Une cohorte insolite de citoyens et d’organisations afflue pour accueillir les réfugiés. Un foisonnement d’initiatives qui dessine, en creux, l’absence d’une réponse structurée.
A Disneyland, il est difficile de les approcher. Mais à Medyka, le plus important point de passage entre l’Ukraine et la Pologne, pays où ont afflué plus de deux millions de personnes depuis le 24 février, la super-héroïne Wonder Woman, le Père Noël et le pirate Jack Sparrow sont réunis pour accueillir des familles fuyant les bombardements russes. Derrière ces costumes, des citoyens ordinaires qui se sont découvert une fibre humanitaire avec la guerre.
Un Père Noël polonais est ainsi venu distribuer des peluches aux enfants ukrainiens tandis qu’une Américaine de 37 ans, débarquée de San Francisco, s’est déguisée en Wonder Woman et, entre deux accolades de bienvenue, lance des « Slawa Ukrajini ! [Gloire à l’Ukraine] » passionnés. Celle qui se fait surnommer Venetta travaillait dans l’immobilier. L’épidémie de Covid-19 lui a permis de réaliser qu’elle voulait « vraiment être actrice ». La guerre a éclaté en Ukraine et elle a convaincu un ami, Waddie, de partir une semaine à la frontière. « On est là pour inspirer les gens, les accueillir, les aider à sourire », annonce cet Américain, bijoutier à San Diego, en distribuant des bonbons, des diodes électroluminescentes et des bouteilles d’eau, coiffé d’oreilles de lapin roses. « La joie est un médicament. » Lire aussi Article réservé à nos abonnés Guerre en Ukraine : à la frontière polonaise, la diaspora afflue de toute l’Europe pour sauver ses proches
Waddie est aussi là pour filmer Venetta. « Je veux faire des vidéos virales, comme Arnold Schwarzenegger », dit-elle, en référence à l’acteur américain qui en a réalisé une à l’attention des Russes pour « leur dire la vérité » sur la guerre. Privilège abonnés COURS DE GÉOPOLITIQUE LE MONDE Derniers jours pour vous inscrire aux cours de géopolitique avec Alain Frachon Bénéficier de 10% de réduction
Le déguisement de Wonder Woman, c’est un pianiste qui lui a glissé l’idée. Il s’appelle Davide Martello et on le croise non loin de l’endroit où des bus stationnent, affrétés pour convoyer les réfugiés ukrainiens vers la ville toute proche de Pzremysl, où se trouvent une gare et l’un des centres d’accueil ouvert par les autorités polonaises.
Davide Martello a conduit quinze heures depuis le sud-est de l’Allemagne, accompagné de son chat et chargé d’un piano numérique à queue. Il joue à Medyka des airs des Beatles. « J’essaye de créer une énergie positive, explique cet homme de 40 ans. J’avais aussi joué devant le Bataclan en 2015 et je suis allé en Afghanistan en 2012. »
Parfois plus d’« humanitaires » que de réfugiés
Dans cette ville frontière polonaise, il n’y avait rien ou presque il y a encore trois semaines. Mais à la faveur d’un élan de solidarité massif, ils sont nombreux à affluer de partout, désormais, pour participer ici à l’accueil des réfugiés. Sur le chemin pavé qui mène du poste-frontière à la route, des dizaines de stands ont fleuri. On y croise l’organisation United Sikhs, le Croissant rouge égyptien ou des Témoins de Jéhovah. On y trouve aussi des cartes SIM polonaises, des crêpes au Nutella, de la pâtée pour chiens, des cahiers de coloriage ou des serviettes hygiéniques. Le tout est distribué à profusion et gratuitement.
« C’est un peu un festival des cultures ici », remarque Evgenia, une Ukrainienne de 19 ans qui fait tous les jours des allers-retours entre la frontière et Lviv, en Ukraine, pour convoyer de l’aide humanitaire et qui, au moment où on la croise, distribue des flyers pour expliquer aux propriétaires d’animaux de compagnie que la Pologne prend en charge les coûts de vaccination et l’implant de puces électroniques.
Lorsqu’une famille ukrainienne arrive, souvent lestée de quelques petites valises, elle est vite assaillie par ces dons pas toujours très à propos, dans un engouement qu’on confondrait presque avec du démarchage commercial. Et quand les arrivées se tassent, il y a parfois plus d’« humanitaires » que de réfugiés sur place.
