05 fév 2022 Mise à jour 05.02.2022 à 19:41 par Clément Perruche
Une statue de l’émir Abdelkader qui devait être inaugurée ce samedi à Amboise (Indre-et-Loire) a été vandalisée dans la nuit de vendredi à samedi. L’installation de cette statue avait été préconisée par l’historien Benjamin Stora. Une enquête a été ouverte pour “dégradation grave“. L’émir Abdelkader est une figure majeure de l’histoire coloniale entre la France et l’Algérie.
Une statue représentant l’émir Abdelkader, figure de la résistance algérienne à la colonisation française, a été vandalisée dans la nuit de vendredi à samedi dans la commune d’Amboise (Indre-et-Loire). “La statue de l’émir Abdelkader a été gravement vandalisée cette nuit avant son inauguration“, a confié l’historien Pascal Blanchard à TV5MONDE.
L’installation de cette statue dans la commune d’Amboise avait été préconisée par l’historien Benjamin Stora, auteur d’un rapport sur “Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie“ remis à Emmanuel Macron en janvier 2021. L’historien a confirmé à TV5MONDE la vandalisation de la statue de l’émir Abdelkader, “symbole de réconciliation entre les deux pays et ami de la France” selon lui.
Selon plusieurs journalistes de l’AFP qui se sont rendus sur place, la statue, qui représente l’émir Abdelkader découpé dans une feuille d’acier rouillé, a été largement abimée dans la partie basse de sa structure. Suite à la vandalisation de la statue, une enquête pour “dégradation grave de bien destiné à l’utilité publique et appartenant à une personne publique” a été ouverte ce samedi.
Si l’inauguration de la stèle a été maintenue, le maire d’Amboise, Thierry Boutard, a fait part de son “indignation” : “J’ai eu honte qu’on traite une oeuvre d’art et un artiste de cette sorte. Le deuxième sentiment est bien sûr l’indignation. C’est une journée de concorde qui doit rassembler et un tel comportement est inqualifiable“, a-t-il confié à l’AFP.
L’artiste Michel Audiard, qui a réalisé la sculpture, a confié à l’AFP sa peine de voir son oeuvre en partie détruite : “C’est réellement un saccage prémédité. Il faut une disqueuse, il faut couper, il faut tordre. C’est un acte de lâcheté (…) ce n’est pas signé, c’est gratuit. On était là pour fêter un personnage emblématique dans la tolérance et là c’est un acte intolérant. Je suis atterré“.
Abdelkader, le “meilleur ennemi de la France”
Surnommé “le meilleur ennemi de la France“, Abdelkader (1808-1883) a lutté pendant une quinzaine d’années contre les troupes françaises en Algérie.
Sa lutte commence en 1832. “C’est lui qui va fédérer les différents croyants et les différentes tribus d’Algérie autour d’un combat commun contre l’occupation. Petit à petit, il va s’imposer comme un leader naturel. Il va symboliser l’opposition aux Français et va devenir celui qui va fédérer des groupes très distincts qui n’avaient pas une opposition très cohérente à l’occupation française“, explique Pascal Blanchard.
L’autorité religieuse d’Abdelkader lui confère un atout supplémentaire pour rallier différentes tribus à sa cause. “L’Algérie reposait à l’époque sur une double autorité : une autorité tribale et une autorité religieuse. Le fait de pouvoir fédérer les deux lui donne un plus grand pouvoir et une capacité plus forte de pouvoir imposer son leadership“, poursuit l’historien spécialiste de la colonisation.
Engagé dans une conflit contre une armée française très structurée, Abdelkader est également parvenu à développer une vraie stratégie militaire basée sur des opérations de guérilla. Une approche qui s’est avérée payante contre l’armée française.
Abdelkader, adepte des Lumières
Après des années de lutte, l’émir capitule en 1847. Emprisonné d’abord à Toulon, puis à Pau, il est finalement transféré au château d’Amboise en 1848, où il restera détenu pendant quatre ans.
Au lieu de développer un ressentiment anti-français après sa reddition, l’émir opère un rapprochement politique et stratégique avec la France. “Il n’a pas une vision de l’occident en opposition fondamentale à l’islam ou au monde arabe. Il ne part pas sur un postulat que ces deux mondes s’opposent naturellement. Il est dans un conflit militaire avec la France parce qu’il considère que la France occupe son pays. Mais il n’est pas dans une opposition idéologique avec ce que symbolise la société française en tant que telle”, décrypte Pascal Blanchard.
