Par Ariane Chemin (Nové Zalissya et Berestyanka (Ukraine), envoyée spéciale)
Reportage Après avoir dû quitter une première fois la « zone », lors de la catastrophe nucléaire de 1986, les habitants de ce village du nord-ouest de Kiev ont dû fuir les Russes ou se cacher.
« Deux tragédies en moins de quarante ans… » Le père Pavlo n’était pas né en 1986, année de la catastrophe de Tchernobyl. Le jeune pope n’a même pas connu l’Union soviétique, et sa barbe rousse semble avoir poussé trop vite sur son visage d’enfant. Il exerce depuis cinq ans son ministère dans l’église orthodoxe de Nove Zalissia, village champêtre qui s’étire mollement dans une forêt de pins, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Kiev ; mais jamais il n’a tant entendu parler de l’accident nucléaire que durant ce temps atroce, entre le 26 février, date de l’arrivée des Russes dans le village, et le 31 mars, jour de leur départ.
Durant « l’occupation », il a exceptionnellement laissé l’église ouverte et dit la messe chaque matin. « Les gens prenaient beaucoup de risques pour venir. » Les tirs n’ont pas cessé, et deux obus sont tombés sur Nove Zalissia, le 9 mars. Chaque paroissien laissait ou emportait des conserves sur une table, à l’entrée. Le père Pavlo lisait le verset 7 du chapitre 7 de l’Evangile selon Matthieu (« Demandez, et l’on vous donnera » ), priant pour « la paix » sans citer Kirill, le patriarche de Moscou, proche du président russe, Vladimir Poutine. C’est après l’office, devant les bancs du jardin bordant l’église, qu’il a deviné que les chuchotis des fidèles ne tournaient qu’autour de « ça » : cette malédiction poussant plus de la moitié des 1 200 habitants à un nouvel exode, trente-six ans après Tchernobyl. « S’arracher par deux fois à sa maison, liquider des histoires personnelles, partir sans savoir si on va revenir : c’est une double peine », raconte le prêtre.
Nove Zalissia, « Zalissia la nouvelle », a poussé comme un champignon, durant l’été 1986, pour héberger avant la rentrée scolaire les « déplacés » de l’ancien village de la « zone », ce périmètre de sécurité dressé autour de l’ex-centrale soviétique. Zalissia, désormais en Ukraine, était le berceau de la famille de l’opposant russe Alexeï Navalny,un gros village où il passait naguère ses vacances. Chaque 26 avril, anniversaire de l’explosion, le prêtre de Nove Zalissia prie pour les irradiés, après un mot du maire et quelques discours de « liquidateurs », ces hommes intervenus sur les lieux de la catastrophe pour sécuriser le site radioactif. Nove Zalissia vit sous l’ombre écrasante de son modèle originel.
Quarante-trois jours dans 6 mètres carrés
Le 26 février, le village a vu débouler les chenilles des chars ennemis. C’était l’époque où Moscou pensait encercler Kiev et, comme Boutcha, Irpine ou Hostomel, Nove Zalissia se trouve sur la route. De jeunes militaires ont vite sillonné le village sur des vélos et des scooters volés, entre les maisons basses et leurs potagers alignés le long d’allées rectilignes, aujourd’hui semées de cerisiers en fleurs et de coquelicots, hier neigeuses ou boueuses.
Au bout du village, des soldats ont investi quelques maisons, vidé réserves et frigidaires, « monnayé des munitions contre de la nourriture », avant d’embarquer le jour de leur départ miroirs, machines à laver, fourchettes ou cuillères, et même, dans la plus belle datcha du village, « les poupées de collection » d’un couple de Kiev (lui chirurgien, elle économiste), racontent-ils devant leur vitrine vide. La petite troupe a aussi sifflé les cognacs hors d’âge avant d’errer en ville, saoule, coiffée de casques de ski dénichés à l’étage.
La maison de la secrétaire de mairie, Irina Volochina, est beaucoup plus modeste. Elle avait 19 ans lorsqu’elle est arrivée de la zone de Tchernobyl, avec ses parents et sa babouchka. C’est seule, dans le cellier du potager, avec son berger allemand Elsa, « affolé par toutes ces salves », que cette mère divorcée a passé sa « guerre ». Quarante-trois jours dans 6 mètres carrés, recroquevillée entre les bocaux de cerises, de choux et de cornichons maison, les sardines de Riga et quelques bouts de lard ukrainien, à la lumière de deux pauvres cierges d’église bien incapables de réchauffer l’air glacé jusqu’à − 10 °C. Ce 20 mai, descendre de nouveau la dizaine de marches qui mènent à sa cachette fait couler ses larmes. Elle tremble, comme lorsque ont tonné il y a quelques jours les premiers orages du printemps.
