Par Chloé Leprince
Avec “Comme nous existons”, Kaoutar Harchi livre un récit autobiographique qui renvoie un miroir à l’école, à la société, et à tout un chacun.
D’où parle-t-on quand on parle de soi ? Et, au fond, de qui ? De quoi s’empare-t-on quand on est sociologue et qu’on revient sur ses pas via la littérature, armée d’un regard désembué et d’une ambition qui a tout d’un récit au pluriel ? A qui s’adresse-t-on lorsqu’on a fait sienne l’écriture, et qu’on raconte son monde à soi, avec des codes qui ne sont pas ceux des siens ? Au creux de son histoire intime, première fille née en 1987 d’un Marocain et d’une Marocaine installés en France, c’est à une histoire amplement politique que Kaoutar Harchi s’attelle avec son quatrième livre – et même le cinquième si l’on compte celui qu’elle a publié en sociologue, spécialiste du monde littéraire et en particulier de la place qu’y occupent des écrivains arabes publiés en langue française. Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne avait paru, en 2016, chez Pauvert.
Bien sûr, il y en a si peu qu’il pourra se dire que c’est un roman sur l’immigration : c’est bien le récit, autobiographique sinon l’histoire vraie de A à Z, d’une fille de l’immigration, que Kaoutar Harchi publie cette rentrée, avec Comme nous existons. Mais parce que ce n’est pas un récit exotique comme on coulerait un regard zoologique de l’autre côté d’une grille-frontière, ce n’est pas non plus le roman d’une fille d’immigrés qui viendrait raconter comme ils vivent – comment ils existent.
Au fond, c’est plutôt un livre sur les livres et leur pouvoir, et un livre sur l’école comme microscope et comme trampoline – tremplin. L’histoire d’une enfance loin des vents dominants, mais qui ne leur tourne pas le dos pour autant. Qui les acclimate dans les couloirs d’un collège privé, catholique et bourgeois. Puis, alors seulement, dans les travées de la bibliothèque municipale, comme on se trouve soi-même en avançant d’abord un peu en crabe : premièrement, se promener dans les rayons littéralement sans y toucher, pour ensuite vraiment, plus tard, emprunter, lire. Et enfin, élaborer une loupe au verre armé par ces lectures. C’est cette loupe que l’autrice, devenue universitaire, retourne aujourd’hui sur elle-même. Mais c’est un miroir qu’elle nous tend aussi à nous tous, ce faisant. Car son récit autobiographique nous parle du regard qu’elle a ressenti, redouté, encaissé, bravé, subverti parfois. Son histoire d’une enfance sur laquelle se pencher après coup révèle tout l’enjeu de la littérature qui se fait sociologique, mais aussi des sciences sociales quand elles se font réflexives, noueuses, et qu’elles apprivoisent l’intime pour l’égrainer jusqu’au plus grand nombre.
Il se trouve que Kaoutar Harchi est sociologue. Mais son livre est surtout le livre d’une intellectuelle qui a subverti sa place d’origine et qui vient nous dire ce que ça fait. Et ce qu’on en fait. En s’engageant sur ce sentier-là, elle s’inscrit dans une longue histoire littéraire, qui donnera envie de se (re)plonger, presque un siècle plus tôt, du côté de la Bretagne blanche et pauvre, où Louis Guilloux, le fils de cordonnier briochin bientôt boursier, et Jean Guéhenno, ouvrier à Fougères dans la chaussure lui aussi, reviendront faire exister pour longtemps d’autres enfances. En fait, des voyages de classe qui passeront par l’Ecole normale supérieure et la reconnaissance de livres dont ils seront, eux, les auteurs, les éditeurs, les traducteurs aussi. Et déjà, des trajectoires d’intellectuels qui subvertissaient les frontières sociales pour passer le bac, façonner une œuvre remarquable, et finalement s’autoriser à raconter des vies minuscules sans surplomb puisque, justement, ils en étaient. Ce sont des livres précieux parce qu’en même temps que tisser une œuvre littéraire, ils racontent des voyages sociologiques et un écart vis-à-vis de l’hégémonie. Une distance qu’ils révèlent à mesure qu’ils la raccourcissent, et qu’ils rendent accessible à qui n’aurait pas le réflexe (ou l’audace) de lire des sciences sociales.
