À la faveur de la trêve, qui aura duré une semaine, ils ont franchi le poste de Rafah, à la frontière égyptienne. Rami, du Caire, a décidé de rentrer voir sa famille à Gaza, malgré les risques. Kariman, elle, a réussi à quitter le territoire palestinien après plusieurs semaines sous les bombes. Récits croisés.
Julie Paris
1 décembre 2023 à 07h42
Le Caire (Égypte).– La trêve aura duré une semaine. Commencée vendredi 24 novembre, elle a pris fin vendredi 1er décembre à l’aube. Une semaine pendant laquelle, pour la première fois depuis le début du conflit, les Gazaoui·es bloqué·es en Égypte ont eu l’autorisation de rejoindre l’enclave.
La nouvelle est tombée par surprise, le 23 novembre, via la représentation diplomatique palestinienne en Égypte. « Depuis le début de la guerre, notre “ambassade” a été aussi efficace que celle de Djibouti », persifle Rami H.* La comparaison provoque les rires de ses amis rassemblés dans un appartement enfumé au cœur d’un quartier populaire de la capitale égyptienne.
Les naufragés gazaouis du Caire se retrouvent ici à la nuit tombée, pour se donner des nouvelles ou siroter du thé en silence. Au mur, une télé muette diffuse en boucle des images de leur terre natale. « Impossible de rester seuls. On deviendrait fous », glisse l’un d’eux. Tous ou presque sont originaires du nord de la bande de Gaza. Certains étudient en Égypte. D’autres étaient en déplacement à l’étranger lors de l’attaque du Hamas du 7 octobre dernier. Rami H. était hospitalisé pour un problème cardiaque.
Au lendemain des premiers bombardements israéliens, il est bien décidé à rejoindre son épouse et leurs enfants, restés dans leur maison de Jabalya. Il lui faut quelques jours pour s’approvisionner en médicaments. C’est déjà trop tard. L’Égypte a verrouillé l’accès au Sinaï. C’est l’unique passage pour rejoindre la bande de Gaza depuis l’Égypte.
Le poste frontière de Rafah, entre l’Égypte et le sud de la bande de Gaza, vendredi 24 novembre 2023. © Photo Nicolas Maeterlinck / Belga via AFP
Pendant près de cinquante jours, le quadragénaire vit suspendu aux nouvelles toujours plus rares de sa famille. « Je n’ai jamais été aussi stressé de ma vie, affirme-t-il en allumant une énième cigarette. J’ai même commencé à fumer et je n’arrive pas à m’arrêter, même si c’est dangereux pour mon cœur. » Sa femme et leurs cinq enfants sont réfugiés dans le sud de bande de Gaza. « Je ne sais pas exactement ce qu’ils vivent ni comment ils arrivent à s’en sortir. Ils me répètent que tout va bien pour ne pas m’inquiéter, alors je veux le voir de mes yeux. »
Rami H. est à la veille d’un long voyage. D’ici quelques heures, il grimpera dans un minibus en direction du canal de Suez, où il sera soumis à un premier contrôle.
Quelques centaines de personnes ont déjà entrepris cette odyssée, à travers un Sinaï parsemé de checkpoints militaires égyptiens, pour regagner le poste-frontière de Rafah. La famille de Rami H. n’a pas été prévenue. Il tente désespérément de la joindre depuis dix jours.
Avant que le contact ne soit rompu, il entendait son fils de 9 ans pleurer au téléphone en le suppliant de revenir. « C’est surtout pour lui que je rentre », explique le père de famille, sur le point de se constituer prisonnier d’un enfer à ciel ouvert. « Je suis partagé entre la joie de tous les serrer dans mes bras et la crainte de ne plus pouvoir sortir si la trêve est rompue. »
Nous vivions sous la chape de plomb du Hamas, il fallait s’en débarrasser, oui, mais pas de cette manière-là.
