Par Luc Bronner (Isaccea, Roumanie, envoyé spécial)
Reportage Elles voulaient être fleuriste, enseignante ou avocate : elles ont fui leurs villes bombardées par la Russie, abandonnant sur les routes de l’exil leur vie d’avant.
Sur les images de son compte Instagram, Daria Konovalova, 15 ans, originaire de Kharkiv (Ukraine), danse avec deux copines une chorégraphie minutieusement travaillée sur une musique d’un rappeur américain. Elle avait posté la vidéo sur le réseau social, même si elle avait eu le sentiment, particulièrement frustrant, de manquer des gestes qu’elle connaissait pourtant par cœur. C’était sa vie d’avant. « Quand on passait notre temps sur Netflix, TikTok et YouTube ». La vie d’avant, « quand on se parlait sans arrêt entre copines, blablabla et blablabla, sur tout, et qu’on se demandait en rigolant ce qu’on allait faire ensemble le lendemain ! »
Daria montre ces images, enveloppée dans une couverture offerte par des bénévoles, à l’intérieur d’une tente installée sur le port fluvial d’Isaccea par les autorités roumaines pour accueillir des Ukrainiens fuyant les bombardements russes. Comme des milliers de réfugiés, presque exclusivement des femmes et des enfants, elle a emprunté, sous un froid glacial, une immense barge qui traverse le Danube et permet de quitter l’Ukraine pour rejoindre la Roumanie. Pour elle, ensuite, ce sera l’Allemagne. Juste avant le poste-frontière ukrainien, parmi les files de voiture en attente, de l’autre côté du fleuve, elle a dit au revoir à son père, 47 ans, ingénieur, qui l’avait accompagnée avec son demi-frère et sa belle-mère. Lui n’a pas le droit de quitter le territoire ukrainien, comme tous les hommes entre 18 et 60 ans.
Kharkiv, où elle est née, au nord-est du pays près de la frontière russe, fait partie des villes ukrainiennes les plus durement touchées par les bombardements. Ceux qui ont pu ont fui, début d’un long périple au fil des checkpoints en Ukraine, puis dans le reste de l’Europe. Les 21 élèves de sa classe ont quitté la ville, rejoignant Lviv, Odessa, la Pologne, la Roumanie ou l’Allemagne, selon les cas. « J’ai eu tellement peur. Le bruit. Les frappes. C’est terrifiant. » Sa vie lui semble suspendue. Elle dansait deux heures par jour avec ses copines, de la street dance, avec l’espoir de pouvoir en vivre, peut-être, un jour. Elle rêvait aussi d’aller à l’université à Odessa ou Kiev. « C’est comme si on ne pouvait plus penser au lendemain », résume-t-elle.
« Personne n’a le choix »
Les jeunes femmes qui traversent le Danube rejoignent l’Allemagne, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Bulgarie. Elles racontent souvent des histoires similaires. La stupeur, d’abord. « Il y avait eu la guerre de 2014 contre la Russie mais c’était un bout de l’Ukraine et cela nous paraissait tellement loin, on ne savait pas vraiment ce qui s’était passé », explique Iryna Paramonova, 26 ans, en route pour Bucarest avant de rejoindre la Turquie. « La veille de l’attaque, c’est fou, on buvait du champagne avec des copains à Odessa ! Je me suis réveillée le lendemain, et c’était comme un cauchemar », raconte Christina Korablyava, 20 ans, en attente d’une solution pour aller en Bulgarie avec sa mère et sa petite sœur de 4 ans.
Le 24 février, premier jour de l’offensive russe, elle devait passer un entretien d’embauche pour un poste d’enseignante dans une école primaire. Une chance. Elle espérait ainsi pouvoir financer ses études à l’université maritime d’Odessa. « Mon rêve, mon grand rêve, c’est d’embarquer sur un navire commercial pour voir le monde entier ! » Un sourire, puis un voile de tristesse parce que le projet est suspendu, comme tout le reste.
Dans leurs mots, la surprise et la fierté de voir leur pays résister. Dans leurs yeux qui s’embuent, la dureté des décisions prises au moment de partir, seules, avec une amie ou un membre de leur famille. « Pour la première fois de ma vie, je me suis sentie tellement fière », explique Irina Kozub, 28 ans, originaire d’une autre ville martyre, Mykolaïv, en route pour la Pologne avec la femme de son frère et leur enfant de 3 ans. « Nos femmes sont fortes, et nos hommes aussi ! Personne n’a le choix », dit Alina Brous, 19 ans, originaire d’une petite ville portuaire au sud d’Odessa, étudiante en droit international, dont l’objectif est de devenir fleuriste, d’avoir trois enfants et un chien. « Un jour », dit-elle en mimant l’incertitude d’un geste des épaules et des bras.
