Selon l’ancien ambassadeur Yves Aubin de la Messuzière, spécialiste du monde arabe, Emmanuel Macron, qui entend tout décider seul, adopte avec la question du Proche-Orient une posture « jupitérienne ». Au prix du discrédit international de la France.
8 novembre 2023 à 15h36
DirecteurDirecteur d’Afrique du Nord-Moyen-Orient (Anmo) au Quai d’Orsay de 1998 à 2002, ancien ambassadeur au Tchad, en Irak et en Tunisie, Yves Aubin de la Messuzière, arabisant érudit, est l’un des rares diplomates français à avoir dialogué avec les dirigeants du Hamas, en particulier avec l’actuel chef du bureau politique du mouvement islamiste, Ismaël Haniyeh. « Je ne suis d’aucun camp, sinon celui de la paix et des humanistes, précise-t-il. Je condamne toutes les violences contre les populations civiles, qu’elles soient israéliennes, palestiniennes ou autres. »
Yves Aubin de la Messuzière admet avoir eu pour mentor en diplomatie Stéphane Hessel et revendique une proximité intellectuelle avec l’ancien président de la Knesset Avraham Burg, critique impitoyable de la politique de Nétanyahou et du sionisme tel qu’il est conçu aujourd’hui par les dirigeants israéliens. Il analyse ici la nouvelle guerre de Gaza et l’attitude de la France face à ce conflit.
Mediapart : Comment expliquez-vous l’attaque du Hamas ?
Yves Aubin de la Messuzière : La sauvagerie de cette attaque m’a surpris et profondément ému, bouleversé. D’autant que je connaissais plusieurs des kibboutz ciblés par le Hamas pour les avoir visités avant 1967 lorsque j’ai séjourné dans l’un d’eux appartenant au mouvement Hashomer Hatzaïr, au nord d’Israël, où j’étais le seul non-juif à apprendre l’hébreu.
Des Palestiniens transportent un Israélien qui aurait été capturé, à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le 7 octobre 2023. © Photo AFP
Ce qui m’a frappé, c’est de constater que par les brèches ouvertes dans la barrière de Gaza sont entrés en Israël, en même temps que les combattants du Hamas en uniforme, beaucoup de jeunes à moto, en short, souvent sans armes, dont certains sont revenus avec des otages. Ces jeunes, sans travail, sans espoir, sans avenir, constituent une bonne partie de la population de Gaza. C’est cette même jeunesse désespérée et révoltée qui avait manifesté en 2018, face à la barrière construite par Israël à l’occasion de la « Journée de la terre », lors des « marches du retour » : armée de pierres et de cocktails Molotov, elle s’était retrouvée face aux snipers de l’armée qui avaient fait des dizaines de morts et de blessés.
Vous voulez dire qu’une partie au moins des « assaillants » ou des « terroristes » du 7 octobre n’obéissaient pas à une consigne explicite du Hamas, mais à une sorte de désir de vengeance des humiliations et des frustrations infligées jour après jour par le blocus israélien ?
Oui. La violence de l’attaque du 7 octobre est venue à la fois des consignes du Hamas, mais aussi et peut-être surtout des profondeurs de la société. De cet effet de « cocotte-minute » que génèrent l’enfermement, la colère, l’injustice, l’humiliation dans lesquels vit la population de Gaza. Cela n’excuse rien, évidemment, mais on ne peut pas comprendre ce qui s’est passé lors de cette attaque si on ignore ou si on néglige les conditions catastrophiques dans lesquelles vivent depuis des dizaines d’années, spécialement depuis plus de quinze ans, les habitants de l’enclave palestinienne.
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Je connais bien leurs difficiles conditions d’existence car, en 2008, j’ai passé une semaine entière à Gaza au cours de laquelle j’ai rencontré les principaux dirigeants du Hamas, mais aussi les représentants de la société civile, les humanitaires, les intellectuels, les porte-parole des mouvements de femmes, dans le cadre d’une mission discrète qui m’avait été confiée par le ministre des affaires étrangères, Bernard Kouchner.
Quel était exactement l’objectif de cette mission ?
Je peux vous dire aujourd’hui qu’Ismaël Haniyeh, à l’époque chef du gouvernement du Hamas, avait adressé au président français une lettre dans laquelle il soulignait la volonté de son organisation de privilégier désormais la voie de la diplomatie. Et il lançait un appel à la France qui, en raison de son attitude ouverte et équilibrée sur la question israélo-palestinienne, pouvait jouer un rôle constructif.
La lettre avait été acheminée jusqu’à l’Élysée par le biais du Centre culturel français de Gaza – que j’avais personnellement contribué à créer dans les années 1990, alors que je dirigeais, au Quai d’Orsay, la coopération culturelle et linguistique. J’ai constaté ensuite, lors de mes séjours à Gaza, que ce centre était devenu un lieu important de la vie politique, intellectuelle et sociale dans le territoire. Les garçons et les filles pouvaient s’y retrouver à l’abri de la surveillance familiale et religieuse, des opposants au régime s’y rencontraient aussi, loin des oreilles de la police. C’est cet espace de rencontres, de dialogue et de liberté qui vient d’être bombardé par l’aviation israélienne.
