Dans le centre industriel et sidérurgique, les hauts-fourneaux sont à l’arrêt. Tout le monde participe à la défense de la cité alors qu’y affluent les habitants des localités voisines déjà attaquées par l’armée de Vladimir Poutine
. Reportage. Publié le Dimanche 27 Mars 2022Pierre Barbancey
Kryvyï Rih (Ukraine), envoyé spécial.
À l’aise dans son uniforme vert olive, la barbe soigneusement taillée et le sourire rassurant, Oleksandr Vilkoul commence par allumer une cigarette et boit un café. Un nouveau look pour cet homme politique né en 1947, ancien vice-premier ministre de décembre 2012 à février 2014, lorsque Viktor Ianoukovitch était président, stoppé net dans son ascension par la révolution de Maïdan. Candidat malheureux à la présidentielle de 2019 – arrivé en huitième position –, il demeure néanmoins une personnalité respectée au charisme certain. Il est maintenant en charge de l’administration militaire à Kryvyï Rih.
Devant nous, il étale sur son bureau une grande carte de la région et c’est comme si nous assistions au briefing d’un état-major. Au centre, il montre Kryvyï Rih. Au nord-est, la grande localité de Dnipro. Au sud, Mykolaïv et Kherson ; à l’est, Zaporijia. Plus loin encore, Donetsk puis, au bord de la mer d’Azov, Marioupol. C’est dire l’importance de Kryvyi Rih et l’intérêt que représenterait pour les Russes la prise de cette cité. Pas seulement parce qu’y est né le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, d’ailleurs. C’est une ville industrielle où la sidérurgie est solidement implantée.
« On les frappe et ils n’arrivent pas à avancer »
« Au début de la guerre, l’armée russe a essayé de prendre la ville, rappelle Vilkoul. Q uatre avions ont tenté d’atterrir pour déposer des troupes mais nous avons bloqué les pistes avec des camions et des bulldozers. Le troisième jour, une colonne de 300 véhicules venus de Kherson a tenté de s’approcher, mais elle a été stoppée par nos hélicoptères du côté de Bachtanka et près de 200 ont été détruits. » La ligne de front se situe à 17 kilomètres à certains endroits, 40 kilomètre ailleurs.
Il le certifie : « Ces dix derniers jours, les combats étaient quotidiens mais nous ne sommes pas assiégés. On les frappe et ils n’arrivent pas à avancer. » En revanche, les villages alentour se révèlent de parfaites cibles pour l’artillerie russe. Celui de Zelenodolsk est régulièrement frappé par des roquettes Grad, particulièrement meurtrières et destructrices. « On gagne sur le terrain et on pourrait les mettre dehors, assure-t-il. Mais on ne peut rien contre leurs missiles et leurs avions. C’est pour cela que je soutiens l’appel du président Zelensky à instaurer une zone d’exclusion aérienne. »
La page Ianoukovitch semble définitivement tournée pour Oleksandr Vilkoul, qui réfute avoir jamais été prorusses. « Nous sommes nés dans une région russophone, ça ne veut pas dire que nous n’aimons pas l’Ukraine. Tout ça parce que nous célébrons le 9 mai (1945, victoire de l’URSS contre les nazis – NDLR) », estime-t-il.
« Quand Poutine bombarde une maternité à Marioupol, il pourchasse les nazis ? »
Quant à la « dénazification » de l’Ukraine prônée par Vladimir Poutine, il l’assimile à de la propagande. « Quand il bombarde une maternité à Marioupol, il pourchasse les nazis ? » Il se dit prêt à soutenir « toutes les décisions » du président ukrainien. Une attitude qui donne quelques indications sur ce qui pourrait se passer après la guerre, dans le cadre d’une recomposition du pouvoir, même si Oleksandr Vilkoul se refuse à l’évoquer.
Malgré les sirènes qui retentissent à espaces réguliers, les affrontements paraissent bien lointains lorsqu’on parcourt les artères « décommunisées » de Kryvyï Rih. L’avenue Karl-Marx est désormais l’avenue de la Poste, le cinéma Lénine avec ses deux salles a été transformé en église. Et la statue de Vladimir Ilitch remplacée par celle de saint Nicolas. Seuls quelques détails subsistent comme la faucille et le marteau moulés en haut d’un bâtiment. En réalité, les habitants ne sont pas sereins, leurs pas pressés trahissant les craintes d’un bombardement, même si, jusque-là, la ville n’a pas été touchée. Les effets de la guerre sont, de toute manière, bien réels pour cette gigantesque métropole qui s’étend sur près de 100 kilomètres alors que n’y vivent que 600 000 personnes.
Un fonds de solidarité baptisé « Revenez à la maison vivants »
Ici, tout n’est que mine de fer et sidérurgie. Depuis le 24 février, date de l’entrée des troupes russes en Ukraine, les hauts-fourneaux ont cessé leur activité. Le charbon, qui provenait essentiellement de Donetsk et de Russie, manque. Conséquence, sur les six fours des cokeries, un seul fonctionne. Chez ArcelorMittal, qui possède une usine à Kryvyï Rih, Natalia Marynyuk est responsable du syndicat des mineurs et des métallurgistes (PJSC). 16 500 adhérents pour environ 23 000 salariés.
