En prolongation de l’article publié dans le N° d’avril de la revue Ancrage sur le Kurdistan…
De nombreuses manifestantes fuient la répression extrême de la République islamique d’Iran et trouvent refuge au Kurdistan d’Irak, voisin. Plusieurs rejoignent une autre guerre aux côtés des peshmergas : la résistance kurde contre Téhéran et son combat pour l’autonomie.
2 avril 2023 à 11h38
Kurdistan d’Irak, région autonome frontalière de l’Iran.– « C’est une révolution, et une révolution, ça prend du temps. La République islamique va tomber. » Camouflée dans un treillis kaki, Jina danse en scandant le slogan politique et féministe kurde : « Jin, Jiyan, Azadi », « Femme, vie, liberté ».
Elle virevolte dans sa chambre à l’épaisse moquette, du lit de camp à l’étagère où s’empilent ses nouvelles lectures, des livres qui lui étaient inconnus il y a peu encore. Ils racontent la résistance kurde, le combat pour l’autodétermination, les épisodes mythiques, l’éphémère République de Mahabad, écrasée par les troupes du shah d’Iran en 1947, son illustre fondateur Qazi Muhammad pendu en public avec son frère et son cousin…
Jina rattrape le temps perdu, découvre l’histoire de son peuple, 30 à 40 millions de personnes écartelées entre l’Iran, l’Irak, la Turquie, la Syrie, privées d’État-nation. Cinq mois qu’elle a traversé la frontière clandestinement, rejoint les montagnes du Bashur, comme on désigne le Kurdistan irakien, où elle a rallié un camp de combattants peshmergas (« ceux qui affrontent la mort », en kurde) qui surplombe une verte plaine et des troupeaux de moutons. Au loin, les sommets du Zagros sublimés par le soleil couchant. Derrière eux, le Rojhelat, le Kurdistan iranien, sa terre.
Jina, aujourd’hui réfugiée au Kurdistan d’Irak, dans un camp de peshmergas du parti d’opposition kurde iranien Komala. © Photo Rachida El Azzouzi / Mediapart
Cinq mois qu’elle a fui l’Iran, « la cage »,pour la région autonome du nord de l’Irak sous contrôle du gouvernement régional du Kurdistan (GRK). Une question de vie ou de mort. Il fallait échapper aux pasdarans, les gardiens de la révolution, l’armée idéologique de Téhéran, à leur folie répressive.
Jina est coupable d’avoir manifesté, tombé le voile obligatoire, chanté « Femme, vie, liberté », « Mort aux dictateurs ! », « Mort à Khamenei ! », « À bas la République islamique ! ». Elle est coupable d’avoir soigné des manifestants. Une insurrection gravée dans la tête comme sur la peau, marquée par les balles en caoutchouc, les coups de bâton, de Taser.
À 31 ans, Jina, classe moyenne ultraconservatrice, n’avait jamais manifesté de sa vie. L’émotion inonde son regard noir. Sa vie a basculé lorsque celle de Mahsa Amini, 22 ans, s’est éteinte sous les coups de la police religieuse, le 16 septembre 2022, pour un voile « mal ajusté ». « Jina Mahsa Amini », corrige Jina en lui rendant son prénom originel kurde, celui que la loi iranienne a interdit à la naissance à celle qui est devenue l’icône, mondialement célébrée, du soulèvement qui ébranle, comme jamais en quarante-quatre ans, la dictature des mollahs.
« Jina », ce n’est, en revanche, pas son vrai prénom à elle. Elle l’a adopté à l’enterrement de Jina Mahsa Amini, « pour la venger », elle et toutes les victimes du fanatisme iranien. Jina vient de Saqqez, comme Jina Mahsa Amini, « une petite ville où on se connaît tous ». Elles se sont même croisées au salon de coiffure, assure Jina, « avec une amie qui la connaît bien »,sans aller au-delà des salutations de politesse: « Elle était rayonnante. »
Jina sort son smartphone, montre « la vie avant et après ». Elle dit qu’elle est « née le 17 septembre 2022 »,quand, sur la tombe de Jina Mahsa Amini, elle a ôté son voile, coupé en public ses très longs cheveux, qu’elle a rasés totalement par la suite.
