Largement médiatisé, le naufrage qui a fait 27 morts au large de Calais le 24 novembre a arraché quelques larmes de crocodiles aux requins qui gouvernent la France et l’Angleterre. Un bal des tartuffes qui n’occultera pas cette vérité : la fermeture meurtrière de la frontière maritime de la Manche, toujours plus militarisée, ils en sont les premiers responsables.
«Le véritable ennemi voyage en jet privé, pas sur des embarcations de fortune.»
(Tag sur un mur du centre-ville de Douvres, octobre 2021)
⁂Rivage français
De la plage de Sangatte, par temps dégagé, on voit clairement les falaises blanches de Douvres, de l’autre côté du Channel. Elles miroitent à une trentaine de bornes, pas plus, quasiment la porte à côté. Mirage séduisant qui explique sans doute que certains exilés se lancent à l’assaut de la Manche depuis cet endroit passablement surveillé. Cela réussit rarement. «Il y a peu, trois Soudanais y ont tenté le passage en kayak au petit matin, mais ils ont vite été arraisonnés par les gardes-côtes», expliquait début octobre Gabriella * du collectif Watch the Channel.
Proche du réseau européen AlarmPhone qui apporte une assistance téléphonique aux personnes en détresse dans leur traversée de la Méditerranée1, Watch the Channel a été créé en 2018 par des militants français et anglais, en réponse à la hausse des tentatives de passage par la mer. L’objectif : donner aux personnes concernées et aux associations qui les aident le maximum d’informations pour atténuer les risques. Parmi ces consignes, dans le petit flyer que le collectif distribue aux exilés, cet impératif : «Do not try without an engine». Sans moteur, en effet, le risque est grand de se faire emporter beaucoup plus au nord par les courants. Si le drame a été évité pour le trio en kayak dont parlait Gabriella, ce n’est pas toujours le cas. Le jeudi 11 novembre, trois personnes étaient portées disparues après s’être lancées sur le même type d’embarcation.
Comme pour le passage via les ferries ou les wagons d’Eurotunnel, de moins en moins plébiscité car toujours plus difficile au vu des techniques de surveillance quasi dystopiques qui y sont désormais déployées, les modalités des tentatives maritimes varient selon de multiples données. S’y croisent météo, logistique des réseaux de passeurs et bouche-à-oreille. Parmi ces facteurs, l’accroissement constant du harcèlement policier à Calais et dans ses environs est déterminant. Conséquence : les tentatives se font depuis des zones toujours plus éloignées, réparties sur le littoral de 130 kilomètres faisant face à l’Angleterre, du Dunkerquois à la baie de Somme.
Mais si les passages réussis sont nombreux (environ 26 000 personnes entre janvier et fin novembre 2021), de même que les sauvetages (8 200 côté français pour la même période, selon la préfecture maritime), les drames se multiplient à l’approche de l’hiver. Officiellement trois personnes mortes et quatre disparues de janvier à mi-novembre – des chiffres sous-estimés selon Watch the Channel. Avec en outre des sauveteurs estimant être au «bord du point de rupture2». Et une nouvelle glaçante qui tombe à l’instant T de la rédaction de cet article, mercredi 24 novembre : vingt-sept nouveaux morts dans un naufrage au large de Calais. Vingt-sept.
