La ville du sud de l’Ukraine est tombée rapidement et sans combat aux mains des Russes. Moscou accélère la russification de la région tandis que des résistances s’organisent.
La lettre était posée dans la cuisine à côté d’une assiette de galettes, au cinquième étage d’un immeuble tranquille. « Sviéta, ma fille. Mange des crêpes, c’est très bon avec du fromage. J’en ai marre des douleurs, je ne les supporte plus. Adieu. Ton père. » Le père ne trouvait plus de quoi se soigner, il a sauté par la fenêtre.
« Ici, le manque de médicaments tue plus que les armes », explique au téléphone un médecin de l’hôpital Tropin, à Kherson, dans le sud de l’Ukraine. Première grande ville conquise, quelques jours après l’invasion russe, Kherson ne laisse pas facilement deviner sa situation particulière. De l’extérieur, elle semble presque intacte, cité balnéaire et portuaire entre deux mers – la Noire et celle d’Azov –, une beauté de carte postale. Ici, pas de destruction massive comme à Marioupol ni de charniers découverts comme à Boutcha.
Kherson, pourtant, vit sous l’occupation de Moscou depuis quatre mois, plus rien n’y arrive d’Ukraine, ni vivres ni retraites. Les routes sont bloquées, sans même un corridor humanitaire : l’unique accès reste par la Crimée, la péninsule voisine, déjà annexée par Moscou en 2014. Coupée du monde, la ville de Kherson, comme l’oblast du même nom, est aujourd’hui portée disparue : les seuls témoignages proviennent de réfugiés ou d’habitants, joints par téléphone.« On est là pour toujours, Kiev vous a laissés tomber », martèlent les occupants, qui viennent d’achever une troisième ligne de défense. Mais, pour la première fois, le 22 juin, l’agence officielle russe TASS a reconnu qu’un attentat à la voiture piégée avait visé un collaborateur prorusse, alors que plusieurs actions avaient été gardées sous silence. Dans le huis clos de la région conquise, une autre bataille vient de commencer.
« Les Russes avaient préparé leur invasion, non seulement militairement, mais avec des agents cachés au cœur du pouvoir ukrainien », Oleg Dunda, député ukrainien
L’histoire de Kherson, sa prise et son occupation commencent par un mystère : comment la ville a-t-elle pu tomber sans combat – ou presque – alors que la résistance ailleurs en Ukraine a stupéfié le monde ? « J’aimerais bien le savoir, comme tous les citoyens », s’indigne, à Kiev, Iryna Verechtchouk, vice-première ministre ukrainienne chargée des territoires occupés. Elle se souvient des premiers jours de l’invasion, où le comité militaire national se demandait : pourquoi les ponts ne sautent-ils pas ? Pourquoi nos troupes ne se battent-elles pas à la frontière ? C’étaient les ordres en cas d’agression. Trahison ? Le mot circule, bien sûr.
« Si sabotage il y a eu, nous le saurons, une enquête est en cours », poursuit la vice-première ministre. De son côté, le député Oleg Dunda, membre du parti présidentiel, reconnaît que certains risques ont pu être mal évalués. « Les Russes avaient préparé leur invasion, non seulement militairement, mais avec des agents cachés au cœur du pouvoir ukrainien, explique-t-il. C’est au point où les services américains ne partageaient pas certaines informations, de peur qu’elles atterrissent à Moscou. »
Rituel d’un courage insensé
A Kherson, en tout cas, le 24 février, « soldats, policiers, douaniers, tous s’étaient volatilisés », se souvient Dmytro Paraschinets, conseiller à la région. Un chef militaire finit par être joint. Au téléphone, il répond « être déjà très loin ». Seule à faire front : la défense territoriale, une centaine de civils rassemblés en hâte quatre jours plus tôt. Aucune arme ne leur a été distribuée. Plus de soixante meurent au combat. Dans la rue, deux inconnus se jettent à mains nues contre les chars russes, image de désespoir pur qui hante toujours Dmytro Paraschinets, aujourd’hui réfugié à Kiev. Dans l’oblastde Kherson, la stratégie de Vladimir Poutine semble fonctionner : la voie paraît libre pour avancer jusqu’à Odessa, à 200 kilomètres le long de la mer Noire.
En fait, les colonnes sont bloquées à mi-chemin par des combats acharnés autour de Mykolaïv, port stratégique. Repli sur Kherson. Un habitant se souvient : « Les soldats russes sont arrivés place de la Victoire, armes à la main, et se sont mis à dévaliser le supermarché. » L’occupation vient de commencer. On est la première semaine de mars.