Un geste qui la surprend encore aujourd’hui, de deuil, de solidarité et d’émancipation, imité par d’autres femmes, encouragé par la foule en colère. « On pleurait, on criait, on était si tristes et, en même temps, on se sentait tous ensemble si puissants pour réclamer la fin du régime et justice pour Jina Mahsa Amini. »
C’était le matin. Jina avait passé une nouvelle nuit blanche sur les réseaux sociaux, à suivre le mot-dièse #JinJiyanAzadi, qui n’était pas encore le cri de ralliement, à discuter avec les copines : « On ne peut pas rester derrière nos écrans à ne rien faire. »
La révolte grondait partout dans l’ouest de l’Iran, dans les régions kurdes du Rojhelat… Dans la ville de Saqqez tout particulièrement : « Les forces gouvernementales voulaient enterrer Jina Mahsa Amini pendant la nuit pour que personne n’assiste à ses funérailles. Mais dès les premières heures, la foule a commencé à se rassembler pour s’y opposer et soutenir la famille. »
Jina était chez ses parents, où elle vit depuis son divorce de l’homme de vingt ans son aîné qu’elle a été forcée d’épouser à l’âge de 13 ans, et qui la battait quotidiennement. « Ma cicatrice au menton, c’est lui. Il m’a agressée avec un couteau. » Elle est sortie en cachette, saisie par l’urgence : « Je me suis reconnue dans cette jeune femme. Comme elle, je subissais l’oppression de la République islamique, des hommes, des membres de ma famille. » Direction : le cimetière Aïchi de Saqqez. Avec ses amies.
La peur frappait les ventres. Mais elles n’en ont pas parlé. Pour ne pas se démobiliser. « Chacune se rassurait intérieurement : “Mes amies n’ont pas peur, alors moi non plus, je n’ai pas peur.” » Jamais Jina ne s’était ainsi affranchie du joug patriarcal. « Mes parents sont très conservateurs, ils ne me laissent pas sortir ni travailler, alors que j’ai suivi une formation d’infirmière grâce au Croissant-Rouge après mon divorce. »
Pendant une semaine, Jina a manifesté chaque jour, « jamais la nuit, car c’était encore plus dangereux en tant que femme ». Malgré la colère de ses parents : « Ils étaient convaincus que je menais une vie de débauche et ils craignaient les représailles du régime. » Malgré la répression extrême : les gaz lacrymogènes, les balles létales et non létales, les chars, les hélicoptères de combat, les mitrailleuses lourdes…
« C’était la guerre », dit Jina en montrant ses cicatrices à la poitrine, laissées par les balles en caoutchouc. « Les blessés affluaient, les pharmaciens avaient peur des bassidjis [la milice civile rattachée au corps des gardiens de la révolution – ndlr], ils refusaient de nous aider, de nous fournir des médicaments, des bandages. Des parents affolés, certains très âgés, recherchaient leurs enfants. Les forces de sécurité leur tiraient dessus aussi. »
Un soir, Jina reçoit un appel des services de renseignement des pasdarans. Elle est convoquée. Le cauchemar. Des camarades lui conseillent de fuir au Kurdistan irakien voisin, refuge de tant de manifestants, si elle ne veut pas être arrêtée, emprisonnée, torturée, violée… Elle est introduite auprès d’un passeur, voyage en taxi collectif jusqu’à la frontière où elle vend des bijoux pour réunir les 300 dollars requis pour le passage. Deux jours durant, elle se cache dans les montagnes en attendant la traversée à pied, « la délivrance »…
Elle débarque « en terre libre » dans les environs de Soulaymaniehle 28 septembre, sous l’aile des marxistes-léninistes du Komala, un des principaux partis d’opposition kurdes iraniens avec le Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), exilés au Kurdistan irakien depuis les années 1980. Des organisations très à gauche, laïques, qui entremêlent cause kurde, justice sociale, droits des femmes, combat politique contre la République islamique, et qui ont aujourd’hui largement abandonné la lutte armée.
Le 28 septembre n’est pas n’importe quel jour. C’est celui que Téhéran a choisi pour bombarder les bases arrière de ces factions dissidentes qu’elle accuse de « terrorisme », de « séparatisme » et d’attiser le soulèvement populaire. Une pluie de drones kamikazes et de missiles balistiques. La plus importante attaque menée par l’Iran sur le sol irakien depuis dix ans. Treize morts, plus d’une cinquantaine de blessés.