Le Hamas figurant depuis 2003 sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne, Bernard Kouchner, qui ne voulait pas être accusé d’avoir noué des relations officielles et formelles avec une telle organisation, avait attendu que je sois administrativement à la retraite pour me confier cette mission.
Vous aviez un mandat de négociation ?
Il ne s’agissait pas de négocier mais de s’informer. De mieux connaître les orientations du Hamas qui semblait disposé à infléchir ses positions, de mesurer sa capacité à assurer son contrôle sur le territoire, d’analyser les différents courants qui le traversaient, d’en savoir davantage sur sa structure et sa direction, d’évaluer le contexte local, politique, économique et social, compte tenu du blocus imposé par Israël et l’Égypte. Mais tout contact avec l’aile militaire du mouvement était exclu.
Sous la couverture officielle de ma nouvelle fonction de chercheur associé à Sciences Po, je me suis donc rendu à Gaza, où j’ai rencontré longuement Ismaël Haniyeh, les principaux membres de son gouvernement et des députés. Trois conditions avaient été fixées pour l’ouverture éventuelle d’un dialogue avec l’Union européenne dont ils étaient demandeurs : l’arrêt des violences, la reconnaissance des acquis d’Oslo et la reconnaissance de l’État d’Israël. Je les ai informés de ce préalable et nous avons parlé.
Vos échanges avec la direction du Hamas avaient confirmé l’infléchissement de ses positions ?
Il y avait indiscutablement une évolution du mouvement qui reconnaissait implicitement l’existence de l’État d’Israël dans les frontières d’avant juin 1967 et envisageait de proposer à Israël une trêve de longue durée. Après cette première visite, où j’étais seul, je suis retourné à Gaza avec un collègue britannique. Nous avons été ensuite reçus à la Knesset [le Parlement israélien – ndlr], où nous avons rencontré tout le monde, même le Likoud [parti de droite dont l’actuel premier ministre Benyamin Nétanyahou est issu – ndlr].
Nous les avons informés sur les conversations que nous venions d’avoir avec le Hamas et je dois dire que nous n’avons rencontré aucune hostilité. Ce qui nous a permis d’expliquer qu’à notre avis, il fallait conforter l’aile politique qui cherchait à dialoguer, au détriment de l’aile militaire, beaucoup plus radicale. Une rencontre était prévue à Damas avec celui qui était alors le chef du bureau politique du Hamas, Khaled Meshal. Elle n’a jamais eu lieu.
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Après l’opération « Plomb durci » qui a fait, fin 2008, plus de 1 300 morts du côté palestinien et 13 du côté israélien, le Hamas a semblé ne plus rien attendre des Européens. Et Nicolas Sarkozy comme Bernard Kouchner, inquiets de la mauvaise humeur du gouvernement israélien et de ses relais en France, ont pratiquement désavoué la mission qu’ils m’avaient confiée en entretenant la rumeur d’une « initiative personnelle » de ma part.
Revenons à l’attaque du 7 octobre. Quel était, selon vous, son objectif ?
À mon avis, cette attaque a été montée par la branche militaire du mouvement. Il est même possible que Haniyeh, qui vit maintenant en exil à Doha, n’ait pas été informé. Ce qui confirmerait qu’il y a au moins deux lignes au Hamas. Et que le Hamas et aussi, d’ailleurs, le Jihad islamique ne sont pas à l’origine de toutes les éruptions de violence dans les territoires palestiniens.
Il y a un « ensauvagement » de la jeunesse, notamment en Cisjordanie, qui est une sorte de réponse à la violence impunie des colons. Violence qui s’exerce en plus, très souvent, avec la complicité et sous la protection de l’armée. Il ne se passe pas de jours sans que soient rapportés des agressions, des destructions de récoltes ou d’oliveraies, des confiscations de terres, voire des assassinats de villageois palestiniens par des colons.
Ce qu’on a appelé « l’intifada des couteaux », parce que des jeunes, garçons ou filles, armés de simples couteaux, attaquaient en Cisjordanie ou à Jérusalem-Est des colons ou des soldats bien armés, n’était pas autre chose qu’une réponse à cette violence tolérée, sinon encouragée par l’État.
Que le Hamas, plus populaire aujourd’hui en Cisjordanie qu’à Gaza, où la population est exposée quotidiennement à l’autoritarisme des islamistes, ait voulu surfer sur cet « ensauvagement » n’a rien d’étonnant. Ce qui est plus intéressant, à mes yeux, est le choix de la date. Si les dirigeants du Hamas ont choisi, à un jour près, le cinquantième anniversaire du déclenchement de la guerre de Kippour, c’est évidemment pour délivrer un message que les Israéliens ont parfaitement compris, comme le montre la violence démesurée de leur riposte.
La vérité est que Hollande manifestait un total désintérêt pour ce dossier complexe et épineux.
