De 1971 à 1992, près de 2 200 enfants chiliens ont été adoptés par des Suédois, presque tous par l’intermédiaire de l’organisme Adoptionscentrum. Alors qu’une enquête a été ouverte au Chili pour trafic d’enfants, ils exigent des explications.

Bonnet andin sur la tête, engoncé dans une veste polaire, Daniel Olsson se réchauffe les mains sur une tasse fumante. Cet homme de 43 ans, mais qui en fait quinze de moins, est assis devant la maison de sa petite amie, à Temuco, une ville de 260 000 habitants située dans le sud du Chili. Nous sommes en mai 2021. Joint en visio par WhatsApp, Daniel Olsson déroule son histoire, « digne d’un roman de Dan Brown », pendant près de trois heures. S’il lui arrive encore de revenir en Suède, c’est en coup de vent. « Dès que j’atterris, je me sens mal. Au Chili, au moins, j’ai une deuxième chance de devenir celui que j’aurais dû être. » Drôle de formule pour résumer sa quête d’identité, un chemin sinueux où ses différentes vies s’entremêlent.

Daniel Olsson, adopté par un couple de Suédois quand il était enfant, pose avec les drapeaux chilien et mapuche et un panneau indiquant sa ville d’origine, au Chili, lors d’une visite chez sa sœur adoptive, désormais installée aux Etats-Unis, le 19 novembre 2021. KAEL ALFORD/PANOS PICTURES POUR «LE MONDE»

Récemment, Daniel a appris que sa mère biologique, une Chilienne, aurait souhaité le baptiser Umberto, comme son père, mais il porte le nom choisi par ses parents adoptifs, des Suédois : Thomas Daniel Olsson Karlsson, né à Temuco, le 14 août 1977. Cinq semaines plus tard, il s’envolait à bord d’un appareil de la compagnie Scandinavian Airlines à destination de l’aéroport de Stockholm-Arlanda. Dans le hall d’arrivée, un couple l’attendait, accompagné d’une fillette, Ingegerd Maria Olsson Karlsson, arrivée deux ans plus tôt, du Chili elle aussi. Des gens bien :l’homme était ingénieur, la femme conseillère pédagogique ; ils habitaient Hässelby, une banlieue résidentielle de la capitale.

A l’époque, des avions atterrissent presque chaque jour avec des bébés venus de l’étranger. L’adoption internationale a la cote. La Suède, fer de lance de la lutte contre le racisme et berceau de l’Etat-providence, va devenir le premier pays d’accueil au monde en proportion de sa population. En soixante ans, de 1960 à 2020, 60 000 enfants, d’une soixantaine de nationalités, ont été adoptés, dont près de la moitié par l’intermédiaire d’un organisme baptisé Adoptionscentrum (AC). Créé en 1969 par des parents adoptifs, il est aujourd’hui le deuxième plus important du monde en matière de procédures d’adoption.

C’est aussi l’un des organismes mis en cause par les collectifs d’adoptés en Suède pour avoir fermé les yeux sur les circonstances dans lesquelles des milliers d’enfants sont arrivés dans le royaume nordique. Depuis février 2021, le quotidien Dagens Nyheter a publié une vingtaine d’articles à ce sujet, évoquant de nombreux pays : Chili, Chine, Colombie, Corée du Sud… Aucun ne semble avoir été épargné par les affaires d’enfants volés. Lire aussi Article réservé à nos abonnés « Nous voulons retrouver nos familles tant qu’il est encore temps » : partout dans le monde, les enfants adoptés illégalement demandent justice

Entre 1971 et 1992, près de 2 200 enfants chiliens ont été confiés à des couples suédois, dont 2 021 par l’entremise d’AC. Parmi eux : Daniel et Maria, nés à deux années d’intervalle, de deux mères différentes. Le garçon a vu le jour à l’hôpital de Temuco, la fille à Lautaro, à une vingtaine de kilomètres de là.