« Un bébé de quelques jours et sa mère ont été tués », égrène, devant leurs tombes à des kilomètres de là, dans la région d’Erbil, Karim Farkhapur, membre de la direction du PDKI. Il marche sur les décombres de « la citadelle », qui n’est plus que désolation. Comme le camp d’habitations « Azadi » (« liberté » en kurde) tout proche, où plusieurs maisons ont été soufflées, les vivants – plus de 700 familles – déplacés, les morts enterrés dans le carré des martyrs, une nouvelle rangée. « Voilà ce qu’on subit depuis quarante-quatre ans, voilà le prix de la démocratie et de la liberté, voilà l’Iran, un régime criminel qui tue aussi hors de ses frontières et viole la souveraineté d’autres nations. »
En Iran, les femmes ne sont qu’un outil de reproduction, pas des êtres humains.
« La citadelle », c’est le poumon militant du PDKI depuis 1993, quand le parti a dévalé les montagnes, installé ses différents comités, les femmes, les jeunes, les étudiants, l’Internationale socialiste, la librairie. Un immense complexe, à l’origine une base militaire sous Saddam Hussein, aux murs tapissés par les visages géants des martyrs d’hier et d’aujourd’hui, eux aussi abîmés par les bombardements réguliers : Qazi Muhammad, Abdul Rahman Ghassemlou, Sadiq Sharafkandi, Nasreen Haddad, Suhaila Qadri…
Dès qu’il a un peu de temps libre, Karim Farkhapur creuse la terre, plante des arbres, des fleurs, la vie. « Ça vide la tête. » Deux roses ont survécu. « La résilience kurde. » Il marque un silence. Le jour de « l’attaque », quand la première salve est tombée à 9 h 40, elle a pulvérisé la pièce qu’il occupait habituellement au rez-de-chaussée. Il était en train d’arracher des mauvaises herbes à l’autre bout du site.
Ce n’est pas la première fois qu’il échappe à la mort. En 2006, il était au volant quand un sicaire des mollahs l’a mitraillé. Le passager, un ami, est mort. Lui, blessé à la poitrine et à l’épaule, s’en est tiré. En 2008, il a mis sa famille en sécurité en Finlande. « Un déchirement, mais un exil nécessaire quand on est l’opposant d’un pareil régime totalitaire. »
Il avait 14 ans quand il a rejoint les peshmergas en 1983, quatre ans après le renversement du « Shah-in-Shah », le « Roi des rois », Mohammad Reza Pahlavi. « On était si heureux de sa chute. On espérait obtenir de l’ayatollah Khomeini l’autonomie. On ne voulait pas de sa République islamique. Il a déclaré le djihad contre nous, nous traitant d’enfants de Satan. Puis les gardiens de la révolution ont attaqué le Kurdistan, détruit de nombreux villages, il a fallu prendre le maquis. »
L’histoire défile. En accéléré. Avec ses traumas, ses désillusions, ses trahisons, ses défaites. Et toujours le même projet : un Kurdistan autonome dans le cadre d’un Iran démocratique et laïque. À lire aussi Iran : un pays en révolte
29 septembre 2022
Combien de martyrs, de prisonniers, de disparus en quatre décennies, rien qu’à l’échelle de l’Iran, où la minorité kurde représente 10 millions d’habitant·es sur 83 millions ? Combien de vies, de familles broyées, kurdes et non kurdes, par un régime en guerre contre les femmes, la vie, la liberté, le peuple ? Sur les cimes, quelque part entre Erbil et Souleymanieh, la relève féminine peshmerga du PAK, le Parti de la liberté du Kurdistan, un autre groupe d’opposition retranché en Irak, s’interroge.
« Des millions », répond dans un soupir la commandante de l’unité Ruban Laylakhi qui rappelle le proverbe kurde : « Seules les montagnes sont nos amies. » Et les origines de son engagement peshmerga : le génocide de la minorité religieuse kurdophone yézidie par Daech, l’État islamique (EI), en Irak et en Syrie, à partir de l’été 2014, des milliers de personnes torturées, assassinées, des garçons enrôlés comme enfants soldats, des femmes réduites en esclavage, violées, vendues : « Nous sommes le seul groupe d’opposition en Iran à avoir combattu Daech armes à la main. »
Ce matin de mars, Ruban Laylakhi entraîne son bataillon, des vingtenaires et des trentenaires, dont plusieurs manifestantes récemment arrivées, sans expérience, à soulever des pneus, à tirer à l’AK-47. Pas pour tuer, mais pour se défendre en cas d’attaque de « l’ennemi ». C’est le jour anniversaire de la mort d’une des leurs, Ain Ghulami, tombée à 19 ans à Mossoul le 26 février 2017 en combattant Daech. Elle s’est recueillie sur sa tombe de l’autre côté du versant, juste après le repas, du riz au poulet cuisiné au feu de bois.