On peut aussi voir dans ce récit autobiographique de Kaoutar Harchi un pari sur les traces de ces grands auteurs du déplacement. Entre-temps, la frontière s’est dilatée et être minoritaire, aujourd’hui, peut aussi tenir à l’expérience de la frontière coloniale en même temps que de la question sociale. L’autrice, elle, parle plus souvent d’histoire “raciale”, mais l’histoire de ses parents, donc la sienne, est bien celle d’une France impériale qui arrime aujourd’hui à elle les enfants d’un empire qui s’est défait, sans que les hiérarchies s’en trouvent chamboulées. Et c’est depuis cette question-là, qui s’ancre aussi dans les quartiers populaires et des moyens modestes, qu’elle signe d’abord un livre sur la place des uns et des autres en parlant de la sienne.
Comme nous existons est sans doute un porte-voix, dans un contexte où les questions coloniales et raciales sont particulièrement urticantes. Kaoutar Harchi témoigne et met au grand jour. Un jour de 1927, Jean Guéhenno avait reçu le manuscrit de La Maison du peuple, que lui adressait, chez Grasset où il était devenu directeur de collection moyennant une trajectoire proprement stratosphérique, Louis Guilloux, son cadet. Une histoire d’enfance à l’ombre de l’hégémonie, déjà, et un roman autobiographique qui parlait pour tant d’autres que Guéhenno aura ce mot :
Il m’est tout à fait impossible de juger ce livre-là comme un autre livre. […] Il me semble écouter quelqu’un témoigner pour moi, et je ne pense qu’à remercier.
Kaoutar Harchi dit pour d’autres en disant son déplacement social à elle. En endossant ce “je” collectif, l’autrice révèle au-delà du regard dont elle fit l’objet, elle. C’est-à-dire, elle, donc d’autres. Comme nous existons est ainsi un livre sur les assignations bien plus que sur les identités. Et dans cette histoire-là, c’est à l’école que ces assignations, sociales et/ou raciales, s’attrapent le mieux. D’abord pour ce qu’elle y vit, et aussi pour ce qu’elle y lit. L’école est un centre du monde de 8 à 20 ans, et le cœur du livre. Or ce livre ausculte de près comment l’institution scolaire peut être tout à la fois le haut lieu des assignations, et celui d’une libération qui autorise.
“Là où il semblait qu’il fallait être”
Car ici, l’école est à la fois une ligne de fuite, une passerelle, et la destination de cette histoire – elle est devenue universitaire, et souvent, sa mère a répété : “Ma fille, c’est avec l’école qu’elle est mariée.” Avant d’être celle de la République, l’école est d’abord celle de sa mère, Hania. Ou plutôt celle que cette mère, arrivée en France par rapprochement familial, espère sans relâche pour sa fille, à coups de demandes de dérogation pour déjouer la carte scolaire. C’est le creuset d’un grand désir de la mettre à l’abri, sans qu’il soit vraiment question au juste de quoi il s’agirait de la préserver. “Ma mère a été autant qu’elle a pu une stratège de mon existence” dira Kaoutar Harchi dans “La Grande table, le 30 août sur France Culture. Ce sera par exemple l’école primaire Marie-Curie au sud de la ville ; ce sera ensuite le collège catholique, pour échapper au quartier – “Là où il semblait qu’il fallait être”, écrit Kaoutar Harchi. En 1993, quand la dérogation tombe, elle écrit encore : “Et notre vie changea”, et on prend la mesure de tout ce qu’un déplacement peut vouloir dire, quand il est physique, social et mental tout à la fois – et soudain la famille partait aussi se balader le long de la rivière, le week-end. Là, où l’on croise des propriétaires. Une lisière plutôt qu’un projet – un acte de foi :
Jamais ma mère ne se demanda ni me demanda quel serait cet avenir. Elle se satisfaisait de l’idée d’avenir, de l’idée qu’un avenir pour moi, existait.
Au tamis de stratégies scolaires que l’autrice compare à un placement dans une famille sûre, l’horizon se dilate de bien des manières :
- très concrètement, car le collège est de l’autre côté de la ville à portée de bus ;
- et puis, aussi, symboliquement : ce pari sur l’avenir d’une meilleure éducation que ces parents pas-d’ici fondent dans ces écoles-là est aussi un petit flottement de plus pour ce père hanté par le besoin de justifier leur présence.
