Quel rôle a joué le facteur racial dans l’avènement du capitalisme, depuis 1492 ? Pourquoi la race est-elle un impensé du système économique et de la théorie économique ? Quelle influence ce capitalisme racial a-t-il eu sur l’histoire des Africains-Américains ?
Avec
- Sylvie Laurent Historienne et américaniste, enseignante à Sciences Po
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/exploiter-les-masses-exploiter-la-race-une-histoire-du-capitalisme-7014625?
Capital et race. Voici une histoire qui s’écrit accompagnée d’un monstre venu de la mythologie antique : une hydre. Ce serpent gigantesque à plusieurs têtes (souvent sept) bénéficie d’un atout capital : quand une de ses têtes est tranchée, il en repousse deux nouvelles. Son souffle est un poison qui vous terrasse en un rien de temps. Quels sont les liens entre l’histoire du concept de race et celle du capitalisme ? Le capitalisme pur, sans sa figure raciale, existe-t-il ? Il va falloir trancher…
Race et capital, deux concepts indissociables
On oppose généralement lutte des classes et revendications raciales et identitaires, comme s’il s’agissait de deux choses distinctes, voire concurrentes. Pourtant, l’antiracisme et l’anticapitalisme peuvent converger, comme Sylvie Laurent le montre dans son livre Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, à la suite de penseurs marxistes hétérodoxes, de militants pour les droits civiques aux États-Unis et de militants anti-apartheid en Afrique du Sud, ou encore de penseurs de la négritude en France. Il est ainsi possible de penser un “capitalisme racial”, c’est-à-dire un capitalisme dont l’essor et le développement n’est compréhensible qu’à la lumière du facteur racial, dans la mesure où la race serait une infrastructure du capitalisme.
Sylvie Laurent invite ainsi à observer comment les penseurs du capitalisme, dès le 19e siècle, ont eu tendance à dissocier le capitalisme de lui-même : “Comme s’il existait un bon capitalisme, qui ne fait que mettre en valeur les richesses offertes de la nature par la rationalisation et l’intensification du travail”, et un mauvais capitalisme, antérieur, fondé sur “le pillage ou le caractère semi-féodal des pratiques productives.” Pour l’historienne, cette dissociation contribue “à maintenir de façon invisible et sous-jacente une domination raciale qui ne se dit pas”, sous couvert de “mission civilisatrice.”
Pourquoi retenir 1492 comme une date fondatrice ?
L’histoire du capitalisme racial remonte selon Sylvie Laurent à 1492, date de la conquête des Amériques par Christophe Colomb, qui voit l’avènement simultané de l’extermination des Amérindiens, de la marchandisation et de l’exploitation des Noirs d’Afrique et de la domestication de la nature vue comme une ressource perpétuellement disponible et offerte. 1492 consacre ainsi une double marchandisation de l’homme et de la nature, qui permet le double avènement du capitalisme et du racisme.
Pour Sylvie Laurent, “ce qui se joue avec la conquête de l’Amérique et qui nous fait entrer dans l’âge du capitalisme gestationnel (…), c’est la rencontre extraordinaire entre un esprit désireux d’une accumulation indéfinie de richesses et un territoire qui semble en tout point répondre à cette avidité. L’Amérique est ce territoire que l’on invente immédiatement comme une terre offerte aux Européens, vide, disponible et destinée à être mise au travail.” À cela s’ajoute, pour l’historienne, l’invention “des hommes de nature, des ‘naturels’, dont la fonction (serait) d’être mis au travail (…), ce que l’on appelle au Moyen Âge être taillable et corvéable à merci, c’est-à-dire sans aucune limite à l’exploitation et sans droit absolu à la souveraineté de leur corps.”
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L’impact du capitalisme racial sur la condition des Africains-Américains aux États-Unis
L’influence du modèle du capitalisme racial sur la condition des Africains-Américains aux États-Unis a pu prendre plusieurs formes depuis le 16e siècle, qu’il s’agisse du modèle de la plantation et de l’esclavage, de la discrimination systématique, de la ségrégation, de la ghettoïsation ou encore des violences policières. Dans cette longue histoire, le mouvement des droits civiques occupe une place particulière et a permis de gagner un certain nombre de combats pour les Noirs américains, même si leur égalité de fait avec les Blancs américains reste encore aujourd’hui à réaliser.
À ce propos, Sylvie Laurent met en avant W.E.B. Du Bois, “grande figure intellectuelle américaine du début du 20e siècle et pilier de la pensée radicale noire aux États-Unis”. Historien et sociologue, militant des droits civiques, il est le premier Africain-Américain à obtenir un doctorat à l’université d’Harvard et “le premier à avoir inscrit la question du racisme américain négrophobe au cœur de l’économie politique. (…) Il montre à quel point le travailleur noir, la figure du black worker, est essentiel pour penser les structures de domination aux États-Unis.”
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Pour en savoir plus
Sylvie Laurent est historienne et américaniste, elle enseigne à Sciences Po. Elle travaille sur les questions sociales et raciales aux États-Unis.
Publications :
- Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, Seuil, 2024
- Pauvre Petit Blanc. Le mythe de la dépossession raciale, Éditions de la Maison des sciences des hommes, 2020
- La Couleur du marché. Racisme et néolibéralisme aux États-Unis, Seuil, 2016
- Martin Luther King. Une biographie intellectuelle et politique, Seuil, 2015, réédité 2016
- Poor White Trash, la pauvreté odieuse du Blanc américain, Presses Université Paris-Sorbonne, 2011
- Homérique Amérique, Seuil, 2008
Références sonores
- Archive d’Angela Davis, Les après-midi de France Culture, France Culture, 1975
- Archive de Pierre Mousnier et Pierre Ichac dans l’émission Histoire et légende de l’Afrique noire, RTF, 9 mai 1967
- Extrait du film Robinson Crusoé de Rod Hardy et George Trumbull Miller, 1997, adaptation du roman de Daniel Defoe de 1719
- Lecture par Anne-Toscane Viudès d’un extrait de De l’esprit des lois de Montesquieu, 1748
- Archive sur Karl Marx dans l’émission Flash sur le passé, ORTF, 14 mars 1965
- Archive sur W. E. B. Du Bois dans l’émission Mémoire d’un continent, 18 août 1971
- Archive du discours de Martin Luther King donné à Atlanta le 16 août 1967
- Musique du générique : Gendèr par Makoto San, 2020