Ruban Laylakhi a « détesté être une femme en Iran ». L’assemblée en tenue militaire acquiesce. « L’oppression que nous subissons va au-delà du voile obligatoire. Nous sommes soumises à des discriminations systémiques, institutionnalisées, parce que nous sommes nées femmes et parce que nous appartenons à la minorité ethnique kurde et à la minorité religieuse sunnite », lance Rezan, 25 ans, un foulard traditionnel rouge, blanc, noir, noué autour du visage de manière à ce qu’on ne voie que ses yeux.
Bien que sous la protection d’un parti politique, ce qui n’est pas le cas de nombreux manifestants seuls face au régime qu’ils ont fui et à ses « jassous », ses espions disséminés dans la région, elle ne veut pas prendre le risque d’être identifiée. « Depuis que j’ai fui, les services harcèlent mes parents. Où est votre fille ? Ramenez-la. »
Rezan vient de Sanandaj, capitale du Kurdistan iranien, d’une famille livrée à la pauvreté, fière de la voir devenir peshmerga. Elle était au chômage, le fléau endémique du Rojhelat, opprimé politiquement, culturellement, socialement, économiquement. « Tout est compliqué pour nous, voire impossible : trouver un travail, un logement, travailler dans les administrations. » Elle déprimait lorsque les premières manifestations ont éclaté. Pendant deux semaines, elle y a participé avant d’être mise en sécurité par des cousins devant la féroce répression. L’un d’entre eux connaissait un membre du PAK…
La voilà aujourd’hui exilée en Irak, découvrant le maniement d’une vieille kalachnikov et la « jineoloji », la science kurde de la libération des femmes – « être en révolution permanente pour les droits des femmes » –,libre de parler, de lire, d’étudier dans son dialecte kurde, le sorani, qu’on parle des deux côtés de la frontière, de se dévoiler, de danser, de chanter, de rire, d’être. Elle n’en revient pas.
Jina non plus. Perchée dans le camp du Komala, où elle « retrouve la dignité » et gère l’infirmerie, elle expérimente pour la première fois de son existence le slogan « Femme, vie, liberté »,ne porte plus le voile, elle qui le revêtait toujours de manière stricte en veillant à ce que pas un seul cheveu ne dépasse, « pour ne pas avoir de problèmes avec la police des mœurs, encore plus violente dans les petites villes ».
En Iran, sous la dictature théocratique et ses lois majoritairement fondées sur la charia, « les femmes ne sont qu’un outil de reproduction, pas des êtres humains ». Jina vivait « l’enfer ». À l’extérieur mais aussi à l’intérieur du foyer. Loin de l’image exotisée par l’Occident de femmes kurdes qui seraient plus libres que leurs voisines arabes, perses ou turques.
Si le mouvement kurde apparaît parmi les plus révolutionnaires et radicaux au monde, la réalité des rapports de genre n’en demeure pas moins complexe au sein des sociétés, qui plus est en Iran sous un régime islamique. Les inégalités demeurent profondes, les femmes soumises aux mariages précoces, aux crimes d’honneur, aux mutilations génitales comme l’excision.
Jina a coupé les liens avec sa famille, très religieuse. Ses cheveux repoussent. Elle ne l’a pas dit mais elle a un enfant, un fils de 16 ans. Silence. Larmes. Tout remonte soudain. Le mariage à 13 ans : « J’ai refusé mais on m’a répondu que je n’avais pas le choix, que je devais arrêter l’école. » Les années de violences verbales, physiques, psychologiques, sexuelles. Puis le divorce, enfin. Au prix d’un sacrifice terrible : la loi iranienne prive la mère de la garde de l’enfant au-delà des sept ans de celui-ci. « Mon fils vit avec son père et ses oncles. Je ne l’ai pas vu depuis si longtemps. »
Jina ne regrette pas de s’être sauvée : « J’étais comme morte là-bas. » « C’est une héroïne, elle a franchi toutes les lignes rouges imposées aux femmes », déclare Afshin Dadvand, qui vit dans le même camp pehsmerga. Membre du Komala, un parti qui « lui a appris à respecter les femmes, sa mère, ses sœurs » mais qui n’échappe pas à la misogynie, concède-t-il, il est « admiratif » des nouvelles générations : « Des collégiennes, des lycéennes, des étudiantes sont emprisonnées, d’autres empoisonnées pour aspirer à vivre libres, dans une démocratie. La révolution “femme, vie, liberté” est un puissant bouleversement à l’échelle kurde et à l’échelle de tout l’Iran. La République islamique va crever. »
La libération de l’Iran passera par la libération des femmes.
