À Tokyo, des rassemblements qui demandent la fin des bombardements à Gaza s’organisent quotidiennement. Les manifestants réclament que le gouvernement sorte de sa neutralité sur le conflit israélo-palestinien et qu’il demande un cessez-le-feu à Gaza.
6 novembre 2023 à 19h20
Tokyo (Japon).– « Le Japon ne s’exprime pas sur la question des bombardements à Gaza », s’indigne Kôji Sugihara, responsable du collectif Najat qui organise les rassemblements qui se tiennent devant la Diète, le parlement nippon. Sur son tee-shirt vert est inscrit « Free Palestine ». « Pour protéger ses partenariats économiques, le gouvernement japonais est prêt à fermer les yeux sur le génocide,poursuit-il. J’ai honte de mon pays. » Il ajoute : « Notre voix peut sembler modeste comparée à celle des dizaines de milliers de personnes qui manifestent à Paris ou à Londres, mais elle a le mérite d’exister. C’est à nous de critiquer ce que le gouvernement japonais ne fait pas, c’est à nous que revient le devoir d’exiger le cessez-le-feu à Gaza. »
Pendant plusieurs minutes, les cent soixante personnes réunies jeudi soir se sont allongées sur le trottoir, feignant d’être mortes, dans un silence glaçant. À l’heure de la sortie des bureaux, les salarymen quittent les immeubles, attaché-case à la main et regardent discrètement les 160 corps allongés sur le pavé avant de s’engouffrer dans la bouche de métro toute proche.
Depuis plus d’une quinzaine de jours, les manifestations pour défendre la Palestine se multiplient dans la capitale japonaise, parfois à plusieurs endroits de Tokyo, dans la même journée. Les rassemblements ne concernent parfois qu’une centaine de personnes, mais les rangs ont récemment gonflé devant l’ambassade d’Israël à Tokyo, le Parlement, mais aussi à Kōjimachi, dans le parc Hibiya et dans le quartier d’affaires de Shinjuku. Le positionnement neutre du gouvernement japonais sur la question du conflit israélo-palestinien questionne la population.
Le Japon est en effet le seul pays du G7 à conserver une position neutre sur le sujet. En déplacement en Israël, en Palestine et en Jordanie depuis vendredi, la ministre des affaires étrangères japonaise, Yoko Kamikawa, a réitéré, à la table de son homologue israélien, Eli Cohen, la condamnation « sans équivoque [du Japon] des récentes attaques terroristes, y compris les meurtres et les enlèvements brutaux perpétrés par le Hamas », exprimant « toute la solidarité de l’archipel avec le peuple d’Israël ».La ministre s’est abstenue de tout commentaire sur la question de savoir si les frappes israéliennes sur Gaza s’inscrivent dans les limites du droit international.
Elle s’est cependant dite « profondément préoccupée par la situation humanitaire dans la bande de Gaza »,promettant une enveloppe d’aide humanitaire équivalente à 60 millions d’euros lors de sa visite qui s’achève ce lundi. Durant son déplacement, si elle a souligné « la nécessité d’une pause humanitaire » à Gaza, elle a pris soin de ne pas employer le mot de « cessez-le-feu ». Ce qui pourrait pousser le gouvernement japonais à conserver ce parti pris neutre : son extrême dépendance au pétrole brut du Moyen-Orient qui représente 95,2 % (chiffres de 2022) des importations de l’archipel depuis plus de cinquante ans.
Des intellectuels engagés
« Nous demandons un arrêt immédiat du massacre à Gaza, explique au micro, le journaliste Satoshi Kamata, 85 ans, organisateur du rassemblement avec l’autrice Keiko Ochiai. Samedi après-midi, 1 600 personnes se sont agglutinées sur les trottoirs des abords de l’ambassade d’Israël, à Tokyo. Sur plus de cent mètres, des Japonais de tous âges brandissaient des panneaux pour exiger le cessez-le-feu et la libération de la Palestine.
Un groupe d’intellectuels s’est formé autour de Satoshi Kamata et Keiko Ochiai : parmi eux, les écrivaines Amamiya Karin et Kaori Kanda ou l’auteur Sataka Makoto. D’autres personnalités, comme l’éminente féministe Chizuko Ueno, ont apporté leur soutien via des messages écrits. « Cet appel a pour objectif de faire entendre nos voix autant que possible,reprendSatoshi Kamata. Si cela peut sauver ne serait-ce qu’un enfant à Gaza. » Il ajoute : « Ce n’est pas la faute du Hamas, ni d’Israël. Nous voulons simplement qu’un cessez-le-feu soit acté le plus tôt possible. » Dimanche, 1 600 personnes ont à nouveau manifesté près du parc Hibiya et de nouveaux rassemblements sont d’ores et déjà prévus dans les jours à venir.