« L’espoir d’une vie meilleure »

Tout petits déjà, leurs parents adoptifs leur parlent de leurs origines, évoquent ce pays lointain et sa langue chantante. Plus tard, quand ils ont une dizaine d’années, ils ont le droit de lire leurs documents d’adoption. Maria est « fascinée » par leurs racines et lit, encore et encore, la lettre détaillée figurant dans le dossier de son frère. « C’était un peu Roméo et Juliette », se souvient Daniel. A en croire les papiers, il serait en effet le fruit d’un amour impossible entre une servante et le fils d’une famille bourgeoise de Santiago. « A cause des différences de classe et de la honte, ils se seraient réfugiés à Temuco, où ils auraient décidé de me confier à l’adoption, dans l’espoir de m’offrir une vie meilleure. »

Ce récit, Daniel affirme n’y avoir jamais vraiment cru, même s’il s’y accroche parfois comme à une bouée de sauvetage. Il raconte une enfance douloureuse dans la banlieue blanche de Stockholm, où ses yeux noirs, ses cheveux bruns et sa peau mate détonnent. Dans la cour de récréation, les enfants l’appellent « brun Daniel », « Daniel le noir ». Malgré tout l’amour et la bonne volonté de ses parents adoptifs, la greffe ne prend pas : il se sent « différent », « mal placé », « déraciné ». Plus tard, il sombre dans la dépression. Il faudra la ténacité de sa sœur et la découverte de ses origines, à 41 ans, pour l’en tirer.

Maria, dont le nom d’épouse est Diemar, a aujourd’hui 46 ans. Elle vit aux Etats-Unis, à Dallas (Texas), avec son mari, un Danois employé dans le groupe de télécoms Ericsson, avec qui elle a eu trois enfants. Quand elle n’enseigne pas le suédois, cette femme énergique et pleine d’entrain témoigne et tente de découvrir la vérité sur les circonstances des adoptions de bébés chiliens en Suède. Il lui a fallu des années pour recoller les morceaux de sa propre histoire et de celle de son frère.

Maria Diemar tient la photo qui apparaît sur son premier passeport, chez elle, au Texas, le 19 novembre 2021. KAEL ALFORD/PANOS PICTURES POUR «LE MONDE»

Tout commence en 1997. Maria, alors âgée de 22 ans, rêve de rencontrer sa mère biologique, et se tourne donc vers Adoptionscentrum. Une lettre, dans son dossier d’adoption, décrit sa mère comme une domestique sans le sou, avec un fils à charge, incapable de l’élever. Pour en savoir plus, l’organisation lui conseille d’écrire aux autorités chiliennes. La réponse arrive un an plus tard : on lui suggère de venir sur place.

A l’été 1998, la voici au Chili, avec une amie, afin d’y poursuivre son enquête. Première étape : le tribunal pour enfants de Temuco, où un juge avait ordonné son placement chez ses parents adoptifs, le 29 août 1975, moins de deux mois après sa naissance, le 3 juillet – alors que la loi exige d’en attendre quatre. Surprise : « Derrière le guichet, une secrétaire avait mon dossier, mais elle a refusé de me le donner », raconte-t-elle aujourd’hui, jointe elle aussi par téléphone.

A l’hôpital de Lautero, à une vingtaine de kilomètres de là, elle ne trouve aucune trace de sa naissance. Rien non plus à l’orphelinat La Aurora, créé par des missionnaires suédois, où elle a, paraît-il, vécu plusieurs semaines. « C’est comme si je n’avais jamais existé. » Au service de l’état civil de Santiago, une employée finit par la prendre à l’écart. Elle lui confie que sa mère vit dans le sud du pays et qu’elle a eu d’autres enfants depuis. Mais cette employée n’est pas autorisée à lui en dire plus.

