Occultant les exactions commises par les Grecs eux-mêmes dans le Péloponnèse contre les civils turcs, les représentations des massacres de Chios (1822) ou du siège de Missolonghi (1826-1827) semblent avoir largement façonné les imaginaires européens d’un empire ottoman barbare. Elles nourrissent le développement du philhellénisme, puis l’intervention des puissances européennes, permettant la naissance de l’État-nation grec.
Nicolas Lepoutre > 1er avril 2022
Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil1
En ce début du XIXe siècle, alors que la Sublime Porte est confrontée à une violente révolte en Grèce (1821-1829), de nombreux artistes européens contribuent à façonner une vision très dépréciative de l’empire ottoman. Poètes et peintres dépeignent les Turcs comme des barbares musulmans opprimant et massacrant injustement un peuple grec chrétien légitimement révolté. Ainsi de Victor Hugo dans son recueil de poèmes Les Orientales, Eugène Delacroix avec ses Scènes des massacres de Scio de 1824 et sa Grèce sur les ruines de Missolonghi de 1826, ou encore Ary Scheffer (Les Femmes souliotes, 1827).
Si les relations entre l’empire ottoman et les puissances chrétiennes sont de longue date marquées par une certaine ambiguïté, entre rapprochements durables (notamment la célèbre alliance entre la France et l’empire ottoman initiée par François Ier et Soliman le Magnifique et affrontements récurrents (l’esprit de croisade étant invoqué jusqu’au XVIe siècle par la papauté contre les Ottomans), la guerre d’indépendance grecque acquiert une résonance inédite en Europe.
Les objectifs des massacres encore débattus
Indéniablement, la réponse ottomane au soulèvement grec de 1821 est extrêmement violente : si les estimations des historiens varient quelque peu, en l’absence de sources démographiques fiables, plus des deux tiers de la population de l’île de Chios2 auraient par exemple été massacrés ou réduits en esclavage en 1822, avant que des sacs de têtes coupées ne soient envoyés à Constantinople. L’historien Olivier Delorme, dans son ouvrage La Grèce et les Balkans, I (Gallimard, 2014) parle de 23 000 personnes «égorgées» en quinze jours et 47 000 réduites en esclavage pour 100 000 habitants. Son homologue Edhem Eldem, dans son cours au Collège de France du 16 février 2018 intitulé «Les défis du nouvel ordre» estime pour sa part le nombre de survivants à 20 000 sur 80 000 habitants à l’origine.
Ces différents motifs (massacre d’hommes, mais aussi de femmes et d’enfants, réduction en esclavage des survivants, têtes coupées envoyées au sultan), ainsi que celui de l’atteinte aux hommes d’Église (tel le patriarche de Constantinople Grégoire V accusé de complicité avec les insurgés et exécuté en 1821), sont récurrents dans les récits de la guerre d’indépendance grecque. Loin de constituer un événement isolé, ils sont largement rapportés par les diplomates et artistes européens du XIXe siècle et attestés par les universitaires contemporains.
Pour autant, les interprétations diffèrent. Olivier Delorme qualifie à plusieurs reprises ces actes de «massacres à connotation éradicatrice» ou «génocidaire». Edhem Eldem y voit plutôt un «massacre impérial» résultant de plusieurs dynamiques : le recours habituel à des «trophées» (les têtes coupées) comme preuves tangibles de la réussite de la répression de la part des officiers ottomans locaux, la volonté de «faire un exemple» pour arrêter rapidement une rébellion qui prend une ampleur croissante, la difficulté des autorités ottomanes à contrôler leurs soldats en raison du recours à des irréguliers (les bachi-bouzouks3). Il souligne par ailleurs que les documents ottomans relatifs aux massacres de Chios ne présentent pas une vision unifiée de ces événements : si le gouverneur de l’île se félicite de la violence de ses troupes et adopte une vision largement déshumanisée des populations massacrées, d’autres officiels les regrettent manifestement.
Il se peut naturellement que les Ottomans aient pratiqué une forme de double discours à destination des diplomates européens pour éviter leur ingérence. Néanmoins, Edhem Eldem rappelle également que la Sublime Porte n’a guère d’intérêt à exterminer totalement la population d’une île comme Chios puisque cela reviendrait à priver l’empire de ressources précieuses, et ce d’autant plus que les élites locales sont riches (grâce au commerce) et qu’elles payent d’importants impôts (en tant que dhimmi4).
L’opinion européenne philhellène
Quelles que soient les intentions et causes profondes de ces massacres, elles s’avèrent un puissant levier dans la mobilisation de l’opinion publique européenne. Plusieurs éléments peuvent expliquer l’écho qu’ils rencontrent parmi les élites françaises, britanniques ou encore états-uniennes puis au sein de couches beaucoup plus larges de la population. En premier lieu, la rébellion grecque est profondément ambiguë : elle peut être perçue à la fois comme une révolution libérale, c’est-à-dire une lutte contre un État absolutiste guidée par les idéaux de la Révolution française, mais aussi comme un mouvement national, recherchant la libération d’un peuple d’une domination étrangère. Républicains français, libéraux espagnols, carbonari italiens5 peuvent donc facilement s’identifier aux Grecs et partager leur combat.
