Pour la revue semestrielle de la Coordination Internationale des Chercheurs sur les Littératures Maghrébines, Expressions Maghrébines, la sociologue et historienne Marie-Pierre Ulloa s’est entretenue avec l’historien Benjamin Stora, qui a récemment rédigé la postface de l’ouvrage Histoire globale de la France coloniale paru aux éditions Philippe Rey, en 2022. Benjamin Stora est spécialiste de l’histoire de la guerre d’Algérie, de l’immigration maghrébine en France et des questions mémorielles liées à la colonisation française. Dans cet extrait de l’entretien, l’historien revient sur la singularité du rapport aux archives. Après cinquante ans de recherche historique, Benjamin Stora considère que c’est autant l’historien qui cherche et trouve l’archive que l’archive qui trouve l’historien. Trouver l’archive, telle est la difficulté quand de la disparition d’un pays – l’Algérie française – en surgit un autre car la « perte de lieu » entraîne non seulement une « perte de récit » mais aussi une « perte de documents » dispersés, égarés sur le chemin de l’exil des personnes déplacées. 

Nous revenons dans cet entretien sur la singularité du rapport de l’historien Benjamin Stora aux archives. Né en Algérie en 1950, spécialiste de l’histoire de la guerre d’Algérie, de l’immigration maghrébine en France et des questions mémorielles liées à la colonisation française en contexte maghrébin, l’originalité de la démarche archivistique de l’historien s’exprime notamment à travers le rôle de son engagement politique dans son rapport aux archives au long cours.

A travers cinquante ans de pratique et de réflexion sur la multiformité des archives, sur le(s) territoire(s) des archives (archives écrites/orales, archives dissidentes/archives militantes, archives visuelles, archives étatiques, archives autobiographiques et archive-fiction) et sur la dialectique de l’archive, c’est autant l’historien qui cherche et trouve l’archive que l’archive qui trouve l’historien, a fortiori après la publication de La Gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie (1991) qui lance la trajectoire médiatique de l’historien.

[…]

Archives exilées

Souscrivez-vous à cette correspondance subtile entre lieu d’archivage et archive, le fait que le lieu va déterminer l’archive ? Qu’est-ce qui fait archive pour vous ?

Quand j’ai commencé à travailler au début des années 1970 sur l’Algérie j’étais confronté à un problème d’archives se trouvant en rapport avec une perte de lieu : celle de la perte du récit sur l’Algérie liée à la perte de l’Algérie française. Une perte d’histoire était liée à une perte de lieu. La construction, la fabrication d’un potentiel archivistique n’existait pas, d’abord sur le plan académique puisque la plupart des historiens français avaient déserté le champ académique après 1962. Il n’y avait presque plus personne qui écrivait sur l’Algérie dans les années 1970. […] Quand j’ai commencé à travailler sur l’histoire algérienne en 1974 […], l’Algérie et son histoire intéressaient peu de chercheurs. Il y avait là un problème d’absence, de trou de production de savoir académique et existait cependant une inflation d’autobiographies, de souvenirs personnels, de livres de mémoire. Le problème de l’archive, c’est aussi la perte d’ouvrages, de livres se référant à cette histoire. Il faut prendre en compte cette absence, cette perte-là.

[…] Écrire sur l’histoire d’un pays qui a disparu, ce n’est pas simple. Dans mon esprit, un autre pays avait surgi, l’Algérie algérienne, alors que j’avais connu l’Algérie française. Il fallait par conséquent combler deux absences, l’absence de savoir académique, et l’absence du territoire réel puisque les archives étaient placées en situation d’exil, de déplacement géographique. Les archives avaient été déplacées, hors du savoir académique et hors du lieu réel de production, hors de l’Algérie. Les archives elles-mêmes étaient exilées. Elles étaient ailleurs. C’est une histoire peu commune, il n’y a pas d’équivalent dans l’histoire d’un pays ancien qui disparaît, y compris avec ses archives.

