L’opération armée lancée samedi 7 octobre à l’aube par l’organisation politico-militaire contre Israël est inédite, tant par son organisation que par les moyens déployés. Le Hamas assure répondre aux agissements de l’extrême droite israélienne.
8 octobre 2023 à 09h51
LeLe Hamas a toujours su utiliser la vidéo et il le prouve une fois de plus. Les images diffusées depuis le matin du 7 octobre par sa branche militaire montrent ses combattants en majesté. Mais cette fois, elles sont différentes des vidéos habituelles : plus impressionnantes par leur ampleur, elles donnent la mesure de la déflagration qui a frappé l’État hébreu.
Même si elles sont des outils de propagande, elles démontrent que l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » est une offensive militaire pensée et préparée, la mise en œuvre minutée d’une stratégie réfléchie. Pas d’une de ces opérations presque habituelles contre le territoire israélien, de roquettes tirées et, pour leur immense majorité, aussitôt interceptées par le « dôme de fer », le système de défense aérienne mobile.
On y voit, dans la lumière un peu jaune de l’aube, des combattants en uniforme noir et vert courant à travers un no man’s land vers une haute clôture, y posant ce qui semble être des explosifs. Un bulldozer intervient, qui détruit la barrière. Des hommes, certains en civil, s’engouffrent dans la brèche, avec parfois un téléphone portable en main. Sur une autre vidéo, elle aussi de propagande, des parapentes équipés d’un moteur et un ULM décollent. Ils transportent des commandos d’Al-Qassam. Ailleurs, des hommes-grenouilles prennent pied sur des plages, au nord de l’enclave palestinienne.
« Le Hamas prouve qu’il est une organisation qui, au fil des années, a su penser une stratégie et se donner les moyens de l’atteindre dans des conditions qui sont particulièrement complexes vu la situation de Gaza et son enfermement », constate Jean-Paul Chagnollaud, professeur émérite des universités et président de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient. « C’est une opération très sophistiquée, préparée en amont depuis sans doute très longtemps, avec des moyens innovants comme par exemple l’ULM et des drones, qu’ils ont sans doute fabriqués. Et surtout, ce qui marque, c’est la capacité à entrer sur le territoire israélien. »
Car la bande de Gaza, petit territoire de 350 kilomètres carrés et de 2,2 millions d’habitant·es, est plus que jamais une prison. Même son ciel est clos par l’aviation israélienne. La mer est quasiment interdite. Seul le point de passage de Rafah, vers l’Égypte, permet d’en sortir. Au bon vouloir du Caire.
Efficacité mortelle
Les combattants du Hamas ont donc franchi une enceinte réputée infranchissable. Inaugurée par les autorités israéliennes le 7 décembre 2021 après trois années et demie de travaux, la clôture qui entoure l’enclave devait être le symbole de l’invincibilité. Elle s’élève à six mètres au-dessus du sol, et est bardée de capteurs, caméras, antennes et autres équipements de surveillance.
Elle est doublée d’un mur métallique souterrain de plusieurs mètres de profondeur. Longue de 65 kilomètres, elle part de la frontière avec l’Égypte, enserre la bande de Gaza et se prolonge en mer. Un « bijou » high tech qui devait garantir l’enfermement de Gaza.
Avant même son achèvement, l’enceinte et l’arsenal déployé autour ont fait preuve de leur efficacité mortelle. En 2018, des foules de manifestants palestiniens, réclamant le droit au retour et la fin de l’occupation, avaient, en vain, tenté d’arriver jusqu’à elle. Les snipers israéliens les avaient stoppés dans la zone tampon profonde de 300 mètres, à l’intérieur de laquelle l’armée israélienne interdit toute présence. 195 habitants de Gaza y avaient laissé leur vie, des milliers d’autres, dont beaucoup de jeunes, avaient été blessés et sont restés handicapés, avec souvent un membre fracassé.
Immense symbole, le poste militaire israélien d’Erez, qui sert de frontière au nord du territoire palestinien, a été pris d’assaut avec succès, et occupé par les hommes de la branche armée du Hamas.