Rami H., gazaoui
Ses valises sont bouclées. Il emporte avec lui ses médicaments, quelques vêtements d’hiver pour ses enfants et un peu de nourriture. Dans le petit salon enfumé, les discussions vont bon train sur les prix des aliments qui s’envolent à Gaza. « Mon frère me dit que le kilo de farine est passé à 200 NIS [environ 50 euros – ndlr] ? Vous aussi vous avez cette information ? », demande-t-il à l’assemblée. Ancien gendarme de l’Autorité palestinienne, il est le seul à prendre la route du retour. Certains sont obligés de rester auprès d’un parent malade. D’autres ont été convaincus par leurs familles de rester au Caire pour préparer leur sortie.
Rami H. s’engouffre dans l’inconnu mais il est certain d’une chose : il ne reverra pas sa maison du nord de la bande de Gaza. Son quartier est devenu un champ de ruines. Il prévoit de retrouver les siens qui sont parqués depuis des semaines dans un deux-pièces du camp de Nuseirat, au sud de la ville de Gaza.
« J’ai peur de ne pas pouvoir reconnaître l’endroit où j’ai vécu toute ma vie. Tout est détruit. Nous vivions sous la chape de plomb du Hamas, il fallait s’en débarrasser, oui, mais pas de cette manière-là », soupire-t-il. Après un long voyage de plus de vingt-quatre heures, Rami H. a traversé le poste-frontière de Rafah le mercredi 29 novembre au matin. Depuis, il est injoignable.
En sens inverse
« Vous semblez sortis de nulle part. Vous venez de Gaza ? » À la descente du taxi qui les a menés du poste-frontière de Rafah jusqu’au Caire, Kariman Mashharawi et sa famille sont aussitôt alpagués par un serveur de café. Le teint cireux, le visage émacié et les vêtements poussiéreux, ils errent, abasourdis par les lumières et le vacarme de la capitale égyptienne. « Pas besoin d’être devin. Nous faisions vraiment peine à voir », s’esclaffe aujourd’hui la jeune femme, âgée de 27 ans. « Nous avons pris dix ans en cinquante jours de guerre. » D’un geste fébrile, elle ôte son voile et laisse échapper une poignée de cheveux blancs.
À ses côtés, Rania, sa sœur cadette, pousse un cri de joie. Des visiteurs ont apporté des macaronis, son plat préféré. « Jusqu’à la semaine dernière, nous mangions du pain et de l’huile d’olive. Mon père, lui, se nourrissait de quatre dattes par jour, il a perdu 10 kilos », s’exclame l’adolescente de 16 ans. Kariman ne jette pas un regard à la nourriture.
Après des semaines de privations et de nuits hachées,la jeune femme, cheffe de projet dans une entreprise du métavers, peine à retrouver l’appétit et le sommeil. Malgré la fatigue, elle est intarissable sur son périple : « Tant que j’étais à Gaza, je ne pouvais rien partager sur les réseaux sociaux parce que je nous mettais en danger. Désormais, c’est un devoir pour moi de témoigner », explique-t-elle en faisant défiler les images de leur périple.
Une véritable odyssée faite de départs précipités et de choix hasardeux. Quelques jours après avoir trouvé refuge dans le sud de l’enclave palestinienne, les Mashharawi décident de rebrousser chemin pour rentrer chez eux. Leur immeuble cossu de l’ouest de la ville de Gaza est assez vaste pour héberger le père et la mère de Kariman, ainsi que sa sœur, sa belle-sœur et ses nièces, ses deux jeunes frères, son oncle avec sa famille, dont la maison a été détruite par une frappe israélienne. « Nous étions loin de nous douter que nous serions pris au piège », souffle Kariman.
Une semaine après le début de l’offensive terrestre israélienne, les chars encerclent la ville de Gaza. Leur quartier est pilonné avant d’être occupé par l’armée. Depuis le sommet d’un bâtiment voisin, des snipers israéliens tirent à l’aveugle sur leur domicile, pourtant identifié comme un bâtiment des Nations unies. Depuis des décennies, les Mashharawi accueillent des travailleurs humanitaires étrangers. Les garde-manger de leurs locataires, évacués au début de la guerre, sont vidés.
