« Je revendique une recherche d’alliance qui ne passe pas par l’État »
Le réalisateur de « La Rivière », qui sort en salles le 22 novembre et vient d’obtenir le prix Jean-Vigo, a construit son œuvre autour de la notion de paysage. Un paysage éminemment politique. Entretien.
21 novembre 2023 à 10h53
Dominique Marchais filme depuis plus de dix ans le paysage : les terres agricoles grignotées par l’urbanisation, les jardins potagers et les fleuves, les autoroutes et les centres logistiques qui organisent de nouveaux flux de circulation…
Le Temps des grâces (2010), La Ligne de partage des eaux (2014), Nul homme n’est une île (2017), les films de cet ancien critique de cinéma documentent les conflits d’usage autour des espaces et des « ressources naturelles ».
Élus locaux, agriculteurs et agricultrices, urbanistes, devant sa caméra expriment les luttes que constitue le projet d’habiter un territoire.
Défenseur d’une écologie de l’attention, Dominique Marchais tente de capter, explique-t-il, « notre monde dans son intrication de beauté et de désastre ».
Son nouveau film, La Rivière, qui sort en salles le 22 novembre, vient d’obtenir le prix Jean-Vigo. Il y suit le cours des gaves, ces rivières du Béarn encore très riches de biodiversité, mais aujourd’hui menacées par l’usage intensif de l’eau. Entretien.
Mediapart : Pourquoi avoir choisi de tourner « La Rivière » dans le gave d’Oloron ?
Dominique Marchais: Le Sud-Ouest est la région de France où le changement climatique va entraîner les plus grandes transformations, notamment sur la ressource en eau qui va devenir très rare d’ici vingt ans, alors qu’on s’était habitué à en avoir beaucoup.
Le gave concentre beaucoup de questions : celle de l’utilisation du maïs et donc de nos choix de modèles agricoles. Ce sont aussi des rivières de montagne avec un débit puissant où les barrages hydroélectriques se multiplient. Le discours local est qu’ils veulent produire leur propre énergie pour ne pas être dépendants de Paris mais, ce faisant, ils ne voient pas qu’ils détruisent leur patrimoine de biodiversité.
Avec les populations de saumons, de lamproies, d’aloses, les gaves sont aussi des rivières exemplaires pour parler des corridors écologiques, des trames bleues, etc. Elles sont aussi parmi les plus belles rivières de pêche avec des fédérations de pêche très actives qui poussent à l’arasement des barrages pour aider les truites et les saumons à reconquérir des linéaires de rivière qui ne sont plus accessibles à cause des barrages.
Par rapport à mes précédents films, je voulais rester dans un périmètre plus restreint, avec l’idée de concentrer le regard, de concentrer l’attention. Y compris vers ce qu’on ne voit pas.
La plasticité du vivant en général est réconfortante mais elle est aussi extrêmement exigeante.
Dominique Marchais
Contrairement à vos précédents films qui mettaient en scène des points de vue contradictoires, une conflictualité, autour des modèles agricoles, sur l’urbanisation, ici tous vos personnages sonnent l’alerte sur l’usage intensif de l’eau. Pourquoi ce choix ? Est-ce une radicalisation de votre part devant l’urgence de la situation ?
Je préfère ne pas utiliser le terme de radicalisation, de radical, qui est tellement utilisé qu’on ne sait plus à quoi il sert. Mais oui, je crois qu’on n’a plus le temps de discuter avec des gens qui font semblant, des gens qui trichent. Pour ce film, j’ai fait beaucoup de repérages, rencontré quantité de gens, et j’ai finalement décidé de ne pas inclure dans le film les représentants de l’État car je ne crois plus en l’arbitrage de l’État. Je ne le vois plus comme porteur de l’intérêt général mais comme défenseur de certains intérêts privés. J’imagine certains me dire : quelle découverte ! Mais moi, il m’a fallu des années pour m’en convaincre ! Au moment du Temps des grâces, je pensais encore qu’on pouvait se mettre autour de la table pour construire des politiques qui pourraient concilier enjeux écologiques, économiques, agronomiques, sociaux, paysagers.