Il faut être passé par là pour comprendre l’importance, dans l’imaginaire palestinien, de cet épisode. Erez est le cadenas de Gaza : un passage long de centaines de mètres que seuls des privilégiés, diplomates, journalistes, humanitaires et, parfois, seulement au compte-goutte, de très graves malades et rares travailleurs palestiniens sont autorisés à franchir ; une succession de portails métalliques dont l’ouverture est commandée à distance, d’ordres criés dans des mégaphones, de cloisons de béton, et aucun contact avec un être humain.
Il y a, pour les Israéliens, pire encore. Un drone détruit un char. Un autre est pris d’assaut par les hommes d’Al-Qassam, qui sortent des soldats israéliens par la tourelle. Et puis des combattants, à bord de pick-up, pénètrent dans les localités avoisinantes, près de la « frontière », à l’est de la bande de Gaza, des kibboutz et de petites villes normalement sous très haute surveillance militaire.
Des habitants israéliens qui fuient à pied, tirés de leur sommeil en ce jour de Shabbat, fête de Sim’hat Torah, qui clôt la semaine de Souccot, la « fête des Cabanes » célébrant traditionnellement le temps des moissons. Des militaires faits prisonniers, des civils pris en otage et emmenés dans la bande de Gaza. Et 300 morts israéliens, selon le bilan officiel diffusé dans la nuit de samedi à dimanche.
Samedi dans la soirée, malgré les bombardements israéliens, des roquettes ont touché Tel-Aviv, à 70 kilomètres de Gaza, et des combats se déroulaient encore, d’après l’armée israélienne, dans 22 endroits, sur le territoire de l’État hébreu.
C’est le jour de la grande bataille qui mettra fin à la dernière occupation sur terre.
Mohammed Deif, commandant des Brigades Al-Qassam
« Les Brigades Al-Qassam se préparent depuis la guerre de 2021, affirme un Palestinien, fin connaisseur, qui tient à garder l’anonymat. Nous savions qu’elles allaient passer à l’action, sans connaître le timing exact. Ces derniers jours, cependant, des messages avaient été envoyés par le Hamas aux Israéliens, via l’Égypte, le Qatar et d’autres biais encore. Ils prévenaient : “Arrêtez vos extrémistes de droite, sinon nous répliquerons.” C’est ce qu’il s’est passé. »
Dans un message audio diffusé samedi matin, Mohammed Deif, le commandant de la branche militaire du Hamas dont la parole est rare, énumère une série de raisons à l’opération de guerre du mouvement : les intrusions sur l’esplanade des Mosquées (Mont du Temple pour les juifs), où se trouve le dôme du Rocher et la mosquée Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam, les maltraitances à l’égard des quelque 5 000 prisonniers palestiniens, les exactions des colons juifs de Cisjordanie contre les Palestiniens. « C’est le jour de la grande bataille qui mettra fin à la dernière occupation sur terre », scande-t-il en faisant appel aux pays arabes voisins, Liban, Yémen, Syrie, Irak.
Ministres d’extrême droite
« Il faut bien admettre que nous faisons face à un gouvernement israélien d’extrême droite fasciste dont certains ministres pensent que le temps est venu d’expulser les Palestiniens et d’annexer plus de la moitié de la Cisjordanie, constate Mkhaimar Abusada, professeur de sciences politiques à l’université Al-Aqsa de Gaza. Certains membres du cabinet israélien croient que rien ne peut arrêter Israël, qu’ils peuvent impunément tuer des Palestiniens, prendre d’assaut la mosquée Al-Aqsa. Cette année 2023 est particulièrement sale. Plus de 250 Palestiniens avaient déjà été tués avant ce samedi [au moins 200 autres ont été tués lors des frappes israéliennes sur Gaza samedi – ndlr]. »
Les actions contre les Palestiniens se sont en effet multipliées depuis la formation du dernier gouvernement dirigé par Benyamin Nétanyahou, investi le 29 décembre 2022. Deux ministres d’extrême droite y siègent à des postes clés.
