qui lutte, chaque jour et dans plusieurs villes, pour défendre leurs droits, notamment celui à l’hébergement. « À quoi joue l’association Utopia 56 ? Elle profite de nos faiblesses. La mairie du XVIe renvoie la balle à la mairie de Paris qui renvoie la balle à la Région, qui renvoie la balle à la mairie de Paris. Vous êtes impuissant ? », demande-t-il à Othman Nasrou, le vice-président Les Républicains de la région Île-de-France.
La réponse de celui-ci est sans filtre : « La réalité, c’est qu’on a affaire à une idéologie qui est celle de cette association, celle de la Ville de Paris qui a poussé jusqu’au bout pour ne pas agir. On s’est habitué dans notre pays au non-droit, au chaos absolu où chacun fait ce qu’il veut. Il y a des associations qui ne font plus de l’humanitaire, mais qui sont dans l’idéologie. Elles défendent une vision de l’immigration, que n’importe qui peut venir s’installer en France. »
Ce dernier appelle ensuite à sa « dissolution », interpellant l’État. Dans un contexte où le gouvernement n’a pas hésité à s’en prendre à la liberté d’association, lançant plusieurs attaques à l’encontre de la Ligue des droits de l’homme (lire ici ou là), mais aussi des Soulèvements de la Terre à la suite des événements de Sainte-Soline, cet appel à dissolution d’une association venant en aide aux exilé·es n’est pas anodin.
« À force, on a l’impression que ça devient presque banal, relève Nikolaï Posner, d’Utopia56. Mais la dissolution, on n’y croit pas du tout.On fait de l’humanitaire, et la seule chose qu’on peut nous reprocher, c’est d’occuper une école pour obtenir un hébergement à des jeunes. »
Près de 400 jeunes sans abri occupent une école
Ce qui est inquiétant, poursuit-il, « c’est l’impact que ce type d’info peut avoir sur les personnes les plus radicalisées dans les mouvements d’extrême droite ». « Comme pour l’incendie de Saint-Brevin, il y a souvent un effet domino qui pousse certains à en arriver à de tels niveaux de violence. »
Comme le documente régulièrement Mediapart, Utopia56 a pour habitude d’organiser, dans la capitale, des actions coup de poing visant le plus souvent à « visibiliser » la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouve les exilé·es, sans hébergement ni prise en charge. C’est dans cet esprit que depuis le 4 avril, l’association occupe une école désaffectée du XVIearrondissement.
Près de quatre cents jeunes étrangers en recours de minorité (qui se sont déclarés mineurs, ont été évalués majeurs et ont formulé un recours) y sont depuis hébergés, dans l’attente d’une mise à l’abri venant des autorités, qui pour l’instant ne vient pas.
« Dès les premiers jours, on s’est rendu compte que ça allait être plus compliqué que prévu », poursuit Nikolaï. La « haine habituelle » s’est vite propagée, d’abord dans le quartier : les banderoles de l’association ont été déchirées, des posters d’Éric Zemmour ont été collés, des « gars menaçants » se sont manifestés à l’entrée des lieux.
Le 15 avril, les féministes identitaires du groupe Némésis ont organisé une manifestation devant l’école. Un bénévole, qui ne serait pas relié à Utopia 56 selon Nikolaï, les aurait insultées, participant à attiser les tensions avec l’extrême droite.
Puis des menaces en pagaille. « Que de la sale racaille, nous vous trouverons et traquerons », « Votre association c’est de la merde, vous êtes la poubelle de la France. Honte à vous. Je vous souhaite le même destin que le petit Grégory », « Collabo islamiste », « Une association financée par nos impôts qui importe l’immigration illégale avec tout ce qui va avec. Les vrais Français en ont assez, vous faites de l’idéologie, je vais demander votre dissolution. »
Le 2 mai, l’antenne d’Utopia 56 de Tours (Indre-et-Loire) a reçu un courrier plein d’excréments, sur lequel figurait un autre message : « Immigration, faux mineurs, vrais menteurs. Fermons nos frontières », avec le dessin d’un navire humanitaire en mer et le logo du parti belge d’extrême droite « Chez nous ».
L’atmosphère a rarement été aussi virulente, explique l’association, dans le cadre de ses actions. « On a l’impression que c’est propre au 16e. Parmi ceux qui viennent nous invectiver, on voit les électeurs de Zemmour, finalement. Tous ceux qui viennent d’un milieu aisé et ne maîtrisentpas le sujet, qui se sont fait avoir par les discours d’extrême droite », estime Nikolaï.