Le bilan pourrait être plus lourd encore. Car, contrairement à ce qui se passe en Méditerranée, ici les secours en mer officiels mènent pour l’instant un travail essentiel, des deux côtés de la ligne séparant les eaux françaises et anglaises. Gabriella évoque ainsi le cas de ce small boat en difficulté côté France, dont deux des occupants sont secourus tandis que les autres choisissent de continuer, avant d’être à leur tour récupérés quand la situation empire. Mais les militants calaisiens craignent une détérioration du secours. Mi-octobre, Gabriella lançait l’alerte : «On commence à avoir des gens qui disent “On a attendu des heures avant d’être secourus”. Ou bien les deux côtés qui se renvoient la balle. Et alors que l’hiver s’annonce et que les cas d’hypothermie se multiplient, on redoute des drames encore pires.» Et d’ajouter : «Le climat politique en Angleterre ne pousse pas vraiment à l’optimisme.» C’est peu dire.Rivage anglais
Dans le port de Douvres, beaucoup moins sécurisé que celui de Calais, il y a une zone à l’écart où sont prises en charge les personnes récupérées par la Border Force. Souvent débarquées au petit matin, elles sont régulièrement filmées par des militants d’extrême droite, explique Mark*, de Watch the Channel, me montrant sur son smartphone des photos des poètes en question qui, selon un autre témoignage3, «intimident et harcèlent les migrants» régulièrement : «Ces gens font des live-stream des arrivées en expliquant qu’elles font partie d’une invasion», détaille Mark. «Proches [du groupe d’extrême droite] English Defense League, ils veulent imposer la narration du grand remplacement. Et leur discours a clairement une porosité auprès du gouvernement, qui a une posture de plus en plus extrémiste.»
En octobre 2020, des documents fuitent dans la presse anglaise, concernant les discussions menées au ministère de l’Intérieur pour enrayer les passages maritimes. Parmi les plans évoqués : la mise en place d’une gigantesque machine à vagues anti-small boats ou la construction d’un mur flottant4. Projets irréalistes, sans doute, mais qui avancent avec d’autres propositions plus concrètes. Comme l’éventuelle construction d’un centre de détention pour migrants sur l’île de l’Ascension, territoire britannique d’outre-mer, à 4 000 kilomètres au sud, en plein Atlantique. Les Britanniques lorgnent de fait avec insistance du côté de l’Australie, qui mène une politique de refoulement vers des camps-prisons hors de son territoire continental. Quant à la criminelle proposition de la ministre de l’Intérieur Priti Patel de recourir aux pushbacks (refoulements) en mer pour repousser les embarcations vers la France, elle est très sérieusement discutée par la classe politique anglaise et a même donné lieu à des exercices au large de Douvres, avec des jet-skis de la Border Force s’entraînant à arraisonner des embarcations. La marque d’un débat échappant à tout contrôle, dans lequel Patel se sent pousser des ailes.
Ministre de l’Intérieur du gouvernement Johnson depuis 2019 et égérie de l’aile droite du parti conservateur, Priti Patel se veut une dure à cuire. Admiratrice de Thatcher, partisane de la peine de mort et fervent soutien du Brexit, elle est celle qui incarne le mieux l’extrême-droitisation du gouvernement. Elle porte d’ailleurs un projet de loi actuellement discuté au Parlement, le «Nationality and Borders Bill», mêlant durcissement du droit d’asile et criminalisation accrue des personnes débarquant clandestinement par bateau. Alors même que le nombre de demandeurs d’asile a baissé en 2020 5 et que le pays accueille proportionnellement beaucoup moins de personnes exilées que ses voisins européens, le débat est devenu tellement toxique que l’incendiaire Patel est accusée dans ses propres rangs d’être trop droit-de-l’hommiste. Une course à l’échalote nationaliste qui influe également, quelle surprise, sur la situation de l’autre côté de la Manche.Ping-pong sécuritaire
«Calais, tunnel sous l’humain». Ainsi était titré l’article publié dans le dernier numéro de CQFD. Une autopsie froide de la traque aux personnes exilées menée par l’État français. Depuis notre passage, elle continue dans l’indifférence générale (lire dans ce même numéro, «Exilés dans la boue et le froid : l’État assume»), avec pour seule réponse une inflation des moyens sécuritaires, à Calais et ailleurs. Aux drones et policiers à cheval patrouillant sur les rivages s’ajoute ainsi la course à la vidéosurveillance côtière. Une évolution documentée par les canards locaux, à l’image de la Voix du Nord publiant le 22 octobre dernier un article intitulé «Les élus du Calaisis (presque) tous favorables aux caméras anti-passeurs», mentionnant la déception du maire de Marck-en-Calaisis : «Seul bémol, l’installation de quatre caméras a été proposée. C’est insuffisant pour l’élu.» Un élu qui donne le la : aujourd’hui comme hier ou demain, c’est insuffisant, il faut toujours plus de caméras, de barbelés à lames rasoirs, de drones…
Lundi 22 novembre, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin annonçait ainsi un plan de dotation matérielle de 11 millions d’euros pour des quads, des 4×4 ou des caméras thermiques. Soit une petite partie de l’enveloppe de 62,7 millions d’euros promise en 2021 par les Anglais pour lutter contre l’immigration clandestine. L’objectif : une militarisation toujours plus marquée de la frontière, dans la droite ligne des politiques européennes en la matière.