« Qui ? Pourquoi ? »
Irina Volochina craignait moins pour elle que pour sa famille les tirs entre Russes et Ukrainiens lors de la bataille de Borodianka toute proche : elle est mère d’une militaire en poste aux frontières, et d’un fils policier. « J’avais peur de les mettre en danger si les Russes m’arrêtaient. » Elle s’était donc bricolé un semblant de lit – des couvertures posées sur des pierres et un oreiller enveloppé de sa housse de plastique d’origine, pour stopper l’humidité – et avait coincé une chaise de bureau dans un recoin du cellier, histoire de rythmer ses journées. Elle ne se risquait dehors qu’à 6 heures du matin, pour gagner le château d’eau du village ou ce « coin secret » au bord de l’église où s’affichaient quelques barrettes sur son téléphone, cherchant « du réseau » comme on traque une source, malgré les affichettes de l’occupant l’interdisant strictement.
Un jour, au téléphone, son fils lui propose un rendez-vous à la sortie du village. Refus net : « Et je fais quoi d’Elsa ? » Impossible d’imaginer un double « déplacement ». Impensable d’abandonner de nouveau ses animaux derrière elle. Comme dans La Supplication (JC Lattès, 1998), le livre de Svetlana Alexievitch sur Tchernobyl, Irina Volochina n’a jamais oublié les pleurs du chien qui, en 1986, « courait derrière la voiture quand mon père – il est mort deux ans après – a décidé de nous évacuer de Zalissia bien avant le reste du kolkhoze. On n’avait pas le droit d’emmener nos animaux. A Tchernobyl, j’ai vu des vaches qui pleuraient. Même les maisons souffraient. »
Des fantômes lui remontent en mémoire. « En 1986, c’était un ennemi invisible, juste une fumée noire. Je me souviens des comprimés d’iode, mais comme personne ne disait la vérité, on n’avait pas peur. » C’est ce que dit aussi Vassili Synozatskiy, 70 ans, ancien chauffeur de bus à Tchernobyl. Il est resté chez lui, rue de Sébastopol, au milieu des tirs et des bombes. Un des obus est tombé rue d’Azov, au milieu des cèdres bleus et des pins d’Oran du chirurgien de Kiev – le cratère mesure plus de 10 mètres de diamètre. L’autre au bout de sa rue, dans une maison que continue de veiller, seul, un chien terré dans sa niche, encore terrorisé. « Qui ? Pourquoi ? », a tagué une main sur la grille.
« Il y avait du sang sur la neige »
« Ici vivent des enfants. » « Habité. » « Des gens. » A Nove Zalissia, les grilles des maisons affichent les messages adressés en février à l’occupant. Même chose rue des Prolétaires, dans le village voisin de Berestianka. Ici, les Russes ont tué Rex, le chien de Vassili Fedoretz. « Il leur avait mordu les mollets, ils lui ont tiré dessus, comme sur celui des voisins, raconte sa femme, Tamara. Il y avait du sang sur la neige. » Les jeunes soldats ont oublié dans la cour de la maison en bois une paire de chaussures et un treillis pendu sur le fil à linge, mais tout pillé ici aussi avant de se replier. Y compris l’uniforme et les médailles de Vassili, un ancien combattant d’Afghanistan.
Un des albums de photos de famille a échappé au saccage, celui des années 1980, quand Vassili posait en combinaison de liquidateur, coiffé de son calot blanc. Il était électricien à Tchernobyl, « responsable de quatre blocs ». Grâce à « une belle constitution à la soviétique », Vassili Fedoretz n’a souffert que de « quelques problèmes de thyroïde ». Le vétéran a de la bouteille. « J’ai traversé une catastrophe et deux guerres, je sais de quoi je parle : les radiations, on les sent pas. Ce que nous venons de vivre, l’artillerie tous les jours, c’était la pire chose au monde. »
Nove Zalissia n’a pourtant connu ni tueries ni tortures. Irina Volochina, qui a retrouvé son bureau et le cadastre de la mairie, avance une hypothèse : « Des cartes de l’occupant ont été retrouvées. Elles dataient d’avant Tchernobyl. Le nom de notre village n’y figurait pas. »
Ariane Chemin Nové Zalissya et Berestyanka (Ukraine), envoyée spéciale