Maria rentre en Suède, partagée « entre l’espoir et le malaise ». Il lui faudra attendre quatre ans et demi de plus pour que l’enquête aboutisse enfin, grâce à une jeune femme : Ana Maria Olivares. Etudiante en journalisme à Santiago, elle prépare un mémoire sur la disparition de bébés chiliens, adoptés à l’étranger pendant la dictature du général Augusto Pinochet (1973-1990). Elle s’intéresse particulièrement à la Suède et au rôle joué par Adoptionscentrum.

Ana Maria Olivares mène des investigations poussées. Avec l’aide de son oncle, à Temuco, elle identifie la mère de Maria en janvier 2003 : une femme mapuche de 54 ans, qui a eu cinq enfants. « J’ai reçu un rapport d’Ana Maria Olivares, poursuit Maria. Ma mère disait qu’on l’avait forcée à m’abandonner. Elle était femme de ménage dans une famille riche. Elle avait déjà deux enfants, qui vivaient dans sa famille à la campagne, quand elle est tombée enceinte. Ses employeurs ont fait venir une assistante sociale, qui voulait qu’elle signe des documents. Elle a refusé, car elle était illettrée et ne pouvait pas les lire. A l’hôpital, on m’a prise à la naissance. Elle n’a pas osé faire de vagues… » Lire aussi Article réservé à nos abonnés Au Guatemala, la vie volée des enfants adoptés

Sous le choc, Maria appelle AC : « On m’a répondu que les mères se sentaient souvent coupables et qu’elles mentaient plutôt que de reconnaître qu’elles avaient abandonné leur enfant. » Avec le recul, elle se dit qu’elle aurait dû insister auprès de l’organisme suédois. « Mais je croyais que mon cas était une exception. » En 2004, au Chili,elle fait tout de même la connaissance de sa demi-sœur Gabriella – décédée d’un cancer trois ans plus tard. Sa mère, elle, ne veut pas la rencontrer tout de suite. « Elle n’avait jamais parlé de moi à son mari et craignait sa réaction », confie Maria, qui ignore toujours qui est son père.

Les années passent. La jeune femme évite de trop penser aux circonstances de son adoption. Elle a lu le mémoire d’Ana Maria Olivares, qui raconte, avec moult détails, comment des femmes, souvent seules et célibataires, mapuches, comme sa mère, ont été forcées d’abandonner leur enfant, adopté en Suède par l’intermédiaire d’AC. Elle a aussi lu une note interne, datant de début 2004, dans laquelle l’organisme nie tout en bloc et affirme n’avoir jamais eu vent d’irrégularités. « Je n’arrivais pas à concilier ces informations avec ma propre histoire », dit-elle.

Une photo de Maria et de ses parents adoptifs, un couple de Suédois, est encadré chez elle, au Texas, le 19 novembre 2021. KAEL ALFORD/PANOS PICTURES POUR «LE MONDE»

Son premier fils naît en 2004, puis elle accouche de deux autres garçons, en 2005 et en 2009. La famille déménage au Japon, puis à Dallas, avant de s’installer en Australie et de revenir aux Etats-Unis. Maria se rend régulièrement au Chili. En 2016, elle y rencontre son petit frère biologique, lequel la présente à son frère et à sa sœur aînés. L’année suivante, elle entre en relation avec un journaliste chilien, Alejandro Vega, qui travaille sur les enfants volés, puis envoyés vers la Suède. « Il a constaté que certains documents dans mon dossier d’adoption étaient illégaux et m’a dit que j’étais une de ces enfants volés, poursuit Maria. J’avais besoin de l’entendre d’une personne extérieure et de le voir dans son contexte. »

Début 2018, la police chilienne ouvre une enquête pour « adoptions illégales et trafic d’enfants ». Les enquêteurs locaux ont mis la main sur les archives de deux assistantes sociales habituées à travailler avec Adoptionscentrum, Telma Uribe et Esmeralda Quezada, et découvert à cette occasion les dossiers de centaines d’enfants adoptés à l’étranger, dont un certain nombre en Suède.

