Un vent mauvais souffle sur les droits et libertés en France, et les musulmans sont pris dans cette tempête. Dissolution après dissolution, loi après loi, année après année, les majorités successives relèguent la minorité musulmane la plus importante en Europe à une citoyenneté de second rang.
En France, chaque initiative venant des musulmans est assimilée au communautarisme, à une remise en cause de la liberté d’expression ou de la laïcité, ou à une manifestation de l’islam politique. C’est ainsi que des mosquées, des associations humanitaires ou de défense des droits, des écoles, des éditeurs, des clubs de sport ou encore de simples snacks ont fait l’objet ou sont visés par des procédures de dissolution ou de fermeture. Une répression tous azimuts, facilitée par l’adoption en août 2021 de la loi contre le «séparatisme», rebaptisée «Loi confortant le respect des principes de la République».
L’hétérogénéité des cibles et le bricolage juridique de certains motifs de dissolution ou de fermeture ne laissent aucun doute sur les motivations de la répression en cours : sanctionner tout discours musulman critique dans une volonté affirmée et constante de neutralisation de l’espace public. C’est ainsi que Gérard Darmanin s’est par exemple félicité récemment d’avoir gelé les avoirs de quelque 200 associations «proches de la mouvance séparatiste»1. La parole musulmane est muselée au nom même de la sauvegarde de la liberté d’expression, tandis qu’on organise la séparation et politise tout fait en lien avec l’islam au nom de la lutte contre le «séparatisme» et l’«islam politique».
Museler la parole
Le thème de la liberté d’expression occupe une place centrale dans le régime discursif islamophobe. Les personnes musulmanes et «leurs complices» sont érigés en menace principale contre cette liberté et sans cesse accusés de vouloir empêcher toute discussion sur leur religion. Le terme même d’islamophobie est vivement contesté, et perçu à certains égards comme une tentative de censure. Le moins qu’on puisse dire est que celle-ci fonctionne mal. L’omniprésence de la question musulmane dans le débat public et la campagne présidentielle en cours révèle a contrario la marginalité politique de celles et ceux qu’on présente comme des menaces au pluralisme démocratique. On parle constamment des musulman.e.s dans les grands médias tout en répétant qu’on ne peut jamais en parler.
La question des caricatures et du «blasphème» a longtemps constitué le point de cristallisation de ce qui a été décrit comme une volonté de circonscrire le débat public. Si les termes du débat étaient déjà posés avant cela, les tueries de Charlie Hebdo et l’assassinat de Samuel Paty ont de toute évidence rendu l’examen de ce sujet plus délicat encore. Affirmer toutefois que le fait, pour des musulman.e.s, d’exprimer leur réprobation de dessins jugés insultants constitue en soi une atteinte à la liberté d’expression, c’est oublier que la formulation pacifique de cette réprobation fait partie de cette même liberté d’expression.
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Alors que la discrimination gouvernementale a gagné en intensité depuis l’automne 2020, la dénonciation même de cette répression est stigmatisée. Évoquer l’islamophobie, plus encore l’islamophobie d’État, ne relèverait plus de la liberté d’expression, mais d’un «séparatisme islamiste» érigé en menace principale pour la République. Le décret portant dissolution de l’association Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI) du 20 octobre 2021 reproche notamment à cette structure d’œuvrer «activement, en particulier par l’intermédiaire des réseaux sociaux, à cultiver le soupçon d’islamophobie au sein de la société française.»
De son côté, la Charte pour les principes de l’islam de France, texte politique sans équivalent dans les autres cultes, que doivent signer les responsables de mosquées sous peine de diverses mesures de rétorsion administratives, dispose que :
Les musulmans de France et les symboles de leur foi sont trop souvent la cible d’actes hostiles. Ces actes sont l’œuvre d’une minorité extrémiste qui ne saurait être confondue ni avec l’État ni avec le peuple français. Dès lors, les dénonciations d’un prétendu racisme d’État, comme toutes les postures victimaires, relèvent de la diffamation. Elles nourrissent et exacerbent à la fois la haine antimusulmane et la haine de la France. (art. 9)
En plus de circonscrire la parole musulmane à travers une définition singulière de ce qui caractérise le délit de diffamation, le texte inverse le lien de causalité entre le phénomène islamophobe et sa critique. En dénonçant l’islamophobie, les personnes musulmanes seraient responsables du ressentiment contre la France et du racisme qu’elles subissent.
Organiser la séparation
La «loi confortant le respect des principes de la République», plus connue sous le nom de «loi sur le séparatisme» tend elle aussi à entraver la capacité d’agir des personnes musulmanes dans divers aspects de leur vie sociale. Le texte, à visée essentiellement répressive (ce que le Conseil d’État a reconnu dans son avis du 9 décembre 2020), constitue une atteinte manifeste aux droits et libertés — en particulier celles d’association et de culte — de la minorité musulmane en France, la plus importante d’Europe.