Mais cet oblast-là ne ressemble pas à la Crimée voisine, où Moscou bénéficiait d’un soutien assez fort pour l’intégrer à la Fédération de Russie via un référendum – imposé par le Kremlin –en 2014. Ici, les partis prorusses ne dépassent pas 20 % des votes.
Alors, chaque jour, à midi, s’enclenche un rituel d’un courage insensé : des centaines de civils à visage découvert manifestent derrière leur drapeau national. « Au début, on était surpris : les Russes ne touchaient personne, raconte l’un d’eux. Ça nous a donné l’audace de continuer. » Moscou distribue d’ailleurs des dons alimentaires devant la gare, du sarrasinet des boîtes de conserve, devant les caméras des télés russes. « Ils voulaient se montrer comme des gens bien »,affirme une cheffe d’entreprise. Toute autre aide est interdite.
« Les vétérans, ils les veulent tous, jusqu’au dernier, une vengeance », le père d’un vétéran
En parallèle, les premières arrestations commencent. Noms des personnes ciblées, adresses, fonctions, tout est consigné sur des listes « établies pour la plupart avant l’invasion »,explique le député Oleg Dunda. En tête, les vétérans ukrainiens du Donbass, qui combattent contre les séparatistes soutenus par Moscou depuis 2014. « Les vétérans, ils les veulent tous, jusqu’au dernier, une vengeance »,dit le père de l’un d’eux. Embarqué à la mi-mars, son fils n’a jamais reparu. Viennent ensuite les gens d’influence, autorités locales, journalistes, comité de quartiers, patrons ou manifestants.
Plus de six cents civils disparus
Ceux qui en ont réchappé décrivent les mêmes scènes : la détention dans des caves, la mise à nu, les coups, la torture à l’électricité, les simulacres d’exécution.
Un élu raconte qu’au bout de trois semaines on lui offre d’être libéré s’il tourne deux vidéos, une pour la population locale, l’autre pour les Russes. « Je devais dire que je n’avais pas été arrêté, maisqueje répondais à une visite médicale. Puis, il fallait que j’appelle à collaborer. » La version pour Moscou comprend une phrase de plus, une seule : « Je condamne le nazisme de l’Ukraine. » Libérer le pays du « fascisme », prétendument instauré par Kiev, reste la justification officielle du Kremlin à son invasion. Relâché, l’élu trouve sa maison pillée, jusqu’à la bouilloire électrique. Il boit de la vodka toute la nuit. « A l’aube, j’ai compris que je leur servirais d’appât pour en arrêter d’autres, avant d’être tué moi-même. » Il quitte la région clandestinement.
Les centres sociaux, les crèches, tout ferme. La dernière manifestation pro-Ukraine défile le 27 avril, une poignée de personnes que disperse la brigade antiémeute venue de Moscou. Dans la ville, plus de six cents civils sont portés disparus. La moitié de la région a fui.
Historien et militant associatif à Odessa, Oleksander Babytch est devenu un confident privilégié de ceux restés à Kherson : son livre L’occupation d’Odessa de 1941 à 1944 fait référence en Ukraine. Beaucoup le consultent aujourd’hui pour savoir comment se comporter face aux envahisseurs. La réponse de Babytch varie peu : « Apprête-toi à être trahi, y compris par ceux que tu crois connaître. » Alors, les vannes s’ouvrent, on raconte comment des collabos ont remplacé un à un ceux qui refusaient de travailler avec les Russes dans l’oblast : le gouverneur, les maires ou le patron de la chambre d’agriculture. « Ils s’affichent sans gêne, raconte un restaurateur à Kherson. En général, ils sont nés sous l’Union soviétique, avant l’indépendance de 1991, des gens ambitieux qui font le choix du voisin fort. »
Si l’un d’eux devait symboliser la figure du « traître », Volodymyr Saldo, 66 ans, serait sûrement désigné. Maire de Kherson de 2002 à 2012, il avait perdu son mandat et se débattait avec des problèmes judiciaires : il a accepté le poste de gouverneur proposé par les occupants, le 27 avril.
La « désukrainisation » avance en rouleau compresseur
Devant une grosse ferme près de Kherson, deux hommes descendent d’un 4 × 4. Ils se présentent comme de nouveaux businessmen. C’étaitau début du mois de juin. L’agriculteur ne les a jamais vus, mais l’arme le long de leur cuisse rend les questions superflues. Les inconnus proposent d’acheter les récoltes, blé, soja, légumes, tout. Ici, on est au pays de la terre noire, une des plus fertiles d’Europe, si riche, si grasse que les Allemands avaient le projet fou de l’exporter chez eux par trains entiers pendant la seconde guerre mondiale. Les visiteurs offrent un prix dérisoire, trois fois moins que le marché. Mais le marché n’existe plus dans l’oblast de Kherson : vendre en Ukraine, ou a fortiori à l’international, est impossible depuis l’occupation.