Wenyao n’a d’ailleurs pas réussi à remplir les charters que son organisation voulait faire partir vers New York et l’Asie. Cette Sino-Américaine n’a pas encore retiré le panneau qui vante ces vols d’évacuation financés par « The New Federal State of China », un supposé gouvernement chinois en exil, fondé en décembre 2020 à New York et qui veut « abattre le Parti communiste chinois ». « C’est notre premier projet humanitaire », s’enthousiasme Wenyao devant une des trois tentes où l’on croise peu d’Ukrainiens mais où il y a du Wi-Fi, le confort d’un chauffage et « le meilleur café du camp ». Les charters n’ont pas trouvé leur public mais « on achète des billets d’avion aux vrais réfugiés, ceux dans le besoin », rassure Wenya.
« Chasser les proxénètes »
Alors qu’une file compacte de femmes et d’enfants s’est formée le long de barrières Vauban, dans un froid sec et l’attente de bus, un vieil homme passe pour proposer à la cantonade dix places vers la Belgique à bord de son camping-car et un jeune brandit une pancarte « Transfert vers l’Italie ». Sans succès auprès des réfugiés. Janusz Berger, 34 ans et membre de l’église évangélique Free Christian Church, s’approche alors avec un petit lot de l’Ancien Testament et un dépliant intitulé « Pourquoi Dieu autorise la guerre ? »
Passent à côté de lui trois Français, l’air affairé. « On a fait connaissance ici et comme des mouches sur un pare-brise, on s’est regroupé sous le drapeau tricolore », explique l’un d’eux, Mathieu, qui pensait rejoindre la Légion étrangère ukrainienne. « Finalement, quand on voit la détresse des gens, on est carrément plus utiles là à distribuer des couvertures qu’à aller se prendre une balle au bout de dix minutes », convient ce Picard de 37 ans, fan d’airsoft et vêtu d’une veste de camouflage. A la nuit tombée, Mathieu explique patrouiller pour « chasser les proxénètes » qui rôderaient autour des femmes ukrainiennes. Lire aussi Article réservé à nos abonnés « On avait une belle vie, vous comprenez ? » : à Nice, des réfugiés ukrainiens aux destins brisés face à leur nouvelle réalité
« Moi j’en ai déjà viré trois », assure Lilian Boulard, qui déambule, un drapeau français sur le dos et un autre, breton, dans la main. Il y a deux semaines, cet homme de 49 ans a monté le « stand français » de Medyka et, coiffé d’un tricorne et d’une perruque à l’effigie du pirate de fiction Jack Sparrow, il distribue des compotes, des couches et des lingettes tout en montrant sur son téléphone tous les groupes WhatsApp qu’il anime et sur lesquels des Français se renseignent sur la façon d’organiser des convois humanitaires vers l’Ukraine. « [L’animateur de télé] Arthur, [le photographe] JR ou [l’acteur] Matthieu Kassovitz sont passés nous voir, ils nous ont fait une pub de dingue », s’emballe-t-il.
Professionnel de l’immobilier à Bordeaux, Lilian Boulard a rejoint la frontière au volant de son utilitaire après avoir été « pris d’émotion devant le journal télé ». « Ici, on est une dizaine de Français ». Ce jour-là, deux couples de Bretons sont arrivés, partis de Carnac (Morbihan) la veille avec vingt-cinq poussettes, de l’eau, des plaids ou encore du dentifrice. « Je n’avais jamais fait ça de ma vie, confie Stéphanie Eymond, architecte paysagiste de 50 ans. Un de mes fils m’a dit : “Ah, la guerre en Irak, tu n’en avais rien à foutre.” Mais là, c’est différent, je peux venir en voiture. »
« Je ne sais pas comment les réfugiés feraient sans les bénévoles mais, en même temps, on dirait que certains sont là par hasard et que c’est eux qui ont besoin d’aide », confie une Franco-Polonaise présente à Pzremysl. Le foisonnement d’initiatives dessine en creux l’absence d’une réponse structurée. « Il faut savoir qu’il y a un mois, il n’y avait aucune ONG internationale dans le pays et seulement trois agences de l’ONU, souligne Christine Goyer, chargée du Haut-Commissariat aux réfugiés en Pologne. Le pays n’avait jamais été dans un contexte de crise humanitaire. »