Dans la décolonisation, les chercheurs ou les citoyens gardent les archives et on passe d’un statut juridique à un autre statut juridique. Là, non : un pays va disparaître avec ses archives, déplacées et en exil, à la recherche desquelles l’historien va se lancer. C’était une première difficulté. Précisons d’ailleurs qu’à ce moment des années 1970, les Algériens commencent de leur côté à poser la question de la restitution des archives exilées.

Contre-archives / archives militantes

[…] Il y a toujours un vécu historique derrière le travail d’historien. J’étais un militant politique et la grande question qui m’intéressait à cette époque, dans les années 1974-75, c’était celle de la révolution à accomplir[1]… A partir de là, il n’était pas question dans un premier temps, de me référer de manière exclusive à la parole étatique, forcément étrangère à la nécessité du bouleversement de l’ordre établi. Je me situais dans la contre-histoire, celle d’une histoire non officielle, non fabriquée par les États. C’était la grande tendance de l’époque. Je me souviens du séminaire à Paris 7 Jussieu que dirigeait Jean Chesneaux avec pour titre, « Forum-histoire ». Il était consacré à la contre-histoire, celle de l’histoire des paysans par les paysans eux-mêmes, ou celle des femmes par les femmes. Aujourd’hui, en 2022, j’ai l’impression de retrouver ce questionnement des universités parisiennes de Jussieu ou de Vincennes, dans les universités actuelles ! Où seules les femmes peuvent écrire l’histoire des femmes, seuls les noirs peuvent écrire l’histoire des noirs.

En 1975 je me suis confronté à ce problème : comment écrire l’histoire de la révolution algérienne puisque c’était cela qui m’intéressait, alors que je n’avais pas la nationalité algérienne ? Mais dans mon esprit, progressivement, est venu le fait que j’étais aussi…. Un natif d’Algérie. Ce qui me donnait une légitimité par rapport à d’autres chercheurs qui ne connaissaient ce pays que par la lecture d’ouvrages, ou la connaissance de la trajectoire d’un pays nouveau, après l’indépendance. N’étant pas un Algérien mais né en Algérie : voilà le surgissement d’une histoire compliquée, celle du natif d’origine qui me permettait, en fait, d’avoir une parole acceptée.

Une fois passé ce présupposé idéologique de l’époque, qui avait disparu après mais qui est revenu dans les années 2000, subsistait un problème d’écriture de contre-histoire à partir de contre-archives. Je ne pouvais pas spontanément me fier aux archives étatiques compte tenu de mes présupposés idéologiques. La préoccupation principale était de faire parler les acteurs eux-mêmes dans une période où il fallait faire parler « l’indigène » lui-même et non pas passer par le filtre de la parole étatique, de l’écrit étatique. Il existait plusieurs façons de contourner cette difficulté, d’abord par le regard sur les archives militantes.

J’avais accès aux archives militantes produites par les nationalistes révolutionnaires puisque j’appartenais à un courant politique qui avait cheminé avec les nationalistes algériens pendant un demi-siècle. C’étaient les archives du Parti du Peuple Algérien (PPA) et celles de l’Etoile Nord-Africaine. Deux organisations créées dans l ‘entre-deux-guerres et qui s’étaient battues pour l’indépendance de l’Algérie. […] [Ces] archives étaient d’autant plus importantes et « authentiques » parce que ces militants étaient des vaincus de l’histoire. Les messalistes, à la différence de leurs rivaux du FLN, n’avaient pas pris le pouvoir en Algérie en 1962. Les messalistes étaient les héritiers du mouvement national. […] Pendant de nombreuses années, ces derniers ont refusé le transfert de leurs archives en Algérie. Ils avaient peur d’une confiscation de ces documents par l’Etat algérien.

[…]

Quel était le statut du recours aux archives orales à cette époque (1975-1990) ?