La dimension religieuse est également très présente : en 1822, afin de s’attirer les faveurs des puissances européennes réunies en congrès à Vérone, les insurgés grecs concluent qu’en tant que «chrétiens persécutés depuis quatre siècles pour être restés fidèles à Notre Sauveur et notre souverain maître, ils défendront, jusqu’au dernier, son Église».
Enfin, il convient de rappeler que la Grèce bénéficie d’un statut particulier dans l’Europe romantique du début du XIXe siècle : redécouverte grâce notamment au Pèlerinage de Childe Harold de Lord Byron (récit de son «Grand Tour», notamment en Grèce, publié entre 1812 et 1818 et qui rencontre un très grand succès), elle est perçue comme le berceau antique de la civilisation. Ces Européens constituent à partir de l’été 1821 de nombreux comités philhellènes, soutenant les insurgés en leur envoyant de l’argent ou des armes, voire en se rendant directement sur place pour combattre (environ 1 200 personnes, dont Lord Byron qui meurt de la malaria au cours du siège de Missolonghi, devenant un martyr de la cause grecque).
Valse-hésitation diplomatique
Pour autant, les gouvernements européens sont quant à eux extrêmement réticents à soutenir les Grecs, au moins dans un premier temps; au contraire, ils prennent initialement position pour les Ottomans. Loin d’être surprenant, ce choix apparaît parfaitement cohérent avec l’ordre européen instauré par le Congrès de Vienne de 1814-1815 : en réaction aux troubles provoqués par la Révolution française puis par l’expansionnisme napoléonien, les grandes puissances réunies autour du chancelier autrichien Metternich rejettent catégoriquement les idées libérales et le principe des nationalités. Elles décident de former une «Sainte-Alliance» — devenue ensuite la «Quadruple Alliance», c’est-à-dire une alliance militaire ayant pour but d’écraser conjointement toute tentative révolutionnaire en Europe. Au moment où les Grecs mènent leur lutte contre les Ottomans, les puissances européennes missionnent par exemple la France pour mettre fin au soulèvement en Espagne contre l’absolutisme du roi Ferdinand VII de Bourbon (1823).
L’empire ottoman ne fait certes pas directement partie du concert européen instauré au Congrès de Vienne, mais il en bénéficie en quelque sorte : les Européens sont d’ailleurs de plus en plus mécontents de l’incapacité du sultan à résoudre cette «affaire de Grèce»6, dans un contexte où les philhellènes constituent aussi des forces d’opposition internes.
Les positions du Royaume-Uni et de la Russie (puis de la France) évoluent véritablement à partir de 1827, en raison de la pression de leurs opinions publiques et surtout de leurs intérêts bien compris. Saint-Pétersbourg voit ainsi dans cette guerre d’indépendance l’occasion de se faire reconnaître un rôle de protecteur des Grecs chrétiens (à l’instar de celui qu’il a obtenu dans les principautés danubiennes) et d’étendre son influence. Pour éviter une action russe unilatérale, Londres décide de négocier avec le tsar : les deux États proposent en 1827 leur «médiation» entre Grecs et Ottomans. Ils promeuvent une forme d’autonomie pour les Grecs à l’intérieur de l’empire ottoman, tout en menaçant la Sublime Porte d’une intervention directe (traité de Londres). Le refus du sultan d’obtempérer provoque de multiples interventions européennes : destruction des navires ottomans dans la baie de Navarin en 1827, envoi d’un corps expéditionnaire français en Morée (actuel Péloponnèse) en 1828, guerre menée par la Russie en 1828-1829. In fine, la Grèce obtient son indépendance en 1830, reconnue par les Ottomans en 1832.
POUR ALLER PLUS LOIN
➞ Anne Couderc, «L’Europe et la Grèce, 1821-1830. Le Concert européen face à l’émergence d’un État-nation», Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, no. 42, 2015/2; p. 47-74.
Un article scientifique qui montre bien l’évolution de la position des grandes puissances vis-à-vis de la guerre d’indépendance grecque entre 1821 et 1830, et ses conséquences sur la définition du nouvel État grec;
➞ «1821, la Grèce lutte, l’Europe exulte», Le Cours de l’histoire, 2 avril 2021;
Une émission de France Culture qui remet en contexte le développement du philhellénisme;
➞ Edhem Edelm, «L’Empire ottoman et la Turquie face à l’Occident», cours du Collège de France, 2017-2022.
Un large panorama qui permet de comprendre l’évolution des relations entre l’empire ottoman et l’Europe entre le XVIIIe et le XXe siècle, avec une attention particulière portée aux dynamiques internes à la Sublime Porte.
Nicolas Lepoutre Professeur agrégé d’histoire.