Certes, six mois après la mort de Jina Mahsa Amini, les manifestations se font plus rares – sauf au Sistan-et-Baloutchistan, dans le sud-est du pays, où on défile tous les vendredis après la prière – mais la contestation se poursuit. Face à l’atroce répression (plus de 500 morts, 20 000 arrestations qui ont conduit à plusieurs exécutions), elle se réinvente collectivement et individuellement, sous d’autres formes, ailleurs que dans les rues.
« De nombreux manifestants continuent de se réfugier au Kurdistan d’Irak. Plusieurs veulent devenir peshmergas. On a constaté une recrudescence de volontaires depuis la mort de Jina Mahsa Amini », assure Afshin Davdand, qui doit d’ailleurs aller retrouver l’un d’entre eux, fraîchement arrivé et blessé. Mais l’exode est impossible à chiffrer. « Tous ne passent pas par nous. La majorité sont kurdes. On les héberge, on les soigne lorsqu’ils sont blessés, on les aide dans les démarches pour obtenir un permis de séjour. »
Les non-Kurdes sont plus difficiles à atteindre. Ils se cachent, évitent d’être dans la roue de l’opposition kurde. Pétrifiés par la peur et la paranoïa. « Ils voient des jassous [espions] de Téhéran partout, et c’est vrai, le Kurdistan irakien est infiltré de taupes au service des mollahs. On ne sait pas qui est qui, à qui on parle », avance le cadre d’un parti, récemment menacé d’être renvoyé au pays « étouffé dans un sac ».
Il multiplie les précautions, change de toit régulièrement, donne rendez-vous dans un immeuble sous l’étroite surveillance de vigiles et de caméras. Au pays, sa famille est harcelée depuis des années, régulièrement arrêtée. « Mes parents n’osent plus m’appeler au téléphone. »
Massoud Alipour est l’un des rares manifestants non kurdes à accepter de rencontrer des journalistes, qui plus est à visage découvert. Il a 28 ans, vient de Téhéran, la capitale, vivote dans la région d’Erbil depuis son arrivée clandestine il y a cinq mois. Ingénieur informatique, plutôt discret, issu d’une famille qui vénère Khomeini, avec laquelle il est en rupture, refusant qu’on lui dicte son destin, il s’est retrouvé embarqué « dans la révolution » par un chauffeur de taxi.
Le deuxième soir, il est rentré en sang. Ses parents ont hurlé : « Tu as manifesté, on doit te livrer à la police ! » Un ami l’a conduit sans traîner à la frontière, où des relais ont facilité son passage. « Je suis un manifestant iranien et j’ai été blessé par 60 balles de caoutchouc », a-t-il écrit le 26 février en objet d’un mail au consulat de France à Erbil, auprès duquel il demande l’asile.
Cinq jours plus tard, il a reçu une réponse lui enjoignant de transmettre une copie de son passeport, de sa carte d’identité et de son acte de naissance. L’espoir illumine son visage barbu et las. Son rêve, c’est « le monde libre », l’Europe, la France, « où on peut être soi sans risquer de mourir ».
Même ici, au Kurdistan d’Irak, pris en otage par l’Iran, comme tout le pays, il n’entrevoit pas d’issue. Il craint aussi des représailles. Dans la rue, un type l’a alpagué : « Si tu ne retournes pas en Iran, c’est nous qui t’y ramènerons, les pieds devant. »
Sa fiancée l’a quitté dès qu’elle a su qu’il avait manifesté. Avec un argument massue : « Tu n’es plus un bon parti, tu n’as plus de futur. » Il remonte la pente, convaincu du contraire. « La libération de l’Iran passera par la libération des femmes »,glisse-t-il alors qu’on le dépose devant son refuge.
Sur la route, des graffitis en anglais et en kurde appellent à se lever pour l’égalité entre les sexes. À respecter les femmes. « Je pense qu’ils ont peur de nous », peut-on lire au bas de l’un d’entre eux, représentant six jeunes femmes. C’est ce que répète Jina dans sa chambre avec vue sur les sommets du Zagros. Elle a un message à faire passer à l’Occident : « Dites bien que c’est une révolution, qu’elle a déjà profondément changé nos vies et qu’on a besoin de soutien. »
Boîte noire
Ce reportage a été réalisé avec l’aide précieuse de Sangar Khaleel, fixeur.