Avec plus de la moitié de sa population originaire du Maghreb ou du Proche-Orient, la ville de la représentante Rashida Tlaib, dans la banlieue de Detroit, est partagée entre tristesse et colère envers le président Joe Biden. Son soutien à Israël laissera ici des traces.
25 octobre 2023 à 19h11
Dearborn (États-Unis).– Sur le parking d’une mosquée de Dearborn, les bougies dansent dans la lumière du crépuscule. En ce dimanche 22 octobre, une trentaine de personnes, dont des enfants et des femmes voilées, participent à une veillée autour de l’imam Abdul Latif Berry, l’un des leaders musulmans locaux. Tenant des drapeaux palestiniens et des pancartes, ils et elles sont venu·es dénoncer la mort de garçons et de fillettes gazaoui·es sous les bombes israéliennes et réclamer un cessez-le-feu. « Les futures générations de Palestiniens vont apprendre ce qui se passe aujourd’hui et voudront prendre leur revanche. Il faut briser ce cycle infernal de la haine », lance l’imam Berry.
Cette veillée n’est pas la première ni la dernière à Dearborn. Dans cette commune tranquille de plus de 100 000 habitant·es, les mobilisations propalestiniennes sont quasi quotidiennes et chargées en émotion. C’est parce que cette banlieue de Detroit (sud-est du Michigan) est aussi la « capitale arabe » des États-Unis. En effet, elle possède la plus forte concentration d’habitant·es originaires du Proche-Orient et du Maghreb de toutes les villes du pays : 54,5 % de sa population, selon les données du recensement de 2020.
Cette présence se cristallise notamment dans le Musée national arabo-américain (AANM), une institution dédiée à l’histoire de la communauté, et l’Islamic Center of America, la plus grande mosquée d’Amérique du Nord avec ses deux minarets de dix étages. Une myriade de petits commerces aux devantures en langue arabe – restaurants, marchés, agences de voyages, magasins de vêtements, dentistes – s’alignent aussi dans ses rues.
Depuis 2022, la municipalité est dirigée pour la première fois de son histoire par un maire d’origine arabe. À 33 ans, le démocrate Abdullah Hammoud appartient à une nouvelle vague d’élu·es du Michigan lié·es au Proche-Orient par leurs racines familiales. Arrivée au pouvoir ces dernières années, cette génération montante comprend aussi la députée progressiste Rashida Tlaib, devenue en 2018 la première femme d’origine palestinienne à faire son entrée au Congrès. Elle représente Dearborn et d’autres localités en banlieue de Detroit.
« C’est Shawarmaland ! », plaisante Omar, un médecin palestinien qui travaille dans le coin, en parlant de la ville.
Malgré sa tranquillité apparente, Dearborn porte aussi le traumatisme des crises passées et actuelles au Proche-Orient. En effet, la communauté arabe locale, qui s’est établie au début du XXe siècle pour travailler dans les usines automobiles Ford, a été façonnée par les turbulences géopolitiques. En 1948, la création de l’État d’Israël précipita ainsi l’arrivée de Palestiniens et de Palestiniennes dans la commune du Michigan. Puis, il y eut les guerres civiles au Liban et au Yémen. Et dans les années 2000, ce fut au tour des Irakiens et des Irakiennes de poser leurs valises à cause de la guerre dans leur pays.
« Il existe une relation étroite entre les événements au Proche-Orient et Dearborn. À chaque guerre, crise humanitaire ou tout autre épisode d’instabilité politique, on constate un afflux de réfugiés et de migrants. Les habitants se mobilisent toujours pour les soutenir et les intégrer », explique Matthew Stiffler, responsable des contenus au Musée national arabo-américain.
Mobilisations d’ampleur
Depuis l’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre dernier, il raconte que les levées de fonds pour la Palestine, les appels à manifester et les informations sur Gaza ont submergé ses réseaux sociaux. Des drapeaux palestiniens ont fait leur apparition sur les maisons et dans les vitrines, comme au magasin de hidjabs du coin. Et une soixantaine de commerces ont décidé de reverser une partie de leurs revenus à des associations humanitaires à Gaza.
La jeunesse de Dearborn se mobilise aussi. Vendredi 20 octobre, des milliers de lycéens et de lycéennes ont quitté leurs salles de classe pour protester contre la riposte israélienne. « Il n’est pas inhabituel de voir la ville se rassembler dans de tels moments, mais l’ampleur des mobilisations semble plus importante aujourd’hui », observe Matthew Stiffler.
Dans un café branché de Detroit, un bonnet décoré du drapeau palestinien sur la tête, Lexis Dena Zeidan planche sur l’organisation d’une manifestation. Née à Dearborn, cette trentenaire d’origine palestinienne fait partie d’une nouvelle génération de militant·es décidée à faire connaître la situation dans la bande de Gaza. Un engagement qui remonte à ses années universitaires.