La cause palestinienne et l’Armée rouge japonaise
« C’est à nous en tant que citoyens, de demander à nos gouvernements d’agir pour réclamer le cessez-le-feu à Gaza : nous ne parlons pas du Hamas mais bien de civils qui meurent sous les bombes chaque jour », explique au micro d’un rassemblement de Tokyo, la journaliste May Shigenobu, spécialiste du conflit israélo-palestinien, elle-même Japonaise et Palestinienne. Invitée par la chaîne TBS quelques jours plus tôt pour parler de la situation à Gaza, elle subit une vague de haine sur les réseaux sociaux. Lors d’une conférence de presse, l’ambassadeur israélien à Tokyo fustige les médias japonais de lui donner la parole. La raison à cela : on lui reproche d’être la fille de Fusako Shigenobu, fondatrice de l’Armée rouge japonaise. Liée au Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), le Nihon Sekigun, l’armée rouge japonaise était un groupe d’extrême gauche actif entre 1971 et 2001, fondé par Fusako Shigenobu et Tsuyoshi Okudaira.Dans les années 70 et 80, période où elle est la plus active, l’Armée rouge japonaise opère principalement depuis le Liban avec le soutien du FPLP dont elle dépend pour les financements, l’entraînement et l’armement. En 1972, la cellule orchestre le massacre de l’aéroport de Tel-Aviv qui fait 26 morts. Fusako Shigenobu a aujourd’hui 78 ans, elle a été libérée de prison en 2022 après plus de vingt ans passés derrière les barreaux.
Les manifestant·es tiennent également à exprimer leur colère à l’égard de leur gouvernement en scandant « Honte à toi Kishida ». Alors que Yoko Kamikawa se rendait au Moyen-Orient, le premier ministre japonais, Fumio Kishida, était lui en déplacement dans les Philippines et en Malaisie où il œuvrait à renforcer les partenariats économiques de l’archipel avec ces deux pays d’Asie du Sud-Est. Entre économie et droits humains, « le gouvernement japonais montre où sont ses priorités », estime Kôji Sugihara, qui reproche au premier ministre de ne pas avoir fait le déplacement au Moyen-Orient lui-même.
Réunion des ministres des affaires étrangères du G7
Si ces rassemblements sont pacifiques, force est de constater que la présence policière s’est elle aussi renforcée. Samedi, la tension était palpable lorsque les forces de l’ordre ont bloqué l’entrée de l’ambassade d’Israël aux manifestant·es. Samedi 21 octobre, un étudiant a été arrêté au même endroit et dans les jours qui ont suivi, la police s’est rendue dans la rédaction du journal du Zenshi, un parti d’extrême gauche, à « la recherche d’un objet qui aurait été utilisé par l’étudiant pour frapper un officier et qui aurait entravé l’exercice des fonctions de la police »,selon une information relayée par Arab News Japan. Devant la Diète, jeudi soir, la police a tenté d’interrompre le die-in, à plusieurs reprises, sans raison apparente.
Les mesures de sécurité vont se renforcer cette semaine alors que le Japon, président du G7 cette année, accueille les ministres des affaires étrangères des pays membres, les mardi 7 et mercredi 8 novembre. Ceux-ci parviendront-ils à un communiqué commun sur la question du conflit israélo-palestinien ? « La difficulté d’une déclaration commune résidera sur la définition de l’autodéfense revendiquée par Israël,estime Koichiro Tanaka, professeur à l’université de Keiō. À l’heure actuelle, « il sera difficile pour le Japon de s’aligner au G7 et d’admettre qu’il s’agit d’autodéfense uniquement de la part d’Israël alors que le droit à l’autodéfense des Palestiniens est négligé depuis le tout début du conflit ».
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Selon des experts, en conservant sa position neutre, le Japon pourrait être en mesure de jouer un rôle clé dans le cadre de négociations pour un cessez-le-feu dans le conflit israélo-palestinien, estime Kazuko Suzuki, professeur politique international à l’université de Tokyo, cité par le journal Asahi. Selon une enquête réalisée en 2019 par Arab News et YouGov sur le pays qui serait le plus apte à agir en qualité de médiateur dans le conflit israélo-palestinien, le Japon est arrivé en première position loin devant (plus de 50 %, soit trois fois plus que l’Europe et la Russie).
Les raisons évoquées par les sondé·es (ressortissants de dix-huit pays) sont la neutralité de l’archipel, sa position géographique qui confère au Japon une meilleure position pour analyser objectivement la situation, ainsi que le fait que le pays n’a pas d’intérêt dans le conflit.