Bien sûr, les inconnus annoncent payer en roubles : les nouvelles autorités imposent désormais la devise russe contre la hryvnia ukrainienne. Dans la tête du fermier, les pensées fusent à toute allure : « Si je refuse de vendre, ils me voleront de toute façon. » Une idée lui vient. « Et si je brûlais tout ? » Non, impossible. « Ils y verraient un affront. » Les deux autres se font plus clairs : « C’est la collaboration ou la cave. » Le fermier est un des derniers à avoir réussi à fuir.
Aujourd’hui, des gradés se sont installés dans sa propriété, ils vident des bières autour de sa piscine. Les militaires russes sont incités depuis quelques semaines à faire venir leurs familles et à les installer dans les logements inoccupés. La « désukrainisation » avance en rouleau compresseur : russes seront les programmes scolaires, russe sera la seule banque qui fonctionne de nouveau à Kherson et ouvrira deux cents succursales, russes les entreprises du district, russes les réseaux Internet, téléphoniques ou télévisés, russes les institutions, Russe tout enfant né dans l’oblast après le 24 février 2022.
Régulièrement annoncée, l’organisation d’un référendum, entérinant un rattachement à Moscou comme ce fut le cas en Crimée, est sans cesse repoussée. Trop risqué : il y a peu de chance, voire aucune, que le résultat soit positif. Alors, au micro de l’agence Novosti, le gouverneur Saldo fait mine de n’y attacher aucune importance :« La région appartient déjà à la grande famille de la Russie. »Une procédure contre lui a été lancée auprès du procureur général d’Ukraine : Saldo risque quinze ans de prison pour trahison.
Soldats russes mitraillés, voitures piégées
Le matin, Kherson se transforme en un immense marché à ciel ouvert : cigarettes biélorusses de contrebande, quelques médicaments parfois, ou un bracelet de femme posé sur un fichu. On vend ce qu’on a pour survivre. C’est le dernier endroit où la hryvnia ukrainienne a encore cours : l’utiliser constitue déjà un « acte de rébellion ». Il n’y en a presque plus en circulation, le troc s’installe, les salaires se paient en nourriture pour qui travaille encore. Dix mille emplois ont disparu, dans le tourisme surtout. « On ne se dispute pas, mais les gens ne racontent presque plus rien, raconte un commerçant. On sent bien que quelque chose est en train de s’organiser. Mais qui est qui ? Qui fait quoi ? »
A partir de midi, les rues se vident, les habitants se barricadent. Une autre vie commence, comme séparée de la première : les heures russes. Dans les rues, on ne croise plus que des soldats en bande, certains encagoulés. Ou alors des collaborateurs. Fin mars, deux d’entre eux avaient déjà été tués dans des attentats.
Ces derniers jours, les actions se sont intensifiées, plus d’une quinzaine, pour celles qui sont connues en tout cas : des soldats russes mitraillés dans un restaurant, des voitures piégées contre le directeur de l’administration pénitentiaire, celui de la gare routière ou le gouverneur Saldo lui-même. Ces trois derniers en ont réchappé.
Sur une messagerie, un groupe vient de se lancer, baptisé « la base des traîtres ».Dix-sept mille participants y dénoncent les collaborateurs supposés, avec leurs photos, depuis les plus visibles jusqu’aux plus pathétiques, comme cette toute jeune lycéenne, barbouillée de rouge à lèvres, qui déclare sur Facebook son penchant pour les soldats russes. A Kiev, un porte-parole militaire a annoncé qu’un groupe de « guérilleros » avait ouvert un front intérieur.
Comme en réponse, l’ancien maire de Kherson, Ihor Kulekaev, a été arrêté par les forces d’occupation mardi 28 juin. « Celui qui causait tant de tort au processus de dénazification a enfin été neutralisé », a déclaré le vice-gouverneur prorusse, Kirill Strimosov. Démis après la chute de l’oblast, l’ex-élu n’avait jamais voulu quitter sa ville. C’est chez lui qu’on est venu le chercher. Il est porté disparu.
Florence Aubenas(Kiev, Odessa, Mykolaïv, envoyée spéciale)