Ceux que je filme, des pêcheurs, des hydrologues, des naturalistes, ont une connaissance profonde de la rivière, ils ont une vraie énergie pour la défendre mais le rapport de force leur est très défavorable. Le film rend visible ce rapport de force tout en laissant hors champ le discours des pouvoirs publics comme celui des grands acteurs économiques. À vrai dire, on ne les entend que trop et c’est une parole plus minoritaire que le film sert.
La grande question pour moi est : avec qui fait-on alliance ? C’est une question compliquée car je cherche aussi un certain pragmatisme. Mais ce qui est sûr, c’est que je revendique une recherche d’autonomie et d’alliance qui ne passe pas par une adresse à l’État. C’est une redéfinition du « nous ».
Dans votre film, les scientifiques donnent à voir ce qu’on ne voit pas de la rivière et ce qu’on détruit d’ailleurs d’autant plus facilement que c’est justement invisible.
Les scientifiques que j’ai rencontrés m’ont aidé à m’émanciper d’une vision « amont-aval » de la rivière. Florence Habets m’a expliqué que ce que les hydrogéologues étudient, c’est « la colonne » – soit toutes les forces qui s’exercent dans l’empilement des nappes, dans le rapport entre les nappes et les rivières, entre les rivières et l’atmosphère, les rivières et les zones humides, etc. Il y a des forces dans tous les sens.
Si l’on considère la question de l’eau avec le prisme amont-aval, il n’y a aucune raison de ne pas se dire que si l’on ne stocke pas cette eau, elle sera perdue, car elle part à la mer.
En réalité, le fonctionnement du réseau hydrographique est beaucoup plus complexe que quelque chose qui va du haut vers le bas.
Les scientifiques nous donnent à voir la rivière comme la partie d’un tout. Elles sont portées par des nappes. La rivière est un moment du cycle de l’eau. Quand je fais le panoramique sur la campagne, ce que je filme, c’est encore la rivière mais dans son état gazeux. À Bordeaux où je vis, on voit la Garonne flotter au-dessus d’elle-même le matin.
Ces scientifiques ont aussi une manière de parler de la rivière très sensible, presque poétique, comme dans la scène où par l’imagerie construite à partir d’une petite pierre dans l’oreille interne d’un saumon, une carte apparaît retraçant son trajet jour après jour depuis sa naissance.
Au-delà de l’image inattendue qu’il produit, ce biologiste fait rebondir une question qui est celle de la réversibilité ou de l’irréversibilité des dynamiques environnementales.
En analysant ces otolithes, il s’aperçoit que cette théorie du « homing », leretour du saumon sur sa frayère de naissance, n’est pas si vraie que cela dans le détail car il y a une grande adaptabilité du poisson. Si les conditions sont défavorables, alors il choisit un autre affluent pour se reproduire, et s’il ne trouve pas, il ne se reproduit pas.
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Ce moment-là dessine bien la situation dans laquelle on est pris collectivement, c’est-à-dire la marge d’action qu’on a encore. On peut encore reconquérir des cours d’eau. On peut encore réparer, mais alors il faut des politiques qui permettent au vivant, aux plantes, aux rivières, aux animaux de retrouver un équilibre.
La plasticité du vivant en général est réconfortante mais elle est aussi extrêmement exigeante. Si l’on s’y met, on peut limiter la casse, même si ce qui est perdu est perdu.
Comment avez-vous vécu la mobilisation et la répression de Saint-Soline, autour des mégabassines et plus généralement de l’utilisation de l’eau ?
J’ai vécu cela pendant des semaines avec un sentiment d’écœurement, de colère, d’incompréhension. Ces images de gendarmes sur des quads étaient révoltantes.
Cela réactive la mort de Rémi Fraisse à Sivens, les opérations de police à Notre-Dame-des-Landes… Et cela commence à faire une véritable histoire contemporaine, notre histoire. Moi, je fais des films, j’ai du mal à me retrouver dans des groupes, mais je suis solidaire et je partage la colère de ces manifestants.
Les coups, la menace de dissolution, le vocabulaire utilisé, « écoterrorisme », pour parler au fond des amoureux et des défenseurs de la nature, m’ont beaucoup choqué.