Pour saisir l’esprit du texte, il faut revenir sur le discours-cadre prononcé aux Mureaux le 2 octobre 2020 par Emmanuel Macron. Fait notable, un président en exercice passe au crible des éléments de la vie sociale (travail, loisirs, éducation, organisation et pratique du culte, etc.) d’un sous-groupe national. Notable, mais non sans précédent. L’antisémitisme moderne s’est souvent présenté comme une forme de sociologie, certes rudimentaire, appelée à dénouer l’élément juif dans le corps social et ainsi révéler ce qui était jusque-là demeuré caché2. De même l’actuel président-sociologue interprète toute participation des membres du sous-groupe musulman à la vie locale et associative comme la manifestation d’un «repli communautaire» (le séparatisme islamiste) et d’un projet de conquête (l’entrisme islamiste) :
Et il y a dans cet islamisme radical, puisque c’est le cœur du sujet, abordons-le et nommons-le, une volonté revendiquée, affichée, une organisation méthodique pour contrevenir aux lois de la République et créer un ordre parallèle, ériger d’autres valeurs, développer une autre organisation de la société, séparatiste dans un premier temps, mais dont le but final est de prendre le contrôle, complet celui-ci.
«Entre le terrorisme et rien, il n’y a pas rien», affirmait Darmanin le 29 novembre 2021, lors d’un séminaire sur le «séparatisme» place Beauvau, face à plus de 450 hauts cadres de l’État. Ce «pas rien» peut alors viser des activités aussi banales que la pratique d’un sport, la création d’une association, l’organisation de cours de langues, l’ouverture d’une salle de prière ou même celle d’un débit de boissons.
Un vocabulaire guerrier
Présentes de manière significative en France depuis la fin du XIXe siècle, les personnes musulmanes constituent la première minorité religieuse depuis la fin des années 19703. Elles se sont fondues dans la société, sont pour la plupart devenues françaises, tout en restant musulmanes. Le scandale est là. Lorsque les structures sociales ne parviennent plus à elles seules à discipliner l’appartenance musulmane; lorsqu’il n’est plus possible de distinguer celles et ceux qui ne restent pas à leur place et se comportent comme des semblables, la loi est appelée en renfort pour remettre de l’ordre, réinjecter de l’altérité, organiser la séparation. L’ensemble du dispositif disciplinaire contre les personnes musulmanes témoigne paradoxalement de leur intégration. Les perquisitions et dissolutions, les fermetures d’écoles et de mosquées, l’édification d’un dispositif législatif d’exception visent ainsi à organiser la séparation et à dénouer l’élément islamique dans le corps social. L’islamophobie est bien une réaction face à la capacité d’agir des musulmans.
Le discours présidentiel des Mureaux est empli d’un vocabulaire guerrier, celui de la «grande mobilisation» et du «patriotisme républicain» contre l’ennemi séparatiste. Il est question de terrain, de bataille et de reconquête (sic). Apparait ici l’efficacité du discours sur l’islam et les musulman.e.s : c’est un discours de la fermeté et de la détermination, qui permet à la personne qui le tient de se hisser au-dessus des clivages partisans, à hauteur des dangers que doit affronter la nation. En multipliant les récurrences autour du champ du péril, en évoquant l’«insécurité culturelle», en qualifiant la question d’«existentielle», Emmanuel Macron a bien conscience que cette dramatisation lui confère une stature particulière, régalienne.
C’est dans ce cadre qu’il faut analyser la racialisation conspiratoire islamophobe, qui se distingue des formes biologique et culturelle de racialisation4. Elle prend la forme redoutable d’un complot musulman contre la République, l’Europe, voire la civilisation occidentale, et ses valeurs décrites comme fondamentales : liberté, démocratie, tolérance, laïcité, égalité hommes-femmes, etc. Une menace multiforme qui appelle à son tour une mission au long cours de défense de la Nation et des éléments qui la constituent. La trame gouvernementale opère et renouvelle sans cesse par le haut une politisation autoritaire d’un islam conquérant nous livrant une guerre totale. Toute neutralité est proscrite. Les musulmans qui refusent de dénoncer ce complot sont qualifiés d’«islamistes», les autres d’«islamo-gauchistes».
L’épouvantail de l’islam politique, confondu avec la visibilité même du fait musulman, occupe ainsi une place centrale au sein de ce narratif conspiratoire. Tout signe jugé islamique est interprété comme un «signal faible», le faux-nez d’un projet de conquête politique de l’espace public, et partant du pays tout entier. C’est ce qui explique qu’au plus fort de la polémique sur le «burkini» à l’été 2016, cette tenue a pu être interprétée comme un «test pour la République» par le premier ministre d’alors. Le voile des femmes musulmanes (des élèves aux mamans accompagnatrices, jusqu’aux joueuses de football) est constamment politisé et associé à une forme de suprématisme islamique.
D’où ce paradoxe apparent : sous couvert de lutte contre l’islam politique, toute question relative à l’islam en France fait l’objet d’une politisation immédiate. «La surveillance et la politisation de l’islam constituent la toile de fond de la vie religieuse quotidienne pour les personnes musulmanes en France», relève la chercheuse Z. Fareen Parvez dans une étude comparée du phénomène islamophobe en France et en Inde5. Cette politique de surveillance part du postulat que la piété musulmane pose de graves risques politiques à l’État et à la société. Les énoncés gouvernementaux sont performatifs en ce sens qu’ils créent la menace contre laquelle ils s’érigent.
En faisant disparaitre un certain nombre de garanties qui prémunissaient tant bien que mal les personnes musulmanes contre l’arbitraire politique, en les acculant à une posture défensive, tous ces procédés autoritaires génèrent colères et frustrations. Et nous savons comment ces colères, qui ne trouvent pas d’espaces pour être énoncées et entendues, peuvent être utilisées et instrumentalisées à des fins funestes.
Rafik Chekkat Avocat et essayiste.