Ils s’entassent dans un petit abri antiaérien de 12 m2 situé au rez-de-chaussée. Un luxe que s’est octroyé le père de Kariman, ingénieur de métier, lors de la construction de l’immeuble. Ils sont 28 au total dans cet espace réduit où ils dorment assis ou accroupis, sans eau, sans électricité et sans connexion internet, des jours durant. La nourriture vient à manquer. Le stock de conserves s’épuise. Le temps est compté.
Un homme ensanglanté nous suppliait de l’emmener mais nous étions dans l’incapacité de le transporter.
Kariman Mashharawi, réfugiée de Gaza
Leur salut vient de loin. À des milliers de kilomètres de là, Majd, la sœur aînée de Kariman, multiplie les appels. Depuis les États-Unis puis l’Arabie saoudite où elle réside, elle active ses réseaux. Un seul objectif : faire sortir les neuf membres de sa famille. Il faut d’abord les extraire de leur domicile cerné de toutes parts. Après une coordination fastidieuse avec l’armée israélienne, ils quittent la cour de l’immeuble en rang, deux par deux.
Des tee-shirts de l’ONU accrochés à des manches à balais font office de drapeaux blancs. Le temps est compté. La famille Mashharawi a une heure devant elle, pas une minute de plus, pour s’échapper de la ville dévastée.
Au beau milieu des décombres, des cadavres jonchent le sol, des blessés agonisent sur les trottoirs. « Un homme ensanglanté nous suppliait de l’emmener mais nous étions dans l’incapacité de le transporter. Je lui ai donné de l’eau. Il est certainement mort dans la foulée », murmure Kariman. Ils parcourent à pied les huit kilomètres qui les séparent du checkpoint érigé par l’armée israélienne à la lisière de la ville. Avant de rejoindre le sud de l’enclave dans l’attente de partir de la bande de Gaza, via Rafah.
Le 23 novembre dernier, à 2 heures du matin, la famille reçoit le message tant espéré. Bien qu’ils ne possèdent que la nationalité palestinienne, leurs neuf noms ont été inscrits sur une liste de ressortissantes et ressortissants binationaux autorisés à quitter l’enclave le jour même. Un précieux sésame obtenu sans pot-de-vin mais au prix d’une longue attente, sous couvert d’un feu vert sécuritaire d’Israël.
En théorie, le poste-frontière est l’unique point de passage de la bande de Gaza à ne pas être aux mains de l’État hébreu. En réalité, Israël exerce un contrôle strict sur cet accès égyptien. « C’est absurde. Si vous souhaitez me rendre visite, je dois d’abord demander la permission à mon voisin ? », s’interroge le père de Kariman.
La famille Mashharawi a rejoint la cohorte des rares civils habilités à traverser la frontière. Seuls 10 000 personnes, de nationalité étrangère ou avec une double nationalité, ainsi que 500 personnes blessées et leurs accompagnateurs, ont pu quitter la bande de Gaza depuis l’ouverture de Rafah au début du mois, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha).
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Depuis l’entrée en vigueur de la trêve humanitaire le 24 novembre, l’accès aux listes de rapatrié·e·s est restreint et les places sont chères. Des tarifs affolants, mais invérifiables, circulent. Pour fuir de l’enclave, il faudrait désormais payer de 2 500 à 5 000 dollars par tête. Les prix fluctuent, suivant le bon vouloir des gardes-frontières égyptiens.
« Je suis soulagée de m’être échappée tout en étant dévastée d’avoir tout quitté », regrette Kariman, les yeux embués. De sa vie d’avant, il ne lui reste que quelques vêtements et son ordinateur. Derrière elle, elle a laissé Ahmed, qui se trouve à l’est de la ville de Gaza. Tous les deux étaient sur le point de se fiancer. Elle n’a pas entendu sa voix depuis plus d’un mois.
Le périple de la famille Mashharawi n’est pas fini. L’Égypte leur a laissé 72 heures pour quitter le pays. Ils attendent toujours leur visa pour l’Arabie saoudite, au grand dam de la mère de Kariman, qui craint un aller sans retour : « Je voudrais tellement rentrer chez moi, même s’il n’y a plus rien. Gaza me manque tellement. »
Julie Paris