Selon les statistiques officielles, rappelle l’historienne Karen Alfaro, « seulement 520 enfants chiliens ont été adoptés à l’étranger pendant la dictature ». A Santiago, la police judiciaire estime qu’ils auraient en fait été près de 20 000, des années 1960 aux années 1990. « La moitié de ces adoptions pourraient avoir été effectuées de manière irrégulière », confie au Monde le juge chilien Jaime Balmaceda, chargé de l’enquête depuis 2019. Sept cents plaintes ont été déposées, dont une centaine concerne des adoptés suédois.

Maria vit alors à Melbourne, en Australie. En marge de ses démarches personnelles, elle se lance sur les traces de la mère biologique de son frère Daniel, qui ne l’a jamais cherchée. De nouveau sollicitée, l’investigatrice Ana Maria Olivares identifie sur Facebook une femme dont le profil pourrait correspondre. Contactée par le biais de la messagerie Messenger, celle-ci se montre méfiante : oui, elle a bien accouché – seule – d’un garçon, autour de 23 h 30, le 14 août 1977, à l’hôpital de Temuco. Elle avait 19 ans et étudiait à l’université dans le but de devenir enseignante. Le 16 août au matin, on lui a dit que son bébé était mort pendant la nuit. Elle a signé un papier, sans le lire, et n’a jamais vu le corps. Quand Maria appelle Daniel, pour lui faire part de ses découvertes, il répond qu’il a « toujours su que quelque chose clochait ». Interrogé par Le Monde, il se souvient avoir alors éprouvé un « énorme sentiment de libération » : « Pour la première fois, j’avais l’impression d’être pleinement en vie. »

Daniel Olsson rend visite à sa sœur adoptive, Maria Diemar, à Dallas, au Texas, le 19 novembre 2021. KAEL ALFORD/PANOS PICTURES POUR «LE MONDE»

En janvier 2019, Daniel se rend au Chili avec sa sœur. Dans le hall d’arrivée de l’aéroport de Temuco, il serre sa mère dans ses bras pour la première fois. L’étreinte dure de longues minutes. « J’avais peur de ne rien ressentir, mais c’est comme si le monde s’était teinté d’une nouvelle couleur. » Il fait la connaissance de ses trois demi-frères, nés après lui (dont un est décédé depuis).Sa joie se double d’une profonde colère : « Nous avons été traités comme des marchandises. » Lire aussi cet article de 2015 : Article réservé à nos abonnés Pour le Quai d’Orsay, adopter à l’étranger « n’est plus la solution »

Pour les parents adoptifs de Maria et Daniel, cette quête est un véritable cauchemar. En passant par AC, jamais ils n’avaient imaginé que les enfants qu’on leur confierait pouvaient avoir été enlevés à leurs mères, sans leur consentement. L’organisme était bien établi et reconnu en Suède. L’adoption des deux enfants avait été officialisée par un tribunal suédois, et cela a un sens dans un pays respectueux des règles, qui aime à se présenter comme un champion des droits de l’enfant. « Quand ils ont découvert mon histoire, cela a été très dur pour eux, témoigne Maria. Mais quand ils ont appris pour Daniel, c’était trop. Ils se sont demandé ce qu’ils avaient fait. » Depuis, ils ont lu les conclusions de l’enquête parlementaire au Chili, publiée en 2019 et attestant des vols d’enfants : « Pour eux, c’était important de comprendre le contexte et de voir que c’était quelque chose de structurel. Ils nous soutiennent, mais ils ont besoin de temps pour digérer. »

Au printemps 2018, Maria, Daniel et une poignée d’autres adoptés ont créé l’association Chileadoption, forte d’une centaine de membres actifs. Des femmes, des hommes dont les histoires se ressemblent. Leur objectif : établir la responsabilité d’AC et de la Suède dans ce qu’ils veulent faire reconnaître comme un crime contre l’humanité.