Il n’y avait pas vraiment de statut. Un seul universitaire français s’intéressait aux archives orales à l’époque, Philippe Joutard avec Ces voix qui nous viennent du passé en évoquant les Protestants et les Camisards. Je me souviens de Philippe Joutard et aussi de Marc Ferro, avec l’utilisation des images comme source possible de la compréhension de l’histoire.  C’étaient des francs-tireurs dans les années 1975/1980. Un autre grand historien pionnier de l’époque, c’était Pierre Nora avec ses « Lieux de mémoire », sorti en 1984.

[…] Il faut signaler d’autres historiens, et qui travaillent avec la préoccupation d’écrire une histoire « d’en bas ». Avec Robert Bonnaud, Jean Chesneaux, Claude Liauzu, Catherine Coquery-Vidrovitch, René Gallissot. J’étais alors un jeune étudiant de 23 ans, et suivais leurs séminaires dans les universités de Vincennes, Saint Denis, ou Jussieu.

Beaucoup appartenaient à la génération des historiens anti-colonialistes des années 1960. À la suite de la guerre d’Algérie, ils travaillaient sur le tiers-monde. L’Algérie avait été l’engagement de leur vie, de leur jeunesse mais après les années 1962-65, après le coup d’état de Boumediène de juin 1965, la plupart ont été déçus par le cours suivi par ce pays. Après 1965, des gens comme Jean Leca, Jean-Claude Vatin, René Gallissot, quittent l’Algérie où ils étaient des coopérants. Pierre Vidal-Naquet, célèbre historien qui avait pris position contre la torture pendant la guerre d’Algérie va publier un texte dans la revue Esprit[2], dans lequel il explique que la nature du nationalisme algérien avait une dimension religieuse, l’Islam, sous-estimée dans ses années algériennes. 

[…] J’ai aussi baigné dans ce monde-là, de la contre-histoire, des recherches sur les représentations, les mentalités, les imaginaires.

[…] Il ne fallait pas rester prisonnier des seules archives étatiques, de ce qu’on pourrait voir comme des archives de surveillance. Dans ces années-là, je me suis tourné, logiquement, vers les archives d’images, pour comprendre les imaginaires. Les images fixes, surtout celles de la photographie, et celles du cinéma.

Visions d’archives

Nombre de photos ont longtemps été occultées ou enfouies dans la mémoire collective. À la différence du Vietnam, dont les images étaient visibles en direct, les sources visuelles en France, et en Algérie, sont en cours de défrichage.

[…] Restituer cette histoire est problématique quand cette mémoire photographique est incertaine, et les sources disponibles largement dominées par l’armée française. Mais il est possible d’avancer car il y a aussi les images des photoreporters de l’époque, des témoignages visuels dans des livres spécialisés, et la vie quotidienne des appelés, ou des Européens d’Algérie, sont étalées dans plusieurs ouvrages.

A la différence du cinéma, de l’image animée, la photographie a suscité peu de travaux de recherche. La valorisation des photographies de la guerre d’Algérie a longtemps été le fait des « pieds-noirs », ou des anciens militaires, qui aimaient feuilleter avec nostalgie les livres d’images de la terre évanouie et des combats perdus. […] Mais depuis quelques années, d’autres livres de photos sont apparus[3], notamment par le biais des associations d’anciens combattants, d’Algériens ou d’historiens. Des études universitaires sur les photographies ont été menées, notamment avec la grande thèse de Marie Chominot[4] soutenue sous ma direction en 2010.

[…]

Démarche archivistique, démarche académique

[…] Quand vous appréhendez des écrits fictionnels en tant qu’archives, procédez-vous différemment dans votre analyse du contenu que lorsque vous analysez les archives de la chancellerie et du Conseil Supérieur de la Magistrature par exemple ?