Ce message était destiné à leur rappeler qu’ils ne sont pas invincibles, que leur capacité de dissuasion, fondée sur un déséquilibre des forces colossal, a ses limites, comme l’infaillibilité des services de renseignement. Mais il y avait aussi dans cette attaque une autre dimension, politique et diplomatique : il s’agissait également de remettre le conflit israélo-palestinien sur la scène géopolitique internationale et régionale d’où il était sur le point d’être durablement expulsé par les accords d’Abraham.
Peut-être même les stratèges du Hamas ont-ils imaginé que la riposte inévitable d’Israël serait le détonateur d’une conflagration qui s’étendrait à la Cisjordanie, à Israël, à travers sa population palestinienne, voire au Hezbollah…
Comment jugez-vous l’attitude de la France face à cette nouvelle guerre de Gaza ?
Je suis à la fois consterné, triste et furieux de ce que j’entends, je lis, je vois, depuis quelques semaines de la part de nos dirigeants. Depuis de Gaulle, en 1967, la question israélo-palestinienne était un élément structurant de la politique étrangère de la France. Elle l’est demeurée sous Pompidou, Giscard, Mitterrand et Chirac. Depuis Sarkozy, mais surtout Hollande et Macron, la question a perdu sa centralité.
J’avais été effaré par la première intervention de François Hollande après son élection, devant la conférence annuelle des ambassadeurs : il avait alors évoqué le droit à l’autodétermination des Palestiniens sans même prononcer les mots « État palestinien » et « Jérusalem capitale des deux États ». Formules rituelles mais indispensables dans la présentation d’une vision française du Moyen-Orient. Quant au « droit à l’autodétermination » des Palestiniens, il avait été clairement reconnu par les Européens dès 1980, dans la Déclaration de Venise, qui appelait déjà à la « reconnaissance des droits des Palestiniens à l’autonomie gouvernementale ».
La vérité est que Hollande manifestait un total désintérêt pour ce dossier complexe et épineux. Et d’un rapport électoral très incertain. Ce fut le début de l’effacement de la France de la scène diplomatique du Proche-Orient. Effacement confirmé par Emmanuel Macron. Au nom d’une posture qu’il juge « pragmatique », l’actuel chef de l’État estime que le dossier israélo-palestinien ne mobilise plus les diplomaties.
D’autant qu’il a été marginalisé par les accords d’Abraham, dans lesquels sont impliqués plusieurs royaumes ou émirats pétroliers, par ailleurs excellents clients de nos industries de défense. Dans le long discours prononcé par le président lors de la dernière conférence des ambassadeurs, en août, il n’y avait pas un mot sur le conflit israélo-palestinien. La voix de la France s’est éteinte. Et lorsque le président a jugé utile de la faire entendre, après l’attaque du Hamas, c’était dans les pires conditions. Sur le fond comme sur la forme.
Il y a eu ce dernier voyage invraisemblable en Israël, et cette proposition, totalement irréfléchie, d’élargir les missions de la coalition internationale de lutte contre l’État islamique au combat contre le Hamas. Proposition inutile à de nombreux égards, que les Israéliens eux-mêmes ne réclamaient pas et à laquelle ils n’ont accordé aucun intérêt. Elle était d’ailleurs totalement inopérante.
Emmanuel Macron, président de la pensée “anhistorique”.
Emmanuel Macron avait apparemment oublié que l’État islamique a été déclaré organisation terroriste par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU adoptée à l’unanimité et qui a valeur contraignante pour l’ensemble de la communauté internationale. Communauté dont la majorité des membres ne tiennent pas le Hamas pour une organisation terroriste. Beaucoup de pays ont condamné l’attaque du 7 octobre, mais en distinguant le Hamas, organisation politique et sociale, de sa branche militaire. Le président a ensuite tenté de rectifier sa position en annonçant l’envoi au large de Gaza d’un bateau-hôpital, ce que n’est pas le Tonnerre, navire porte-hélicoptères qui a appareillé de Toulon.
Tout cela a été improvisé, sans la moindre préparation diplomatique et opérationnelle. Comme si tout cela n’était qu’une opération de communication destinée à permettre au chef de l’État d’adopter, une nouvelle fois, cette posture « jupitérienne » à laquelle il semble beaucoup tenir. Ce qui pose une nouvelle fois la question des rapports entre Emmanuel Macron, président à la pensée « anhistorique », et le Quai d’Orsay.
Chacun le sait dans le monde des relations internationales, le ministère des affaires étrangères dispose d’une expertise exceptionnelle sur le dossier israélo-palestinien grâce à l’expérience de la direction Anmo, laquelle s’appuie sur un vaste réseau de chercheurs, de correspondants, d’experts. Mais, comme l’ont déjà montré ses désastreux faux pas libanais et ses volontés contrariées de réforme du « Quai », Emmanuel Macron, qui juge rarement utile de consulter ceux qui pourraient contester ses intuitions, entend pratiquer une diplomatie sans diplomates. Au prix éventuel du discrédit international de la France.