Itamar Ben Gvir, colon, suprémaciste juif, raciste et homophobe, tient le portefeuille de la sécurité nationale. Le 21 mai 2023, il s’est rendu sur l’esplanade des Mosquées, geste considéré comme une provocation par les mouvements palestiniens, notamment le Hamas. Le 23 août dernier, dans un entretien accordé à une chaîne israélienne, il déclarait : « Mon droit, ainsi que celui de ma femme et de mes enfants, de circuler sur les routes de Judée-Samarie, est plus important que le droit de circuler des Arabes. » Ce ne sont là que deux exemples de ses propos et agissements incendiaires.
Son collègue Bezalel Smotrich, ministre des finances, chargé aussi de l’administration de la Cisjordanie, assume pleinement son idéologie. Partisan du Grand Israël, de la Méditerranée au fleuve Jourdain, il a souhaité que l’armée rase le village palestinien de Hawara, près de Naplouse, cible de raids de colons israéliens le 26 février 2023.
Il y a quelques jours seulement, le 3 octobre, plus de 200 colons israéliens ont envahi l’esplanade des Mosquées. « Le déclenchement de cette opération militaire, c’est à cause des agissements de Ben Gvir et Smotrich, et du silence assourdissant du monde entier », assure notre fin connaisseur palestinien.
Enterrer la question palestinienne est impossible
« Le Hamas a réussi, avec cette opération militaire, à rappeler au monde qu’il y a un conflit qui n’est pas réglé et que c’est impossible de l’enterrer comme cela a été fait depuis plusieurs années maintenant, analyse Jean-Paul Chagnollaud. Il affirme aussi que la normalisation avec Israël de la part des pays arabes, notamment l’Arabie saoudite, n’est pas possible tant qu’on n’aura pas réglé la question palestinienne. »
Le 23 septembre dernier, le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salman, dit « MBS », a accordé un entretien à la chaîne américaine Fox News. Il a affirmé que la normalisation entre son royaume et l’État hébreu était sur de bons rails, sans mettre dans la balance la création d’un État palestinien, pourtant point clé du plan arabe pour la paix depuis 2002. Il a également évoqué les « besoins » des Palestiniens, et non leurs « droits ».
« Le Hamas a voulu perturber cette normalisation, car, selon de nombreuses analyses, elle laisserait de côté la question palestinienne, reprend Mkhaimar Abusada. Améliorer les conditions de vie des Palestiniens ne suffit pas. »
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La date de l’offensive des Brigades Al-Qassam contre Israël va dans ce sens : elle coïncide, à un jour près, au cinquantième anniversaire du lancement de la guerre d’octobre 1973 par l’Égypte et la Syrie. Ce que les Israéliens appellent la guerre du Kippour, et que les Palestiniens nomment la guerre du Ramadan, avait servi à Anouar al-Sadate, alors président égyptien, à briser une situation de blocage, à savoir l’absence de négociations dans le retour du Sinaï, occupé en 1967 par Israël, à l’Égypte.
L’opération militaire avait, en son temps, fait l’admiration du monde arabe par sa stratégie et son succès dans les premiers jours : la ligne Bar-Lev avait été enfoncée, des soldats israéliens capturés. L’Égypte avait néanmoins perdu la guerre, incapable de résister à l’aide massive apportée par les États-Unis à Israël. Aujourd’hui, Gaza sait qu’elle va perdre la guerre et que les bombardements israéliens vont certainement causer encore plus de morts que les précédents.
Plane également la menace d’un « transfert » de la population palestinienne vers les pays voisins, à laquelle sont favorables les partis d’extrême droite aujourd’hui au pouvoir à Tel-Aviv. « C’est un risque, reconnaît Mkhaimar Abusada, le professeur de sciences politiques coincé avec sa famille dans son domicile en plein centre de Gaza. Mais Israël va mettre beaucoup de temps à reconstruire son pouvoir de dissuasion et son image, et je doute qu’ils puissent mener une telle opération d’expulsion. »