Par Florence Aubenas (Tcherkassy, Ivano-Frankivsk, Ukraine, envoyée spéciale)
Reportage Des jeunes hommes et femmes de la « classe créative », pour la plupart pacifistes avant la guerre, ont mis leurs talents au service de la résistance à l’envahisseur russe.
Le père parle de son fils. A vrai dire, c’est la seule chose qu’il aime faire, ou à peu près. Lui est un ouvrier de 58 ans monté en grade dans une usine alimentaire, « une famille simple », dit-il, à Tcherkassy, dans le centre de l’Ukraine. Son bonnet s’enfonce jusqu’aux sourcils, visage marqué. Le vent siffle, aigre et humide, ça sent le littoral, mais c’est un fleuve qu’on voit là-bas, le Dniepr, si large ici qu’on l’appelle « la mer ».
Son fils ? Sergiy Ambos s’illumine pour le décrire, son intelligence, ses médailles d’or au lycée, sa réussite à l’université. « Ces jeunes comprennent ce qu’on ne comprend pas. Nous, on a grandi dans une autre idéologie, on apprenait une autre histoire, on parlait une autre langue. » C’était l’URSS, avant l’indépendance de l’Ukraine, en 1991. Le père marche à travers les blocs d’immeubles qui découpent son horizon depuis toujours, du béton nu aligné sur des kilomètres, pure période soviétique. « Aujourd’hui, ce sont nos enfants qui nous montrent la voie, il faut l’accepter. Eux savent, ils ont de l’information, reprend le père. Cette guerre est leur guerre, celle de nos enfants. »
A Tcherkassy, toujours, mais vers le centre-ville cette fois, dans un bâtiment qui accueille un institut de toilettage pour chiens, une clinique esthétique pour humains et une volée de start-up. L’impression est brutale, celle de passer en quelques minutes du noir et blanc à la couleur. Au sous-sol du bâtiment, des fauteuils design font salon, Wi-Fi, sanitaires, fontaine d’eau fraîche. C’est un abri antiaérien, aménagé quelques heures après le début de l’invasion russe. Ivan Podolian y reçoit les visiteurs, tandis que la sirène hurle dehors.
Dans ses bureaux, un étage plus haut, Podolian a mis au point une application bancaire pour collecter des fonds, il supervise la fabrication de garrots et de batteries pour les portables des soldats. Sweat à capuche, anglais courant, dirigeant d’une association citoyenne, il arbore tous les signes extérieurs d’appartenance à cette génération urbaine, diplômée et furieusement connectée qui arpentait la planète, un laptop sous le bras, il y a encore quelques semaines et qui, aujourd’hui, réinvestit ses talents dans le soutien à la résistance à l’attaque russe et fait bloc autour du président Volodymyr Zelensky.
Plus loin, sur la route de l’exode vers l’ouest du pays, Vlad a posé son ordinateur sur le capot de sa voiture. Conférence Zoom avec des clients britanniques au milieu des embouteillages et des flots de déplacés. « C’est quoi, tout ce bruit ? », s’étonne à l’écran un type en cravate, à l’autre bout de l’Europe. « C’est la guerre, répond Vlad, 24 ans, tatoué des pieds à la mâchoire, qui n’a donné que son prénom, comme d’autres témoins. Mais ne vous en faites pas : le travail continue. On veut gagner de l’argent pour aider le pays. »
En Ukraine, la défense territoriale estime que moins de 5 % de cette jeunesse-là a choisi de porter les armes. Pourtant, aujourd’hui, on bute sur elle à chaque pas, y compris à la présidence de la République.
La « classe créative »
« Si l’invasion s’était passée avant 2014, on serait tous morts », explique Edik, producteur dans l’audiovisuel ; 2014, c’est Maïdan, la « révolution de la dignité », l’acte de naissance de cette génération. Contre l’ingérence russe, la corruption, l’oligarchie, ils sont des centaines de milliers à occuper la place de l’Indépendance, à Kiev, pour réclamer « un autre avenir ». Une étude de la fondation Ilko Koutcheriv décrit à l’époque ceux qui constituent la majorité des manifestants : « Youtubeurs, journalistes, designers, programmeurs, artistes, cadres, chefs d’entreprise, nos nouvelles classes moyennes ».
Classes moyennes ? Eux font la moue. Ils préfèrent dire « classe créative ». En février 2014, après trois mois d’émeutes, le président prorusse Viktor Ianoukovitch finit par se réfugier à Moscou. « On était venus à Maïdan pour gagner, et on a gagné. On avait appris à s’auto-organiser, on voulait tous que ça continue, faire quelque chose », se souvient Max Zulevskyi, animateur du « Corridor vert », un réseau de 400 écovillages, aujourd’hui réduit en cendres par les chars russes.
Dominique Piotet, entrepreneur franco-américain, se souvient de son arrivée à Kiev dans la foulée de Maïdan. La ville fait tourner les têtes. « J’avais la même impression qu’à Berlin après la chute du mur, une énergie dingue, peu d’argent mais beaucoup d’envies, rien à perdre parce qu’ils n’avaient rien. » Piotet a été contacté alors pour devenir PDG d’un des projets internationaux les plus ambitieux d’Ukraine, UNIT.City, cité de l’innovation, 30 000 personnes à terme sur un million de mètres carrés, un campus, beaucoup de tech, des logements, une ville dans la ville.