« Je veux rester forte »
Dans ces instants où les destins ont basculé, parfois en quelques minutes, chacun a choisi ce qu’il emmènerait impérativement. Sur le pont du ferry qui l’amène en Roumanie, Vrinda Nikolaechuk, 25 ans, tient son golden retriever bien serré contre elle. Elle a abandonné son travail mais pas le chien pour rejoindre Bucarest en attendant la paix. « Je veux rester forte », dit-elle. Dans sa valise, Liza Subko, 25 ans, a glissé un drapeau ukrainien en se disant qu’une fois arrivée au Royaume-Uni, elle aurait ce lien tangible avec l’Ukraine. Etudiante brillante, diplômée d’un master, elle travaillait comme coordinatrice sur des projets d’éoliennes autour de la mer Noire. « J’étais patriote mais je n’aurais jamais imaginé qu’on puisse avoir cette force tous ensemble. Chaque morceau d’intelligence, chaque compétence de chaque citoyen sont utilisés pour résister. Quand je vois mes manageurs, qui ont l’habitude de gérer des millions d’euros, se retrouver à remplir des sacs de sable sur la plage pour renforcer les défenses d’Odessa… »
Son frère de 32 ans n’a pas le droit de quitter le pays. Il s’est présenté aux responsables de la défense civile mais ils avaient déjà trop de candidats pour la guerre. « Ils prennent d’abord ceux qui ont une expérience militaire, lui n’en a pas. » Son père, officier à la retraite, ne sera pas appelé. Pendant la guerre de 2014, dans le Donbass, il avait été grièvement blessé au dos, et n’a jamais pu récupérer. La mémoire de la guerre jusque dans les chairs.
Ces enfants de l’Ukraine sont aussi des enfants de l’histoire de l’URSS et de toute la région. Rares sont ceux qui ont des grands-parents exclusivement ukrainiens. Souvent, les origines russes, biélorusses, voire polonaises ou roumaines se mélangent « Les Russes sont nos frères. C’est tellement triste », résume Alina Brous, dont les grands-parents maternels vivent en Russie. Les vies intimes et familiales sont bouleversées, emportées par la guerre.
De la fierté et de la peur
Julie Maztyrnova, qui fêtera ses 20 ans dans quelques jours, fille d’une femme au foyer et d’un marin au long cours, suivait des études de littérature à Odessa. « La littérature russe, la littérature ukrainienne, j’aime tellement. » A la fin du lycée, elle avait obtenu l’équivalent du bac avec une médaille d’or, une récompense donnée aux meilleurs élèves. Elle avait, du même coup, obtenu une bourse pour sa licence. « Mon rêve c’est d’enseigner. C’est un but dans ma vie », dit-elle avec énergie, malgré le froid qui saisit les réfugiés pendant la traversée du Danube. Elle a dû fuir Odessa et son village natal, Tchornomorsk, une zone propice pour un éventuel débarquement naval lorsque les Russes décideront d’attaquer la grande ville portuaire. « Dans mon village, 80 % des femmes et des enfants sont partis. » Il demeure une poignée d’hommes. Dont son petit ami, avec lequel elle est en couple depuis quatre ans. Etudiant en médecine, il s’est porté volontaire pour rejoindre le front et soigner les blessés comme infirmier. De la fierté et de la peur, sentiments mêlés.
Daria Pozniak, 20 ans, poursuivait ses études à l’université pour devenir avocate. Sous la tente installée pour les réfugiés, elle profite d’un instant où son petit frère, âgé de 3 ans, joue avec des voitures pour montrer les photos et les vidéos des frappes russes dans son quartier. Ses mots et ses yeux disent l’épouvante et la peur, ses bras miment l’ampleur des dégâts. Quinze minutes pour faire sa valise puis quitter Mykolaïv dans un moment d’accalmie. Elle ne voulait pas partir, sa mère l’a obligée. Un bus a évacué les femmes et les enfants. Son rêve était d’étudier longtemps. De jouer de la guitare. De continuer à chanter dans l’église du quartier. D’avoir deux enfants. De gagner de l’argent. Tout cela lui semble si loin. Comme une autre vie.