par Ilana Moryoussef publié le 21 septembre 2021 à 8h00
La saison des prix littéraires commence à peine, et déjà, la première sélection du Goncourt semble entachée par une question de conflit d’intérêt. L’un des 16 écrivains sélectionnés n’est autre que le compagnon de l’une des jurées, la romancière Camille Laurens. Les membres du jury le savaient et sont passés outre.
On était à peine au début de l’été quand certains ont tiré la sonnette d’alarme. Mais c’est le 7 septembre dernier, jour de la première réunion de délibérations du jury Goncourt chez Drouant, que la question s’est réellement posée. Que faire avec “Les enfants de Cadillac”, premier roman du philosophe François Noudelmann ? (lire la critique publié sur ce blog il y a quelques jours sous la plume de Pierre Mora) En effet, celui-ci est le compagnon de l’une des jurées, la romancière Camille Laurens (membre de l’Académie Goncourt depuis février 2020).
Les places sont chères, pour la première sélection du prix Goncourt, la plus convoitée du Paris littéraire : à peine une quinzaine d’heureux élus sur les 520 livres de la rentrée.
Autant dire que les éditeurs n’épargnent ni leur temps ni leur peine pour tenter de convaincre les jurés. L’édition est un tout petit monde. Que faire dans un cas comme celui-ci, où juré(e) et auteur(e) forment un couple ? Est-ce un cas de conflit d’intérêt caractérisé ? Non, tranche Didier Decoin. Le président de l’Académie Goncourt assume la décision du jury de faire figurer le roman de François Noudelmann dans la première sélection du prix. “Ce qui nous intéresse, c’est l’œuvre et elle seule. Les liens que l’auteur peut avoir avec X ou Y, ce n’est pas notre problème.”
Didier Decoin reconnaît cependant qu’il ne lui viendrait pas à l’esprit de faire figurer son fils, le romancier Julien Decoin, dans une sélection du Goncourt.
“Pas une raison pour pénaliser un bon livre”
Où placer la limite dans un monde où presque tous se connaissent ? “Ils [Camille Laurens et François Noudelmann] ne sont pas mariés, je ne sais même pas s’ils sont pacsés. Alors oui, ils sont ensemble. Nous avons estimé que ce n’était pas une raison pour pénaliser un bon livre.”
La question a tout de même nécessité un vote des dix membres du jury. “La majorité a estimé qu’il n’y avait pas de problème à ce que le livre figure sur la liste”, insiste Didier Decoin.
Sollicitée par mail et par SMS, Camille Laurens n’a pas répondu à nos demandes d’entretien.
Les questions de conflit d’intérêt ne sont pas rares dans le monde de l’édition, où l’on est tout à tour, et quelquefois en même temps, journaliste, écrivain, éditeur ou membre d’un jury. Quand en plus s’y mêlent des considérations d’ordre privé, difficile d’être irréprochable. L’an dernier, Le Monde Magazine a publié un article mettant en cause un membre du jury du prix Renaudot pour avoir poussé le livre de sa compagne.
Un démontage en règle d’une concurrente
Dans le cas présent, ce qui a attiré l’attention sur Camille Laurens, c’est la chronique d’une violence inouïe qu’elle a consacrée dans Le Monde des Livres (daté du 17 septembre 2021) au livre d’Anne Berest (La carte postale, éditions Grasset), également présente dans la première sélection du Goncourt. ((lire cette chronique ci dessous)
Certains, dans le milieu de l’édition, ont haussé le sourcil, estimant que l’article excédait le cadre de la critique littéraire pour verser dans les attaques personnelles. Les mêmes ne manquent pas de faire remarquer que comme François Noudelmann, Anne Berest évoque la Shoah et la quête de son identité juive. Sauf que le livre d’Anne Berest a eu les faveurs de la presse et rencontre un succès commercial plus grand. Jalousie ? Désir d’éliminer une concurrente ? Exercice légitime de la critique ?
Il faut noter que dans de précédentes chroniques, toujours pour Le Monde, Camille Laurens a dit grand bien des livres de Christine Angot et de Mohamed Mbougar Sarr, présents eux aussi dans la première sélection du Goncourt.
Quoi qu’il en soit, le président Didier Decoin n’a guère apprécié qu’un membre de son jury s’en prenne publiquement à un livre sélectionné par ses pairs. “Je vous le dis franchement”, tempête-t-il, “ça, je n’ai pas aimé du tout, du tout, du tout ! À partir du moment où l’Académie vote pour un livre, Camille [Laurens, NDLR] faisant partie de l’Académie, elle doit être solidaire. Elle n’a pas à décréter tout à coup que ce livre est une nullité !” Et de conclure : “Je n’ai pas apprécié du tout. Et nous en parlerons.”
La prochaine réunion des académiciens Goncourt est prévue le 5 octobre prochain. Elle devrait donner lieu à d’intéressantes mises au point.
« La Carte postale », d’Anne Berest : le feuilleton littéraire de Camille Laurens
Chronique
Camille Laurens
écrivaine
Notre feuilletoniste trouve beaucoup de mal à dire du nouveau roman d’Anne Berest, et peu de bien.
Publié le 16 septembre 2021 à 12h00 Temps de Lecture 4 min.
« La Carte postale », d’Anne Berest, Grasset, 512 p., 24 €, numérique 17 €.
DEVOIR DE REGARD
On hésite, lorsqu’on est écrivain et critique, à parler d’un livre qu’on n’aime pas. Ce n’est après tout qu’une expérience subjective. Mais lorsqu’on se demande pourquoi on ne l’aime pas, souvent la raison dépasse les goûts et les couleurs : il en va de la littérature, et même si cette notion reste floue, c’est là que le bât blesse.