Avant-hier, un groupe de partisans Reconquête s’est rassemblé devant l’école. Une pétition a également été lancée par la délégation du parti du 16earrondissement de Paris. Le texte, s’adressant au maire, évoque un « coup de force des lobbies pro-migrants ».
Rassemblement d’opposants et menaces de mort
Jeudi, deux hommes sont venus proférer des menaces de mort en passant devant l’école occupée, selon Nathan, un bénévole présent au moment des faits. « Le premier était un mec costaud, la quarantaine, qui nous a dit : “Moi, je suis fils de négrier, vous allez voir !” Le deuxième était un papi qui tentait de voir l’intérieur des lieux depuis la porte d’entrée, puis a précisé que “ça ne durerait pas longtemps” et qu’il mettrait “une bombe” ici, en simulant le bruit d’une explosion. »
Un reportage de Valeurs actuelles, publié le 11 mai et revenant sur le rassemblement organisé devant l’école, laisse entendre les pires fantasmes sur la présence de migrants dans le quartier. « Je promène mon chien, mon fils rentre seul de l’école, on est un peu inquiets parce qu’ils sortent le matin, le soir ils se baladent en troupeau… », lâche une femme. « Le soir, ils traînent en groupe, ils arrivent à sortir. Ils violent pas encore les femmes mais ça va pas tarder, ose une autre femme, hilare. Évidemment dans le paysage, c’est pas très joli. »
Le conseiller régional niçois Philippe Vardon (Reconquête), s’est lui-même rendu sur les lieux le 9 mai pour accuser les bénévoles associatifs d’être les « relais des mafias et des milices de passeurs ». « L’association Utopia par ses procédés illégaux se rend coupable d’entretenir un trafic de jeunes hommes africains qui n’ont rien à faire en France ! Il faut les mettre au centre de rétention et les renvoyer dans leur pays », a aussi tweeté Nadine Morano, se vantant d’y être allée également.
Pour Utopia 56, cette « montée de la haine » résonne dramatiquement avec ce qu’a vécu le maire de Saint-Brevin-les-Pins (Loire-Atlantique), qui vient de démissionner en pointant le manque de soutien de l’État après les menaces proférées à son égard par l’extrême droite et l’incendie criminel à son domicile.
« On se sent complètement abandonnés, et c’est ça le plus violent.Malgré toutes nos interpellations, on ne parvient pas à ouvrir un dialogue avec les autorités », déplore Nikolaï. « Personne ne réagit, enchaîne Yann Manzi, cofondateur de la structure associative. La mairie et France Terre d’asile nous envoient de plus en plus de jeunes, mais jusqu’à quand on va tolérer ces dysfonctionnements ? »
Dans un courriel adressé le 11 mai au préfet de la région Île-de-France, à la maire de Paris, à plusieurs membres du cabinet d’Élisabeth Borne et de l’Élysée, l’association alertait sur un risque sécuritaire grandissant chaque jour, de « discours haineux » et d’« insultes racistes ». « Doit-on attendre un acte de violence, une attaque raciste provenant de groupuscules et collectifs extrémistes, Monsieur le préfet ? », interrogent les coordinatrices d’Utopia 56, qui n’ont pas eu de retour au moment où nous écrivons ces lignes.
Selon Yann Manzi, les polices municipale et nationale feraient des rondes, mais la préfecture de police de Paris n’aurait pas contactés la structure depuis la hausse des tensions autour de l’occupation de l’école. La Ville de Paris s’est engagée à leur proposer, dans les prochains jours, deux agents de sécurité pour surveiller les lieux. Ces derniers seraient mobilisés entre 18 heures et 22 heures. En attendant, les bénévoles se relaient, la nuit, pour faire les « veilleurs ». « On n’est pas sereins. Il suffit qu’il y ait un petit bruit au niveau du grillage pour qu’on s’imagine le pire », conclut Nikolaï.
Contacté, Ian Brossat, adjoint à la mairie de Paris en charge de la protection des réfugié·es, indique avoir demandé hier à la préfecture de police de Paris de sécuriser les lieux. « Ils m’ont dit prendre l’alerte au sérieux et se sont engagés à ce que des policiers fassent des rondes régulières. » Au vu du climat qui règne en ce moment, poursuit-il, il y a « besoin d’être extrêmement vigilants ». Mais le vrai sujet reste celui de la mise à l’abri selon lui. « Dès le début, on a alerté les services de la préfecture de région, d’autant que la Ville de Paris a des sites à proposer. C’est pour l’instant resté sans réponse positive. »