« Aucune base de données »

Au Chili, les familles se mobilisent également depuis des années pour rétablir un lien avec leurs enfants disparus. Marisol Rodriguez Valenzuela, biostatisticienne, a cofondé l’association Hijos y Madres del Silencio (« Enfants et mères du silence »)en 2014. Son engagement a débuté avec ses propres démarches pour tenter de localiser sa sœur, née en 1972. « On a dit à ma mère que le bébé était mort, qu’ils allaient garder le corps pour faire des examens et qu’il ne fallait pas qu’elle le voie, parce qu’il était difforme. » La jeune maman célibataire n’a pas protesté. « A l’époque, si le médecin disait que le bébé était mort, il était mort », insiste Marisol, 47 ans, qui vit à Santiago.Depuis, le doute et la culpabilité l’assaillent.

L’association a réuni plus de 250 familles. Mais le processus est très compliqué, d’après Ana Maria Olivares : « Les mères qui cherchent leurs enfants ne savent pas s’ils sont au Chili ou à l’étranger. Il n’y a aucune base de données. Parfois, on peut retrouver le nom de la famille adoptive. Mais souvent, nous ne savons ni où ils sont partis ni comment ils s’appellent. » Les adoptés suédois, tels que Maria et Daniel, ont été enregistrés à l’état civil par l’employée d’Adoptionscentrum au Chili sous leurs noms suédois.

Jusqu’en 1988, le Chili n’avait pas de loi régulant les adoptions internationales. Selon la législation locale, les enfants étaient placés sous tutellepar un juge. En théorie, les adoptions ne pouvaient être définitives qu’au bout de deux ans. Mais en Suède, elles étaient souvent prononcées quelques mois après l’arrivée des enfants, sans visiblement que les autorités chiliennes en soient informées. Résultat : quand elles font aujourd’hui des démarches auprès de l’administration chilienne, les personnes concernées découvrent qu’elles sont toujours inscrites à l’état civil, comme si elles n’avaient jamais quitté le pays et que leur adoption n’avait pas eu lieu. Lire aussi Article réservé à nos abonnés De Paris à Bamako, la douloureuse quête de vérité de Marie M. sur les circonstances de son adoption, il y a trente-deux ans

Que savaient Adoptionscentrum et la Suède ? L’organisme s’est-il rendu complice des vols d’enfants, attestés par une commission parlementaire chilienne en septembre 2019 ? Les autorités suédoises ont-elles fermé les yeux, sous prétexte – comme les adoptés l’entendent encore de nos jours – d’offrir à ces enfants « une vie meilleure » ?

Un nom en particulier retient l’attention. Il figure dans tous les dossiers des petits Chiliens adoptés par l’intermédiaire d’AC : celui de l’employée de l’organisme sur place, la Suédoise Anna Maria Elmgren. Arrivée à Santiago en 1965 avec son mari et leurs deux enfants, elle se remarie en 1971 avec un ancien carabinier, Carlos Carmona Kopp. Ensemble, ils fondent une école d’équitation. Une rare photo la montre souriante, le visage fin, encadré de cheveux blonds, coupés courts. Elle travaille d’abord comme « conseillère » pour AC, avant d’être embauchée en octobre 1979.

Le mystère Anna Maria Elmgren

Aujourd’hui âgée d’environ 90 ans, cette femme, qui n’a jamais accordé d’interview, reste un mystère. Une plainte en diffamation, qu’elle a déposée en 2018 contre la chaîne Chilevision, après la diffusion des reportages d’Alejandro Vega la mettant en cause, permet tout de même d’en apprendre un peu sur son compte. Mme Elmgren, dont la sœur, en Suède, ne pouvait pas avoir d’enfants, raconte dans cette plainte comment, en 1971, elle a pris contact avec la Casa Nacional del Niño, un orphelinat de la banlieue de Santiago, et organisé l’adoption de trois enfants, confiés à sa sœur et à son beau-frère. « C’est comme ça qu’elle a noué des relations avec des assistantes sociales qui l’ont par la suite aidée », précise Ana Maria Olivares.

