Un essai cosigné par Françoise Vergès revient sur trois monuments problématiques de l’Est parisien, à la gloire de l’Empire français, et se demande comment répondre à« la violence coloniale dans l’espace public ».
Françoise Vergès a délimité ce qu’elle nomme un « triangle colonial », dans l’Est parisien. Dans sa ligne de mire, trois monuments voisins et problématiques, à la gloire de l’Empire colonial français, bâtis à la frontière du bois de Vincennes. Le palais de la Porte-Dorée et son bas relief spectaculaire, construits à l’occasion de l’Exposition coloniale internationale de 1931, côtoient la statue en bronze doré représentant la France en Athéna, déesse de la sagesse mais aussi de la guerre, édifiée à la même époque.
Un peu plus loin s’élève un ensemble statuaire de dix mètres de long, érigé en 1949 en l’honneur de Jean-Baptiste Marchand, surtout connu pour avoir mené une expédition qui porte son nom, l’expédition « Marchand Congo-Nil » (1896-1899) – un « monument à un criminel de guerre », dit Vergès. Après la secousse George Floyd aux États-Unis en 2020, et la séquence iconoclaste qui s’est ensuivie, d’Anvers à Bristol en passant par la Martinique, ces monuments parisiens, eux, tiennent toujours bien en place. Éditions Shed. De cet arpentage du XIIe arrondissement parisien, l’un de ceux qui, avec le VIIe, compte le plus de noms de voies liés à l’histoire coloniale (il y en a plus de 200 dans la capitale), Françoise Vergès vient de tirer un texte, De la violence coloniale dans l’espace public (éditions Shed, 2021), ponctué d’interventions visuelles réalisées par un activiste de l’association Décoloniser les arts, dénommé « Seumboy Vrainom :€ » (qui anime la chaîne YouTube Histoires crépues). Ensemble, ils dénoncent un « environnement hostile » dans la capitale, reprenant à leur compte, en la renversant, la formule qu’avait lancée Theresa May, alors ministre de l’intérieur au Royaume-Uni, qui cherchait à rendre le plus pénible possible la vie des sans-papiers, dans l’espoir de les chasser du pays.
« La beauté de Paris ne peut masquer le fait que nous traversons chaque jour un monde bourgeois, masculin et racialisé. Nous marchons dans une ville inhospitalière, dont les monuments exaltent des victoires militaires et des généraux, confortant un récit national d’où sont exclues les classes populaires, les insurgées, les femmes […] », écrit Françoise Vergès. Des bas reliefs ultra-chargés de la Porte-Dorée, mélange d’exotisme et d’Art déco signés du sculpteur Alfred Janniot, la politologue retient qu’ils illustrent les rouages d’une économie extractiviste, une « tapisserie de pierre rendant gloire à l’extraction », où tous les colonisés sont au travail.
Mais ces sculptures sont réalisées alors que l’Empire colonial français se fissure, et que les résistances et insurrections, depuis les colonies, se multiplient. La façade monumentale de la Porte-Dorée aurait alors servi, avance Françoise Vergès, de « voile jeté sur la fragilité de la colonisation », dans « un geste destiné à éloigner de la conscience coloniale la perte qui se dessine ». https://www.youtube.com/embed/bEctusgRHYo?enablejsapi=1 Le bas relief de la Porte-Dorée, dans une vidéo réalisée par l’institution.
Si les bas reliefs de la Porte-Dorée continuent d’enchanter nombre de visiteurs, du musée de l’Histoire de l’immigration comme de l’Aquarium tropical, tous deux abrités à l’intérieur, c’est sans doute moins le cas du monument Marchand qui, rappelle le livre, a fait l’objet de vives protestations par le passé – bien avant l’électrochoc George Floyd. Dès les années 1970, il se couvre d’inscriptions rageuses et de jets de peinture rouge. En 1983, l’Alliance révolutionnaire caraïbe (ARC), un groupe armé pour l’indépendance de la Guyane, de la Martinique et de la Guadeloupe, fait sauter la statue de Marchand qui accompagnait le monument, lequel est encore régulièrement recouvert de graffitis.
Que faire de ce « triangle colonial » en 2021 ? « Enlever le monument Marchand de l’espace public se défend », écrit Vergès. La France en Athéna ? « Elle pourrait être introduite dans l’enceinte du musée. » Et les bas reliefs ? « Le palais de la Porte-Dorée pourrait être conçu et consulté comme une archive, de la même manière que l’on étudie une archive coloniale, par exemple l’acte de vente d’une esclavagisée, le code de l’indigénat, les décrets sur le travail forcé » – en clair, vider le lieu de ses fonctions muséales traditionnelles.
