Les descendants de harkis, ces supplétifs de l’armée française, peinent toujours, 60 ans après la fin de la guerre d’Algérie, à solder le passé collaborationniste de leurs aïeux en raison des tabous et des préjugés.
GEO avec AFP
Soixante ans après la fin de la colonisation française en Algérie, les descendants de harkis subissent toujours l’opprobre social et peinent à solder le passé collaborationniste de leurs aïeux en raison des tabous et des préjugés.
Chez les descendants de ces supplétifs de l’armée française, le désir d’en savoir plus sur le passé des pères ou grands-pères est toujours présent, mais ils sont systématiquement confrontés au silence, une omerta qui a provoqué des traumatismes chez nombre d’entre eux, selon des experts.
Pour l’anthropologue Giulia Fabbiano, on ne peut aborder la problématique harkie “hors de son contexte” historique complexe. “Que le discours national algérien les désigne toujours comme des traîtres à la patrie et que cette notion de traîtrise soit collectivement répandue ne veut pas dire que celle-ci soit figée et n’évolue pas avec le temps et les générations“, explique Mme Fabbiano à l’AFP.
“Les anciens supplétifs de l’armée française pendant la guerre de libération (1954-1962) ne sont pas rejetés partout de la même manière“, ajoute-t-elle. Elle en veut pour preuve que “des familles installées en France ont maintenu des liens, parfois très proches, avec les leurs en Algérie, qu’elles ont pu revoir sans tensions“.
En outre, selon l’historien Gilles Manceron, l’appellation de harkis masque des situations très diverses. “Certains construisaient des maisons dans les camps de regroupement, d’autres étaient utilisés pour la torture. Ce n’est pas du tout pareil,” explique-t-il à l’AFP.
Contrairement à une idée répandue, les harkis ne se sont pas massivement exilés après des massacres en 1962 (sur lesquels n’existent pas de chiffres consensuels), la plupart sont en réalité restés en Algérie, souligne l’historien.
D’ailleurs, sur environ 300.000 supplétifs travaillant pour l’armée française, “il y avait un tiers d’hommes seulement sur les 90.000 à 100.000 personnes parties en France” en 1962, détaille-t-il, en notant cependant que beaucoup de ceux qui sont restés en Algérie y ont été victimes de “discrimination et d’exclusion totale“.
Chape de plomb familiale
Les enfants et petits-enfants de harkis n’ont pour la plupart pas bénéficié d’une transmission familiale d’un passé douloureux et tragique qu’ils ont tardivement découvert. Selon la psychologue clinicienne Latéfa Belarouci, “le silence mis en place par les pères harkis se décline par une interdiction d’énonciation et une injonction (à leurs descendants, ndlr) à se taire qui apparaît comme un moyen de protection de la honte associée à la faute commise“.
Cette histoire familiale s’avère d’autant plus lourde à porter qu’elle s’inscrit “à l’intersection d’une histoire publique et privée… entachée d’opprobre social“, relève la psychologue. Néanmoins, les générations de descendants de harkis étant de plus en plus nombreuses avec le temps, la façon d’aborder le trauma familial n’est pas uniforme.
“Grandir dans une famille de harkis aujourd’hui, ou, dans les années 1970 dans un camp ou aux marges de la société française, ne vous expose pas aux mêmes enjeux, aux mêmes ressentis et donc aux mêmes vécus“, explique Giulia Fabbiano. Certains descendants cherchent à construire une nouvelle relation avec le pays d’origine et à la replacer dans l’histoire plus large de la colonisation/décolonisation de l’Algérie.
La reconstruction s’avère plus difficile pour d’autres, particulièrement ceux qui sont en France. Rejetés en Algérie et jusqu’à tout récemment, marginalisés en France, ils ne disposent pas toujours des instruments permettant de dépasser leur souffrance. “La honte des pères est reprise comme une dette par les enfants“, selon Mme Belarouci.
Confrontés à “la honte ressentie” lors de la découverte de l’histoire familiale, au silence en France sur la guerre d’Algérie et au “retour du refoulé“, il semble “difficile d’envisager que les descendants de harkis s’en sortent par une simple démarche individuelle“, explique la praticienne. La tumultueuse relation franco-algérienne depuis soixante ans n’arrange pas les choses.
“La reconnaissance tardive des harkis par la France permet certes un travail de réparation, mais demeure inefficace pour permettre une restauration de l’estime de soi, une restructuration de la psyché, dépassant la honte et la haine. Seul un travail de mémoire collectif peut le permettre“, ajoute Mme Belarouci.