Anna Maria Elmgren organise seize adoptions pour le compte d’AC en 1974, puis 97 l’année suivante et 196 en 1976… Le Chili est en pleine dictature. Depuis le coup d’Etat du général Pinochet, en septembre 1973, une junte dirige le pays. Les militaires noyautent l’ensemble des institutions, notamment judiciaires. Selon le bilan officiel, 3 200 personnes ont été tuées ou portées disparues et plus de 30 000 torturées pendant les seize années de dictature.

Sur la scène internationale, la Suède, gouvernée par le social-démocrate Olof Palme, internationaliste convaincu et pourfendeur du totalitarisme, ne ménage pas ses critiques contre le régime de Pinochet. Plus de 20 000 Chiliens, parmi lesquels de nombreux opposants politiques, vont s’y réfugier. Dès le mois de décembre 1973, l’ambassadeur suédois à Santiago, Harald Edelstam, est décrété persona non grata. Expulsé, il ne sera pas remplacé jusqu’en 1990.

C’est dans ce contexte que les premières alertes d’enlèvements interviennent. Le 14 août 1975, le journal chilien Vea dénonce un « trafic scandaleux de bébés chiliens ». L’article mentionne 70 enfants partis pour la Suède. Le 19 août, Carl-Johan Groth, chargé d’affaires de l’ambassade suédoise au Chili, envoie un courrier au ministère des affaires étrangères à Stockholm, avec une traduction de l’article. Un mois plus tard, Mme Elmgren écrit à Catharina Stackelberg, chargée de la communication à AC. Dans cette missive de six pages – que Le Monde a pu consulter –, elle mentionne une enquête de police. Elle dit être « surveillée » et dénonce une machination, orchestrée au plus haut niveau du pouvoir militaire. Heureusement, écrit-elle, son mari a des contacts : « Carlos était hier chez un de ses camarades officiers et a parlé avec un ami, bon ami du général Mendoza [chef des carabiniers et membre de la junte], qui va mentionner la situation dans une discussion avec “les siens”. »

De fait, la « situation » semble s’apaiser. Mais, en juin 1977, coup de théâtre : des enquêteurs de la direction nationale du renseignement, la redoutable DINA, font une descente dans les locaux de la Scandinavian Airlines à Santiago. Ils exigent de voir une liste des enfants ayant quitté le pays à bord des avions de la compagnie. Le 6 juin 1977, le nouveau chargé d’affaires de l’ambassade, Peder Hammarskjöld, contacte le ministère des affaires étrangères à Stockholm et fait savoir que Mme Elmgren a pu déposer ses dossiers et de l’argent à l’ambassade.

Un système bien huilé

Pendant ce temps-là, à Stockholm, le ministre des affaires sociales a nommé un groupe de travail chargé d’étudier les adoptions internationales. Il évoque des « critiques » émanant des pays d’origine (le Chili, mais aussi la Thaïlande) et lance une consultation. Le 21 novembre 1977, l’ambassade de Suède à Santiago affirme que « rien n’est apparu qui puisse jeter une ombre sur l’activité d’AC au Chili ». Quant à Mme Elmgren (dont l’avocat n’a pas répondu aux sollicitations du Monde), elle « semble mener ses activités avec énormément de minutie et en contact proche avec les tribunaux des enfants ».

Pourtant, un échange épistolaire entre Carl-Johan Groth, le chargé d’affaires à l’ambassade de Suède, et Catharina Stackelberg, la responsable des relations publiques auprès d’AC, deux ans plus tôt, en octobre 1975, faisait apparaître de sérieux doutes. M. Groth qualifie Anna Maria Elmgren de « maillon faible dans toute cette histoire », tandis que Mme Stackelberg voit en elle un « loup solitaire », qui ne tolère « aucune ingérence ». Et la communicante d’avouer : « Nous n’avons jamais vraiment compris comment elle travaille et de quelle manière elle obtient les enfants. Nous avons seulement, pour le dire de façon directe, remercié et accepté. »