Puisque « décoloniser le triangle de la Porte-Dorée exigera plus qu’une plaque explicative », Vergès et Seumboy Vrainom :€ plaident pour un processus plus ambitieux de « défétichisation », mêlant « exercice de réparation et d’exorcisme ». Par exemple via un « atelier décolonial in situ », une expérience collective dont le but serait « d’enlever à ces monuments leur pouvoir malfaisant ». « Décoloniser l’espace public, c’est aussi mettre fin au contrôle au faciès, à la fabrication de corps tuables, à une architecture hostile et normative », poursuit-elle.Jointe par Mediapart, la mairie EELV du XIIe assure qu’« une réflexion est en cours » pour traiter ces enjeux statuaires, mais qu’« il est encore trop tôt » pour en dire davantage.
Bien sûr, ces enjeux dépassent de loin le seul périmètre d’un arrondissement parisien, comme des seules compétences municipales. Sur un registre moins militant en apparence, et défendant une thèse strictement antidécoloniale, l’historienne Jacqueline Lalouette a publié en début d’année Les Statues de la discorde (Passés composés-Humensis, 2021), où elle dresse un inventaire très précis de l’« épisode iconoclaste » qui traversa la France et bien d’autres pays l’an dernier (plus de cent statues ont été malmenées, partout sauf en Asie), et montre des degrés d’intensité dans les interventions – de la destruction complète au retrait, passant par un « vandalisme doux » (les yeux bandés de la statue) ou « partiel » (emploi de peinture).
L’un des intérêts de cet essai est de montrer que ce « vandalisme » – Lalouette reprend le terme inventé par l’abbé Grégoire – existait en France bien avant l’assassinat de George Floyd. L’historienne s’insurge contre « le désir d’épuration de la statuaire » et plaide pour la cohabitation des anciennes statues de rois, militaires et autres découvreurs, mêlés de près ou de loin à la traite négrière ou à l’expansion coloniale, avec la reconnaissance de « nouveaux héros », dont Toussaint Louverture (à l’instar de celle réalisée par Ousmane Sow, inaugurée en 2015 au musée du Nouveau Monde de La Rochelle).
Dans sa conclusion, elle s’en prend à ces « militants voulant, à toutes fins, faire de la France un État négrophobe régi par un “racisme systémique”, sous l’emprise d’une “pensée blanche” […], un pays déterminé à ignorer son passé négrier et colonisateur ». Et Jacqueline Lalouette d’insister, non seulement sur des sondages qui montreraient qu’une majorité de Français souhaitent le maintien des statues controversées (« L’idée ne vient pas aux militants hostiles aux statues que leurs concitoyens puissent être attachés à leur patrimoine »), mais aussi sur ce qu’elle considère comme des « progrès accomplis depuis plusieurs décennies » sur le front du travail mémoriel, citant pêle-mêle le mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes, la création de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, ou encore la loi Taubira de 2001 sur l’esclavage comme crime contre l’humanité.
Sans surprise, Françoise Vergès et Jacqueline Lalouette s’affichent en profond désaccord sur le cas particulièrement sensible des deux statues de Victor Schœlcher que des militants ont fait tomber en Martinique, le 22 mai 2020 (juste avant la mort de Floyd, le jour de l’anniversaire de l’abolition de l’esclavage en Martinique). À l’époque, beaucoup, notamment en France métropolitaine, crient au scandale, en défense de cette figure républicaine et anti-esclavagiste, considéré comme le « père » du décret d’abolition de l’esclavage.
Vergès défend la chute des deux statues de Schœlcher, dont la figure a effacé jusqu’à aujourd’hui le souvenir des luttes d’esclaves : « À travers leur geste, ces militant·es dénoncent une abolition inachevée, une relation de dépendance coloniale qui perdure au XXIe siècle, et avec elle la figure du “sauveur blanc” ». Lalouette, elle, plaide pour dissocier la figure de Schœlcher d’un « schœlchérisme paternaliste », pour mieux associer l’action de Schœlcher à celle des esclaves en lutte.
Françoise Vergès, Seumboy Vrainom :€, De la violence coloniale dans l’espace public. Visite du triangle de la Porte Dorée à Paris, éditions Shed, 2021, 15 €.
Jacqueline Lalouette, Les Statues de la discorde,éditions Passés composés-Humensis, 2021, 17 €.
Le musée des Beaux-Arts de Lyon a par ailleurs consacré cet été une rétrospective à Louis Bouquet, figure du renouveau des peintures de fresque (1885-1952) et responsable des décorations du salon de l’Afrique, à l’intérieur du palais de la Porte-Dorée, considéré comme l’un des manifestes de l’Art déco français.