Touchés par les actions qui se multiplient dans les musées d’art, quatre enseignants-chercheurs refusent d’opposer nature et culture. Ils se déclarent solidaires de cette jeunesse et de la justesse de ses actions. Voici pourquoi.
Depuis plusieurs mois, une forme d’activisme écologiste utilise les musées comme moyens d’interpellation du public, en aspergeant les vitres de protection de peintures célèbres de soupe ou de sauce tomate, sans aucunement endommager ces œuvres. Cet activisme a suscité plus d’ironie ou de mépris que de tentatives de compréhension. Dans les médias et sur les réseaux sociaux déferlent des commentaires qui ne font pas dans la nuance : ces jeunes activistes du climat seraient iconoclastes, irresponsables, stupides, ils se tromperaient de cible, seraient incapables de rallier qui que ce soit à leur cause, leur communication serait incompréhensible, et leur « radicalité » rebuterait le public. On les qualifie même, sans rire ni honte, d’écoterroristes !
Si nous nous exprimons ici, c’est parce que nous sommes directement concerné·e·s par les musées et le patrimoine : il s’agit de nos domaines de recherche, d’enseignement universitaire, ou de pratique. Nous réfléchissons au quotidien sur les musées et le patrimoine, et certain·e·s d’entre nous ont travaillé dans des musées avant d’opter pour des carrières universitaires.
Autrement dit, les musées sont des institutions auxquelles nous sommes attaché·e·s et sensibles. Mais nous sommes tout autant concerné·e·s par les problèmes d’environnement et par les mobilisations écologistes, qui font partie de nos thèmes de recherche et d’enseignement. Nous nous situons donc à l’articulation des réflexions sur la nature et sur la culture, que nous nous refusons à opposer.
L’activisme écologiste dans les musées nous touche et nous interroge. Car il s’agit de jeunes gens qui ont toutes les raisons d’être inquiet·e·s ou désespéré.e·s face au cynisme ou à l’incompétence des politiques. Nous-mêmes, sans avoir des perspectives aussi bouchées, étant plus âgés, ressentons une profonde inquiétude concernant l’avenir et le vivant, une frustration face à toutes les échéances ratées depuis les premiers rapports du Giec ou de l’IPBES [1], et une colère quand nous constatons que la principale réponse politique à ces enjeux est celle de la répression.
« Nous déclarons être solidaires de cette jeunesse et de la justesse de ses actions »
À ceux qui disent qu’il vaudrait mieux sensibiliser et faire de la pédagogie que recouvrir la vitre de protection d’un Van Gogh de sauce tomate, nous répondons sur la base de nos recherches empiriques et de nos lectures d’articles et d’ouvrages scientifiques : on sait maintenant que la population est déjà amplement sensibilisée (les enquêtes d’opinion de l’Ademe et de collègues sociologues le prouvent depuis plus de 20 ans, de même que certains de nos travaux) et que ceux qu’il faudrait sensibiliser, ce n’est pas tant la population que les politiques et les entreprises.
Nous constatons par ailleurs qu’il y a eu des décennies de sensibilisation et d’éducation à l’environnement sans aucun effet sur les politiques publiques. Il est donc inutile de critiquer les actions « radicales » en leur opposant les bienfaits d’une communication raisonnable et argumentée, qui reste disponible par ailleurs dans toutes les bonnes librairies ou sur Internet.
Les vrais écoterroristes sont les politiciens libéraux radicalisés qui se mettent au service d’un capitalisme destructeur de la planète
En tant que chercheurs ayant travaillé aussi bien sur les musées et le patrimoine, sur les publics de la culture, sur la crise environnementale, sur les politiques publiques de la nature, et sur les mobilisations écologistes, et en tant que membres de la génération des parents de ceux qui ont 20 ans ou 30 ans aujourd’hui, nous déclarons être solidaires de cette jeunesse et de la justesse de ses actions.
Ce qui est un cri de désespoir jeté dans le débat public ne doit pas être analysé sous l’angle de l’efficacité d’un procédé communicationnel. Cela doit en revanche être perçu comme un engagement qui peut les conduire devant la justice : ces jeunes prennent des risques tandis que les commentateurs et critiques restent confortablement assis devant leurs écrans.
Nous disons également que le mépris et l’ironie qui se déversent dans le débat public à l’égard des activistes écologistes devraient plutôt être dirigés vers les vrais écoterroristes qui sont les politiciens libéraux radicalisés au service d’un capitalisme destructeur de la planète.
« Il est légitime d’interroger le rôle des grands musées dans leur rapport à l’anthropocène »
Si la radicalisation du libéralisme et des médias mainstream continue à insulter cette jeunesse et à la priver d’avenir, comment ne pas s’attendre à des réactions, sans doute moins pacifiques que les actions actuelles
Nous disons enfin qu’il est légitime d’interroger le rôle des grands musées dans leur rapport à l’anthropocène tant ces derniers se sont transformés durant la décennie qui vient de s’écouler. Ils étaient les garants de savoirs et d’une pensée critique qui les opposaient aux médias de masse dans l’esprit des publics : on leur faisait confiance parce qu’ils étaient des institutions sérieuses, là où les médias ne récoltaient que de la défiance.
Mais sous la pression de politiques publiques libérales, les musées, et plus généralement le secteur de la culture, tendent à se conformer à l’économie médiatique à grand renfort d’expositions « blockbuster », de logique de marque et de sponsoring. Peu de musées assument un rôle exemplaire en termes de réduction de leur empreinte écologique : les illuminations du jardin du Muséum national d’histoire naturelle lors des fêtes de fin d’années, choquantes en période de crise énergétique, n’en sont qu’un des multiples exemples.
On aimerait que les musées, qui sont des institutions patrimoniales et de transmission de valeurs, expriment leur effroi devant l’avenir, au lieu de minorer la situation et d’en rester à des obsessions de succès de fréquentation, de logique marchande et de pratiques de sensibilisation timides et souvent édulcorées. Les enjeux de la crise environnementale et climatique devraient pourtant mobiliser toutes les institutions, en particulier celles qui ont des missions qui touchent au patrimoine et à la transmission. Sur le même sujet
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Dans le contexte de la fermeture politique actuelle à tout débat et à toute prise en compte sérieuse des problèmes environnementaux, qui s’accompagne d’une répression toujours plus brutale de l’écologie et des mouvements sociaux d’émancipation, demandons-nous plutôt pourquoi une telle insensibilité à la jeunesse, et pourquoi, symétriquement, une telle absence d’effroi face aux comportements et aux politiques destructrices qui se poursuivent.
Si la radicalisation du libéralisme et des médias mainstream continue à insulter cette jeunesse et à la priver d’avenir, comment ne pas s’attendre à des réactions, sans doute moins pacifiques que les actions actuelles, qui ne seront que la réponse logique des jeunes vivants à ce qui les détruit.
Igor Babou, professeur université Paris-Cité, laboratoire LADYSS
Serge Chaumier, professeur université d’Artois, laboratoire Textes et cultures
Joëlle Le Marec, professeure, Muséum national d’Histoire naturelle, laboratoire PALOC
François Mairesse, professeur, université Sorbonne-Nouvelle, CERLIS
Photo de une : Le 14 octobre 2022, deux militantes de Just Stop Oil ont lancé de la soupe de tomate sur la vitre d’un tableau de Van Gogh exposé à la National Gallery de Londres. À travers cette action, le collectif demande au gouvernement britannique de stopper tous les nouveaux projets pétroliers et gaziers. © Just Stop Oil