Comme d’autres, elle ne suit pas les grands médias traditionnels, jugés trop proches d’Israël, et s’active sur Instagram, où elle relaie notamment des photos de manifestations et des images des populations touchées par les bombardements. « La conversation autour de la Palestine est en train de changer grâce aux réseaux sociaux. Il y a encore dix ans, quand je parlais de ce sujet, je me heurtais à un mur. Mais maintenant, l’accès à l’information est plus facile, et la souffrance du peuple palestinien, visible, surtout auprès des jeunes »,affirme-t-elle.
Selon les sondages, l’opinion publique américaine reste largement derrière Israël dans le conflit actuel, mais le soutien à la Palestine, tel que mesuré par l’institut Gallup, n’a cessé de croître ces dernières années. Tendance portée par les nouvelles générations, plus sensibles aux questions de justice sociale et raciale. « Malgré ces progrès, et les milliers de personnes qui manifestent, aucun dirigeant n’a bougé le petit doigt pour demander un cessez-le-feu. C’est rageant », regrette toutefois Lexis.
Stigmatisation renaissante
L’activiste reconnaît être « plus vigilante aujourd’hui » en raison d’incidents récents survenus dans la région de Detroit. Le 12 octobre, un homme a été interpellé pour avoir invité, sur Facebook, son public à « chasser des Palestiniens » à Dearborn.
Les médias conservateurs soufflent sur les braises. Des images des lycéens et lycéennes de la ville manifestant avec des drapeaux palestiniens ont été reprises dans une émission de la chaîne Fox News avec l’incrustation suivante : « L’état d’esprit terroriste se répand dans les écoles. »
Pour sa part, le candidat aux primaires républicaines pour la présidentielle de 2024, Ron DeSantis, à court d’idées pour sauver sa campagne, a utilisé une photo d’un rassemblement à Dearborn pour appeler à mettre un terme au « versement de [leurs] impôts au Hamas » par le gouvernement Biden. Une accusation sans fondement.
Sans surprise, les habitant·es de Dearborn sont exaspéré·es par cette stigmatisation qui ne date pas d’hier. Dans le passé, leur commune a été qualifiée de « cellule islamiste » et surnommée « Dearbornistan ». En 2015, des internautes ont même appelé à la « bombarder » à la suite d’un reportage incendiaire de Fox News, qui avait laissé entendre qu’une femme y avait été lapidée. À l’époque, le reporteur, Jesse Watters, désormais l’une des stars de la chaîne, avait également interrogé des habitant·es sur la charia et leur respect de la Constitution américaine.
« Le climat est pire aujourd’hui qu’après le 11-Septembre, estime Danielle Elzayat, une musulmane qui dirige une fondation locale. La haine des autres s’est normalisée. Elle a carte blanche. Les médias partisans y contribuent. »
Osama Siblani, éditeur de The Arab American News, un influent hebdomadaire à destination des Arabes des États-Unis publié à Dearborn, ressent de la colère. Dirigée contre Joe Biden et tous les leaders démocrates qui ont soutenu Israël sans se soucier du sort des populations civiles palestiniennes et des droits humains. En une de son journal daté du 21 octobre, on voit une photo du président états-unien avec Benyamin Nétanyahou flanquée du titre « Warmongers » (« fauteurs de guerre »).
Après avoir appelé à voter Biden en 2020 face à Donald Trump, artisan du Muslim Ban, cette interdiction d’entrer sur le territoire faite aux ressortissant·es de plusieurs pays musulmans, l’éditeur exhorte désormais sa communauté à s’abstenir lors de la présidentielle de 2024. Dans un Swing State comme le Michigan, État décisif dans la course à la Maison-Blanche où les scrutins sont serrés, la non-participation de ce groupe qui pèse 5 % de l’électorat pourrait coûter cher aux démocrates.
« Nous avons donné généreusement pour soutenir leurs campagnes. Nous les avons reçus dans nos maisons, sur nos lieux de travail et lors de nos rassemblements. Nous leur avons donné notre voix et ils nous ont pissé dessus. Nous ne l’oublierons pas », tranche Osama Siblani.
À Dearborn, où Joe Biden a obtenu plus de 74 % des suffrages en 2020, le maire a exigé que la Maison-Blanche et les élu·es de l’État du Michigan appellent à un cessez-le-feu. « S’ils ne le font pas, on ne l’oubliera jamais », a-t-il averti. Il a également accusé le gouvernement de traîner des pieds pour faire évacuer un couple arabo-américain de Dearborn pris au piège dans la bande de Gaza : Zakaria et Laila Alarayshi ont déposé plainte contre l’administration, l’accusant de privilégier les Américain·es en Israël.
« Nos suffrages, comme nos vies, doivent cesser de compter pour rien, conclut Lexis. Nous avons tous constaté que les vies palestiniennes pouvaient être sacrifiées sur l’autel des calculs politiques. Nous ne l’accepterons pas. »