Travailler, écrire sur, et à partir, des archives de la police, archives de surveillance, ou de la justice ; et réfléchir, écrire à partir de romans ou d’autobiographies, ce n’est pas le même exercice. Le regard porté sur les archives étatiques est forcément celui de l’intérêt pour l’apport de faits précis, par exemple le document attestant de l’attitude de François Mitterrand, alors Ministre de la Justice en 1957, dans l’accord pour l’exécution à mort de militants algériens pendant « la bataille d’Alger ». […] Le regard est bien sûr très différent concernant les romans ou les films de fiction. Là, il s’agit d’abord de la cohérence des faits proposés. Ce n’est pas l’exactitude qui est recherchée, mais la restitution/reconstitution plausible de toute une ambiance.

La plongée dans la vie intime, familiale, sexuelle des personnages par un auteur, forcément averti de son sujet, nous en dit souvent plus que la sécheresse des archives étatiques traditionnelles.

[…]


Archives personnelles

En 2003, on observe un tournant dans votre production. Vous inaugurez un nouveau volet de votre trajectoire d’historien en publiant La Dernière Génération d’Octobre[5] sur votre parcours de militant trotskiste puis Trois Exils. Juifs d’Algérie. […] Est-ce que votre rapport à l’archive a changé à ce moment-là, lorsque vous vous aventurez dans une écriture plus personnelle, plus intime ?

J’inaugure alors une investigation autobiographique, celle du vécu. Ce sont des archives subjectives, mémorielles plus que des archives classiques, étatiques, visuelles, orales. Je suis dans un examen de mon propre parcours avec Les Trois ExilsLes Guerres sans fin sur ma trajectoire intellectuelle et Les Clés retrouvées. C’est une trilogie, que je compte poursuivre avec une réflexion sur mon adolescence, l’arrivée en France après 1962, et les stratégies d’assimilation. 

[…] J’ai eu accès à des archives originales, comme les bulletins de la Société Juive d’Algérie qui m’ont été communiquées par quelqu’un dont le père était le directeur de cette société. Il les conservait chez lui. Ce sont des archives inédites. Avec ces archives originales, j’ai utilisé beaucoup de vécu personnel, des souvenirs familiaux, des témoignages oraux venant de ma propre ma famille. Cela a plus à voir avec ma propre mémoire. Mais l’ensemble de ma production étalée sur un demi-siècle, m’a aidé évidemment pour les mises en contexte.

[…] 

C’est toute une vie, double, de traditions et d’engagements. Entre tradition presque clandestine d’engagements et assimilation républicaine, voulue ou subie.

[1] Benjamin Stora relate ce passé militant dans son récit La Dernière Génération d’Octobre : « Un passé peut en cacher un autre. On sait, et cela éclaire en partie mon parcours d’historien, que je suis né dans une famille juive d’Algérie. Sans nul doute, la blessure de l’exil, l’attachement à mon enfance, le traumatisme de la guerre vécue entre 1955 et 1962 ont-ils favorisé cette longue recherche sur l’histoire algérienne, commencée dans les années 1970. Mais il est une autre origine qui éclaire ce parcours, celle de mon engagement politique. » La Dernière Génération d’Octobre, coll. Un ordre d’idées, Paris, Stock, 2003, introduction, p.9.

[2] Paul Thibaud, Pierre Vidal-Naquet, Daniel Lindenberg et Olivier Mongin « Le combat pour l’indépendance algérienne : une fausse coïncidence: Entretien avec Paul Thibaud et Pierre Vidal-Naquet”, Esprit , Janvier 1995, No. 208 (1), pp. 142-152.

[3] Et des films autobiographiques tel le DVD Méditerranées d’Olivier Py (2011) qui rassemble des films tournés en caméra super 8 par sa famille quittant l’Algérie en 1962.

[4] Marie Chominot, Regards sur l’Algérie (1954-1962), préface de Benjamin Stora, Paris, Gallimard, 2016.

[5] Benjamin Stora, La Dernière Génération d’Octobre, coll. Un ordre d’idées, Paris, Stock, 2003.

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