« Nous sommes parvenus non seulement à sécuriser les salaires, mais aussi à obtenir une prime de 30 %. Ceux qui sont au chômage technique ont touché leur paye en mars et en recevront deux tiers en avril. Et ceux qui participent aux brigades territoriales perçoivent un salaire moyen », se félicite-t-elle tout en relevant un paradoxe : « En temps de paix, il nous faut batailler dur, manifester pour obtenir quelque chose. »
Le 23 février, le syndicat avait annoncé que, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, célébrée le 8 mars, il distribuerait des coupons d’achat aux salariées pour un montant de 1 million de hryvnias (environ 33 333 euros). Le lendemain, au moment du déclenchement de la guerre, elles ont toutes refusé, demandant que l’argent soit utilisé pour acheter le matériel nécessaire aux fortifications, à l’achat de vêtements.
Pratiquement tous les travailleurs ont versé au fonds de solidarité baptisé « Revenez à la maison vivants », créé pour soutenir l’armée. « Certains ont fabriqué des poêles à bois, d’autres ont soudé des pièces métalliques, d’autres encore ont acheté des cochons pour distribuer de la nourriture », précise Natalia Marynyuk dont l’organisation a lancé un appel aux syndicats européens afin d’appuyer l’idée d’une zone d’exclusion aérienne et l’envoi d’équipements militaires.
« 95 % des réfugiés restent à Kryvyï Rih »
L’ancienne maison de la culture de Kryvyï Rih a également été réquisitionnée pour accueillir tous ceux qui ont fui les combats et les bombardements, qu’il s’agisse de Kherson, Mykolaïv ou Marioupol. Larissa, la cinquantaine, qui dirige les opérations, a elle-même fui l’oblast de Donetsk en 2015. « Cette ville est connue pour l’aide sociale qu’elle apporte aux gens en général, donc beaucoup préfèrent venir ici », explique-t-elle. Elle comptabilise l’arrivée des réfugiés : environ 400 par jour. « Les deux premières semaines, les gens étaient vraiment en transit. Mais maintenant, 95 % d’entre eux restent ici car il y a déjà beaucoup de déplacés dans l’ouest de l’Ukraine », assure-t-elle.
Ici, ceux qui arrivent trouvent de la nourriture, des jouets, des vêtements, des chaussures, mais aussi une aide médicale et un soutien psychologique. Des dortoirs ont été aménagés dans les gymnases et sur le campus universitaire. Des familles sont accueillies par les habitants. « Quand notre pays est secoué comme il l’est, nous devons tous nous aider », confie Larissa.
« Je ne dors que trois heures par nuit »
Les autorités municipales de Kryvyï Rih se démènent comme elles peuvent pour tout à la fois aider à la défense de la ville et fournir les moyens nécessaires à l’accueil des réfugiés. À l’image de Sergiy Miliutin, maire adjoint, qui ne ménage pas sa peine. « Je ne dors que trois heures par nuit, avoue-t-il. Nous avons prévu des stocks de nourriture et nous organisons des convois humanitaires pour ravitailler les villages alentour. » Fier de sa ville, surnommée « la Petite France » à cause de l’investissement d’industriels français dans les mines à la fin du XIX e siècle (une partie de l’acier ayant servi à la construction de la tour Eiffel vient de là), Sergiy Miliutin organise un rassemblement culturel, ce mardi, « pour fermer le ciel et arrêter la guerre ».
À cette occasion, des musiciens devraient – au-delà du répertoire ukrainien – interpréter des chansons françaises de Montmartre. « S’il n’y avait pas eu la guerre, j’aurais ouvert une antenne de l’Alliance française et jumelé des écoles avec des établissements de villes industrielles françaises », regrette l’élu.
À Kryvyï Rih, Iekaterina a pu enfin souffler. Il y a quelques jours, cette professeure d’anglais est parvenue, avec son mari, à s’extraire de l’enfer de Marioupol, cité portuaire meurtrie et en grande partie détruite. Iekaterina n’en revient toujours pas. « Les deux premières semaines, les bombardements étaient sporadiques. On descendait dans l’abri souterrain de temps en temps, se souvient-elle. Mais ensuite, nous avons dû y rester en permanence. Cela a duré une semaine. Nous n’avions pratiquement plus rien à manger, il n’y avait pas d’électricité, pas de gaz, pas de chauffage. »
« Il y avait des cadavres dans la rue, mais personne ne pouvait les enterrer »
Finalement, risquant le tout pour le tout, Iekaterina et son époux décident de quitter les lieux en voiture. « Ça explosait de partout. Je pense que 80 % de Marioupol étaient alors détruits. Il y avait des cadavres dans la rue, certains étaient recouverts mais personne ne pouvait les enterrer. Dans la banlieue de la ville, des adultes et des enfants cherchaient désespérément de quoi manger, pillaient les magasins. Il n’y avait plus rien. » Ils parviennent ainsi à Zaporijia puis, par convoi, à Kryvyï Rih. « Nous avons eu de la chance, souffle-t-elle. Mais ils ont pris ma vie. Je ne sais plus où vivre, ni pourquoi je vis. »
Via les réseaux sociaux, des groupes se sont formés. Soit entre salariés d’une même entreprise ou d’une même administration, soit par quartier. Le but : arriver à se retrouver, savoir qui a pu fuir, qui est encore vivant… et qui ne répond plus.
Lena, travailleuse sociale, qui avait déjà quitté Marievka, près de Donetsk en 2014, est partie très vite de Marioupol et s’enquiert de ses amis. « J’en ai retrouvé une quinzaine, se réjouit-elle. Beaucoup se sont réfugiés sur la côte de la mer d’Azov. Ils sont traumatisés. » Et Lena de raconter l’histoire de sa collègue Svetlana dont le mari a été pulvérisé par une roquette alors qu’il voulait convaincre ses parents de quitter la ville. « Svetlana est restée à Marioupol. Elle n’a qu’une idée, retrouver au moins la tête de son époux et surtout la main où il portait son alliance. Elle pourra ainsi l’enterrer dignement. »