Le roman d’Anne Berest, La Carte postale, est justement publié chez Grasset dans une collection « littéraire », qualité précisée en page de garde (on ignore comment les autres auteurs de la maison prennent ce distinguo). On s’attend d’autant plus à y découvrir un chef-d’œuvre que cette collection abrite plusieurs ouvrages de Pascal Quignard. Las ! Ce qui les réunit ici ? Mystère.
La narratrice de ce roman, enceinte donc désœuvrée, est prise d’une brusque envie de connaître sa lignée maternelle. Il s’agit d’Anne Berest elle-même, et l’on reconnaît son arrière-grand-mère Gabriële, objet d’un précédent ouvrage éponyme écrit avec sa sœur Claire (Stock, 2017). Anne interroge sa mère à propos d’une carte postale anonyme que celle-ci a reçue dix ans plus tôt, et qui porte seulement les prénoms de quatre ascendants : Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques, tous morts à Auschwitz en 1942. Commence alors une enquête qui, bien qu’il y soit fait référence, n’a hélas pas grand-chose à voir avec Les Disparus, de Daniel Mendelsohn (Flammarion, 2007).
Car, très vite, on s’interroge : quel est le point de vue ? C’est essentiel, le point de vue, en littérature. Or, au début, Anne n’en a pas car elle est ignare ou feint de l’être, au point que lorsqu’elle interroge niaisement sa mère, on croirait parfois lire « La Shoah pour les nuls ». Puis elle s’enhardit mais, peu douée de réelle empathie pour ses personnages, elle adopte le point de vue… du lecteur, ectoplasme à qui il faut tout expliquer, tout montrer, surtout. En phrases courtes au présent, sans quasiment aucune subordonnée, la scénariste Anne Berest se souvient du b.a.-ba du synopsis : tout traduire en images et en sons. Ainsi, les dialogues s’étirent complaisamment, les cheveux des femmes tondues à Auschwitz forment « un immense tapis chatoyant » et, au camp de Pithiviers, « un cri déchire le silence. Un homme s’est ouvert les veines avec le verre de sa montre ». Fin du chapitre 28, coupez ! Souvent le producteur couve sous le lecteur/spectateur. Pour faciliter le casting, l’autrice, experte en chic parisien, lui décrit « cet air de princesse russe qui rend les hommes fous » (?), ce garçon « d’une beauté à crever ». Quelques « cadavres vivants, en pyjama rayé » assurent la figuration. Autour des enfants du camp, « une nuée d’insectes tourne et vrombit, comme s’ils attendaient (…) que la chair vivante devienne cadavre ». Et Berest synthétise : « Le spectacle est insoutenable. »
Peu douée de réelle empathie pour ses personnages, Anne Berest adopte le point de vue… du lecteur, ectoplasme à qui il faut tout expliquer, tout montrer, surtout
Dans ce même souci scénaristique, la romancière prive ses personnages de toute intelligence sensible. « Humiliés », ils traversent « l’enfer » en quelques adjectifs. La seule intériorité que Berest concède, c’est celle de l’écrivaine qu’elle pense incarner et qu’elle prête à sa grand-tante Noémie, dont on sait par les archives qu’elle avait commencé un roman avant d’être déportée. Ainsi, dans la voiture de police qui l’embarque avec son frère, Jacques, la jeune Noémie observe tout, elle « se dit que cette épreuve fera d’elle un écrivain ». Son frère, lui, s’en veut d’avoir oublié son shampooing Pétrole Hahn. Ah ! L’art du détail dans le roman, quel délice !
Reprenant le flambeau consumé, Anne entre jusque dans la chambre à gaz avec ses gros sabots à semelles rouges et, en l’absence de témoins directs, ajoute un détail de son cru (imagination, quand tu nous tiens !), quoique très cliché : « Jacques reçoit un coup de crosse qui lui déboîte l’épaule. » Puis les portes se ferment mais Berest, autrement plus affranchie que le réalisateur du Fils de Saül, Laszlo Nemes (2015), resté sur le seuil, nous raconte la suite de l’intérieur : « Les prisonniers regardent alors en direction des pommeaux qui se trouvent au plafond. Très vite ils comprennent. »
Elle-même comprend « ce qui la définit » dans des pages conçues comme un thriller, où l’agence Duluc Détective chère aux cinéastes enquête sur l’expéditeur de la carte postale. Anne découvre ainsi, entre autres, pourquoi elle a toujours eu « peur du gaz ». « Cette difficulté me constitue tout entière (…) : je suis fille et petite-fille de survivants. » Lire aussi « La Fille de son père », d’Anne Berest : sans père et sans reproche
La Carte postale est documenté et fluide. J’aimerais dire qu’à défaut de littérature, Anne Berest est douée pour le cinéma. Mais on se souvient de Jean-Luc Godard soulignant la responsabilité du regard : « Le travelling est affaire de morale. » On pense à Lanzmann, Perec ou Bober. Cela vaut aussi pour l’écrivain. L’éthique n’est pas une valeur ajoutée à un livre, elle est dans le point de vue, interne à la forme même que l’auteur lui donne. A un moment du roman, Helen Epstein, fille de rescapés, évoque le réel, « si puissant que les mots s’effritaient avant d’arriver à le décrire ». Une seule fois, Anne Berest ne trouve pas les mots : « A la place, écrit-elle, j’ai trébuché sur quelque chose à l’intérieur de moi-même. » Ni vacillement ni effritement, pourtant, dans ce livre sans ombre ni épaisseur, à rebours de l’Histoire qu’il voudrait honorer.
Lire un extrait sur le site des éditions Grasset.