A chaque frontière, son défi, et en ligne de mire, l’objectif que cette fille née ici arrive à bon port. Et le tout qui semble s’esquisser comme malgré eux. Car ce que Kaoutar Harchi ausculte dans ce livre, c’est non seulement ce sentiment de ne pas en être. Mais sans doute, plus encore, ce que ça fait de peut-être ne pas être tout à fait chez soi. Et c’est pour cela qu’il s’agit d’un miroir : l’enjeu, c’est celui qui renvoie aux immigrés et souvent encore à leurs enfants, le sentiment qu’on pourrait ne pas être tout à fait chez soi lorsqu’on est chez soi.
C’est cette ligne d’arrivée qui n’en finit pas de reculer que cette histoire nous fait envisager, parce que c’est dans le livre d’un immense sociologue de l’immigration que Kaoutar Archi, en classe de Terminale, a eu quelque chose d’un déclic. Ce sociologue, c’est Abdelmalek Sayad. L’autrice, encore adolescente, avait photocopié à la bibliothèque des feuillets de son livre le plus connu, La Double absence. En sciences sociales, toujours un livre crucial pour penser mieux l’immigration, en la considérant aussi comme une émigration. C’est-à-dire un livre qui, en 1999, allait renouveler le regard sur l’histoire migratoire et le point de vue de ceux qui l’ont vécue dans la chair de leur histoire. A eux, Sayad offrait de mettre des mots sur la part de douleur que pouvait durablement féconder le déplacement. A tous les autres, de chausser de meilleures lunettes pour penser cette domination-là. Et tout le livre de Kaoutar Harchi parle au fond de ce que ça peut faire de se sauver en lisant Sayad.
C’est un changement d’itinéraire, d’abord, puisque l’enseignant de sciences économiques et sociales à qui Harchi tendra l’enveloppe brune renfermant ces photocopies “pour en savoir plus” aura la bonne idée de lui dire répondre, d’une parole qui autorise :
C’est de la sociologie. Après le baccalauréat, vous pourriez vous inscrire en faculté de sciences sociales.
C’est aussi le vocabulaire d’une revanche qui se laisse envisager, aux phares d’une lucidité nouvelle :
C’est ce souvenir que j’ai, qui ne me quitte pas, un souvenir que j’aime, le souvenir d’avoir été aidée par Abdelmalek Sayad à tuer la honte pour toujours, au point de ne plus éprouver la honte, ni la honte d’avoir eu honte, éprouver simplement l’amour des miens et des miennes au cœur du grand monde qui est, aussi, le nôtre.
Car Sayad, c’est un dévoilement en même temps qu’une cache d’armes : lire ses textes publiés avant sa mort, en 1998, c’est pouvoir accéder à l’ambivalence des trajectoires migratoires, et au sentiment d’une double appartenance. Quelque chose qui taraude et, parfois, hante pour longtemps. Et c’est en lisant le sociologue, proche de Pierre Bourdieu, que l’autrice trouvera un chemin au cours duquel pouvoir dire aujourd’hui qu’on est chez soi alors même que tout est fait pour qu’on sente qu’on vit chez les autres.
Il faut dire que la honte souvent planque en embuscade. Kaoutar Harchi raconte par exemple une expérience douloureuse de l’altérité parmi d’autres : c’est cette enseignante élégante qui lui fait le cadeau d’un livre. A elle, qui avait grandi dans une maison sans trop de livres. Dans l’esprit de ses parents, être scolarisée dans ce collège privé, c’était pourtant sauter trois cases à la marelle biographique. Manifestement, c’était aussi risquer l’entorse (ou le croche-pattes) : l’enseignante élégante avait inscrit une petite dédicace au début du livre que l’adolescente serrait précieusement contre son cœur. Avant de lire :
A ma petite arabe qui doit connaître son histoire.
Le lendemain, au deuxième round de l’humiliation, la même enseignante lui proposera de faire de cette lecture un exposé pour mieux connaître “les siens”. Vingt ans plus tard, l’autrice raconte très bien cette expérience :
Plus tard, il m’arriva de raconter cette scène à des proches. Et de dire : oui, cette scène, vous savez, ce fut une scène étrange. Une telle intrusion. Quelqu’un, quelque chose, s’est introduit entre moi et moi-même. Ce fut une agression, et ce fut plus fort que moi, j’étais jeune, je ne sus que faire, que dire, je n’ai rien fait, je n’ai rien dit.
Mais voilà qu’aujourd’hui, c’est dans un livre.