C’est ainsi que, de mois en mois, se perpétue des deux côtés de la Manche le spectacle d’une invasion mise en scène comme ingérable et exigeant une réponse martiale immédiate, dans un jeu de ping-pong politique misant sur des symboles et une médiatisation anxiogènes. «Calais est un espace hautement stratégique en matière de communication, où l’on expérimente de nouvelles politiques sécuritaires sur des personnes étrangères», nous rappelait Juliette Delaplace du Secours catholique à la mi-octobre. Dit autrement par les militants de Corporate Watch6 : «[La ville] a une importance fondamentale en tant que symbole pour la propagande anti-migrants – le parfait récit alarmiste qui guide le régime des frontières.»
L’énième drame qui vient de se dérouler au large de Calais, lequel aura un temps orienté sur place caméras et politiciens, s’inscrit déjà dans cette narration sécuritaire, mêlant dénonciation des passeurs et appels à Frontex, le bras armé des frontières européennes. Une chose est sûre : le sang du Channel ne sera pas lavé par ceux qui l’ont fait couler.
Émilien Bernard
De l’autre côté du miroir
L’histoire du renforcement de la frontière franco-anglaise est faite de multiples jalons, de l’accord du Touquet, en 2003, répartissant les rôles entre les deux États (les Anglais financent, les Français contrôlent) à celui de Sandhurst, en 2018, le prolongeant en resserrant les boulons sécuritaires. Des deux côtés de la Manche, leur socle, l’instrumentalisation de la question migratoire s’est développé, tout au long de cette période, avec des visées électoralistes évidentes. On en connaît logiquement mieux les rances contours français. Mais le miroir anglais de cette grandissante xénophobie d’État est tout aussi édifiant. Dans un ouvrage intitulé The UK Border Regime (2018), les militants de Corporate Watch détaillent ainsi l’alliance successive de «la guerre du Labour contre les demandeurs d’asile» menée suite à l’élection du travailliste Tony Blair en 1997, puis la politique dite de l’» environnement hostile aux migrants» de Theresa May, à partir de 2012. Une factice construction de l’immigration comme problème à résoudre urgemment, menée main dans la main avec des médias réactionnaires faisandés et une industrie sécuritaire florissante, débouchant sur ce que le collectif désigne comme une «escalade dramatique de la répression des migrants». Le tout ayant depuis été parachevé par le triomphe de Boris Johnson, du Brexit et des délires nationalistes made in Perfide Albion. France-Angleterre : zéro-zéro.
1 Lire à ce sujet«En mer Égée : “Le bateau a un trou mais les gardes-côtes ne nous aident pas”», CQFD n° 186 (avril 2021).
2 Lire«Dans la Manche, les sauveteurs au secours des migrants craignent d’atteindre “le point de rupture”», Le Monde (18/11/2021).
3 «Channel Rescue, la patrouille citoyenne à l’affût des arrivées de migrants sur les côtes anglaises», InfoMigrants (26/03/2021).
4 Lire notamment«No 10 confirms UK offshore asylum plan under consideration», The Financial Times (30/09/2020).
5 Voir notamment «The Observer view on Priti Patel’s fake migrant crisis», The Guardian (21/11/2021). On y lit : «Le nombre de personnes venant sur place demander l’asile a baissé de 4% l’année dernière et représente au plus la moitié de ce qu’il était au début des années 2000.»
6 Dans leur livre The UK Border Regime, 2018, en accès libre sur la Toile.