« On considère qu’il y avait 650 000 enfants pauvres et il fallait bien en faire quelque chose. L’Etat n’avait pas l’intention d’investir dans leur prise en charge » – Karen Alfaro, historienne

L’enquête, finalement, s’arrête. Pour l’actuelle directrice d’AC, Kerstin Gedung, elle a montré qu’« il n’y avait pas eu d’irrégularités et que les affaires avaient été menées de manière juridiquement correcte ». A Santiago, l’historienne Karen Alfaro défend un point de vue très différent. Selon elle, le gouvernement chilien avait deviné les avantages à tirer de telles adoptions. « A partir de 1978, l’adoption va être utilisée comme un mécanisme de placement des enfants considérés par la dictature comme en état d’“irrégularité sociale”, car ils venaient de familles pauvres », rapporte l’historienne. A l’époque, le Chili se rêve en laboratoire du néolibéralisme économique : « On considère qu’il y avait 650 000 enfants pauvres et il fallait bien en faire quelque chose. L’Etat n’avait pas l’intention d’investir dans leur prise en charge. »

Concernant la Suède, l’historienne assure que la junte a voulu utiliser les adoptions pour « contredire le récit négatif sur le Chili ». En septembre 1979, le consul en poste à Stockholm recommande ainsi d’utiliser AC : « Je crois que la projection de films au centre d’adoption pour les familles postulantes (…) pourrait avoir un effet positif sur l’image du Chili », écrit-il.

Un système bien huilé se met en place pour récupérer des enfants. Ana Maria Olivares décrit même un « réseau », constitué d’assistantes sociales, d’employés d’hôpitaux et des orphelinats, de magistrats… Les proies sont souvent des femmes jeunes, célibataires et sans le sou. Il y a, parmi elles, de nombreuses Mapuches, le peuple autochtone du Chili. Les enquêteurs ont retrouvé un document diffusé par AC qui donne des conseils aux assistantes sociales chargées de convaincre les mères de renoncer à leur enfant.

A Stockholm, AC continue d’affirmer que « la procédure juridique en vigueur a été suivie et, du côté suédois, toute la documentation semble correcte ». L’organisme rappelle que « c’est la responsabilité du pays d’origine d’enquêter et de décider si un enfant doit être ou non adopté à l’étranger » et que « des décisions ont été rendues par les tribunaux chiliens ». Ces propos font bondir Ana Maria Olivares : « La Suède a accepté des enfants sur la base de décisions prises par le pouvoir judiciaire d’un pays où sévissait une dictature féroce ! »

Maria Diemar et son frère adoptif Daniel Olsson, au Texas, le 19 novembre 2021. Lui est retourné vivre au Chili. KAEL ALFORD/PANOS PICTURES POUR «LE MONDE»

Chargé de l’enquête chilienne jusqu’en 2019, le juge Mario Carroza estime lui aussi que Stockholm aurait dû réagir : « Il s’agissait d’un pays qui se débarrassait de ses enfants. Ils auraient pu se poser des questions et faire plus de contrôles. » Le magistrat conservateur Jaime Balmaceda, qui lui a succédé, précise qu’il ne s’intéresse qu’à ce qui a pu se produire au Chili, pas en Suède. Les associations, elles, s’inquiètent du peu d’avancée de l’enquête. Car le temps presse : des mères meurent, sans jamais avoir pu revoir leur enfant.

En Suède, sous la pression des adoptés et d’une énorme campagne médiatique, le gouvernement social-démocrate a fini par annoncer l’ouverture d’une enquête sur les adoptions internationales, le 27 octobre. La juriste Anna Singer, spécialiste du droit de la famille, a jusqu’au 7 novembre 2023 pour remettre ses conclusions. Si les adoptés chiliens s’en félicitent, ils ne se font guère d’illusions, comme en témoigne Maria Diemar : « Ça fait des années que nous alertons et personne n’a encore reconnu ce qui nous était arrivé. »

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