« L’idée est d’aider une classe d’âge à se fixer au pays, arrêter la fuite des diplômes », explique-t-il. Tout paraît possible alors. Tout, sauf « ça ». « Ça », c’est la politique, forcément salissante, forcément dangereuse, l’héritage empoisonné de Moscou. « Les parents nous le répétaient : faites ce que vous voulez mais pas “ça”, se souvient Anatoliy, 26 ans, programmeur dans la mode. On voulait un autre monde, hors des structures. »
Un « spot hipster » dans les Carpates
Devant la porte du café Urban 100, un panneau affiche les pertes russes depuis le début de l’invasion, actualisé chaque matin par une serveuse aux cheveux roses, un piercing dans la narine. Cette fois, nous sommes dans le quartier historique d’Ivano-Frankivsk, dans l’ouest du pays, « un bon spot hipster dans les Carpates », annonçait un guide touristique, au temps où les étrangers représentaient 30 % des visiteurs.
« Je me considère comme cosmopolite et pacifiste, pas patriote », commence Nazar Yakoviv, 27 ans, manager de l’Urban 100. Il le reconnaît pourtant : il devient de plus en plus Ukrainien. « On est en train de réaliser qu’on est un pays. »
Sur l’écran géant du café, des blindés défilent sur fond d’une musique TikTok remixée, entrecoupée d’interventions de Volodymyr Zelensky, 44 ans. Son élection en 2019, c’était un peu Coluche décrochant l’Elysée. Ici, certains le fréquentaient au temps où il était humoriste, puis comédien à succès. « Du talent, une équipe géniale, une bonne réputation », lâche un youtubeur devant son cappuccino. Il leur ressemblait, un des leurs, pure « classe créative ». « Mais je n’ai pas voté pour lui, à l’époque », coupe-t-il. « Moi non plus », glisse une petite blonde à côté.
« Zelensky s’est révélé l’homme de la situation. Poutine nous tue, mais nous unit », confie un youtubeur
La même phrase rebondit de table en table, tout le monde rigole. « On se disait : il est devenu un politique, il nous trahira comme les autres. » Le soir de son intronisation, aucun campus n’avait d’ailleurs souhaité accueillir sa fête de victoire. Beaucoup de jeunes sociétés faisaient la fine bouche devant les propositions d’aides publiques, alors qu’elles acceptaient sans sourciller des fonds américains ou européens. Très vite, ont surgi des accusations de collusion entre Zelensky et un oligarque.
Aujourd’hui, le youtubeur n’en revient toujours pas. « Zelensky s’est révélé l’homme de la situation. Poutine nous tue, mais nous unit. » A l’appel du gouvernement ukrainien, plus de 300 000 personnes ont rejoint « l’armée numérique », chargée d’attaques informatiques contre la Russie. Les chaînes YouTube ukrainiennes affichent toutes désormais la même page d’accueil : « Pendant que vous regardez cette vidéo, des Ukrainiens meurent sous les attaques russes. » Jusqu’à présent, pas une de ces chaînes, pourtant, n’aurait imaginé traiter d’actualité, sauf peut-être sur un mode satirique.
Convivialité et suspicion
Devant une ancienne usine soviétique près d’Ivano-Frankivsk, sont garées une Tesla blanche, intérieur cuir assorti, une BMW sport, plusieurs Mercedes. Nous voilà dans un de ces fameux lieux collectifs, campus et incubateur, rien d’exceptionnel, beaucoup ont été créés un peu partout depuis Maïdan. Une cinquantaine de petites sociétés se partagent celui-ci, choisies par cooptation, « après une sérieuse enquête pour savoir qui est qui », explique un des manageurs. Toujours ce mélange de ruines industrielles et de high-tech, d’engagement social et de réussite financière, de convivialité et de suspicion.
Dans les longs couloirs de l’usine, certains circulent en patins ou à vélo, l’un porte un sifflet autour du cou pour pouvoir être retrouvé sous les décombres en cas de bombardement. Toute la structure s’est aujourd’hui mise bénévolement à disposition des autorités locales pour contribuer à l’effort de guerre, y compris l’association de yoga, l’agence de voyages ou les vidéastes. Beaucoup reversent une partie de leurs bénéfices, d’autres paient leurs impôts à l’avance.
Basés sur une échelle internationale, les salaires dans la tech oscillent entre 1 500 euros et 7 000 euros mensuels, alors que celui d’un médecin tourne autour de 400 euros et que les instituteurs récoltent les fraises en Pologne pour boucler les fins de mois.
Dans l’atelier « fabrication de camouflage », travaillent les deux sœurs Khomenko, Lesia et Yasya, artistes et créatrices de mode. « J’essaie de contrôler mon émotivité pour être le plus opérationnelle possible. Je me dis : “Tiens-toi. Fais quelque chose” », dit l’une. Et l’autre : « On ne veut plus d’une bulle hors du monde, mais faire une nouvelle Ukraine. »
Depuis toujours, Sacha et sa mère avaient conclu un pacte pour éviter les disputes : ne jamais parler de Moscou. La fille est photographe de mode, 26 ans, née bien après l’indépendance. « Je sentais toujours un peu de nostalgie quand maman me parlait du temps d’avant. » La mère travaille dans une station-service. Au début des bombardements, elle a commencé par engueuler la fille. « Tu crois à ces bêtises ? C’est de la propagande antirusse. » Sacha rit. « Aujourd’hui elle me dit de faire mon sac à dos et de partir à l’Ouest. » Pas question de quitter le pays, dit Sacha. « C’est la guerre. C’est notre affaire. » Un sac Gucci dans le creux du coude, elle sert le café aux soldats sur les postes de contrôles.
Florence Aubenas Tcherkassy, Ivano-Frankivsk, Ukraine, envoyée spéciale