Lors de sa captivité, cet “homme de grande culture” comme l’appelle Benjamin Stora occupe ses journées à prier et à lire. Il rédigera même un essai intitulé Lettre aux Français. Dans cet ouvrage, Abdelkader évoque la culture, la science et exprime son admiration pour la rationalité française. L’émir entame alors “une vie de raisonnement, de penseur et de philosophe“, relate Benjamin Stora. “Il avait un rapport d’érudit à l’occident. Il connaissait les auteurs et s’intéressait à la culture et à la religion de l’autre. C’est dans ce 19ème siècle souvent obscurantiste quelque chose d’assez remarquable“, salue Pascal Blanchard.
“Ces années-là, il voit émerger la seconde République, il échange avec des grandes personnalités comme Victor Hugo et il a des dialogues avec des intellectuels français”, raconte l’historien. “C’est quelqu’un qui est franc-maçon, qui a été ouvert aux Lumières. Cela va le faire évoluer vers un rapprochement politique et stratégique. Il pense qu’il y a des choses à tirer de la modernité que représente la France.”
Abdelkader, “symbole de l’acceptation de la défaite algérienne”
En 1852, après quatre années de captivité difficile lors desquelles plusieurs membres de sa famille meurent, Abdelkader est libéré par Louis-Napoléon Bonaparte. Il s’exile alors en Turquie, puis à Damas, en Syrie, en 1855. Il publie cette année-là une épître dans laquelle il explique que “les habitants de la France sont devenus un modèle pour tous les hommes dans le domaine des sciences et du savoir“.
De son côté, la France voit d’un bon oeil cet Algérien qui est favorable aux idées françaises et fait de lui un symbole d’une réconciliation possible entre la France et l’Algérie. “Il symbolise l’acceptation de la défaite en Algérie et du nouveau destin colonial de l’Algérie“, résume Pascal Blanchard. “La France avait tout intérêt à faire de lui un héros symbolique de la construction de la France en Algérie.“
Un figure de tolérance religieuse
Abdelkader s’illustre à nouveau à Damas en 1860 lors des massacres perpétrés par les Druzes envers la communauté chrétienne maronite en protégeant un grand nombre de chrétiens. “Un geste important“, selon Benjamin Stora, qui lui vaudra d’être fait grand-croix de la Légion d’honneur par Napoléon III. En 1865, Abdelkader fait un voyage à Paris et est accueilli quasiment comme un chef d’État.
“En termes de symbole de réconciliation entre les deux pays, on ne fait pas mieux. Le fait de détruire la statue, c’est incroyable, parce que l’émir Abdelkader était aussi un ami de la France”, explique Benjamin Stora.
De nombreux penseurs français ont salué la figure de cet homme qui a jeté les bases de l’État algérien. Victor Hugo l’appelait “l’émir pensif, féroce et doux“. Pour Arthur Rimbaud, l’émir était “le petit-fils de Jugurtha“- un roi numide qui s’est rebellé contre la domination de l’Empire romain au deuxième siècle avant notre ère. “Émir : ne se dit qu’en parlant d’Abd el-Kader“, écrivait pour sa part Gustave Flaubert.
En Algérie, l’émir Abdelkader est considéré comme un héros. “C’est une mythologie. C’est l’un des premiers symboles de l’idée d’une nation et d’un peuple communs en Algérie. Fédérant les tribus, s’opposant aux Français, portant l’idée que l’Algérie doit être unifiée face à l’envahisseur : il est l’un des pères fondateurs“, résume Pascal Blanchard. “Pour les Algériens, c’est un héros national“, explique Benjamin Stora.
Une statue décriée par l’extrême droite
Plus tôt dans la semaine, l’installation de la statue en hommage à cette figure majeure de l’histoire coloniale française et algérienne avait fait grincer les dents de Gilbert Collard. L’ex-membre du Rassemblement national, qui a récemment rallié Éric Zemmour, a dénoncé sur son compte Twitter l’installation de la statue.
“Pour eux, rendre hommage à ces personnages, c’est la même chose qu’accepter que des Arabes puissent fassent partie du récit national et c’est antinomique de leur vision racialisante du monde. Ils nient l’histoire qu’ils devraient glorifier : Abdelkader a été vaincu par la France et il a choisi la France. Ils devraient donc se dire ‘c’est l’Arabe parfait’. Mais ça reste un Arabe, et pour eux, il n’y pas de place pour les Arabes dans l’histoire de France“, décrypte Pascal Blanchard.
Une exposition consacrée à l’émir Abdelkader est prévue au Mucem de Marseille entre le 6 avril et le 22 août 2022 1