L’attaque menée par un agent de la garde nationale mardi à proximité de la synagogue de la Ghriba, lors d’un pèlerinage juif annuel, a fait cinq morts, deux parmi les fidèles, dont un Franco-Tunisien. L’île de Djerba est traumatisée et les autorités sont critiquées pour leur manque de réaction.
12 mai 2023 à 17h46
Djerba (Tunisie).– Dans le quartier de la Hara Kbira, à Djerba, juifs et musulmans cohabitent depuis des décennies. Les échoppes des vendeurs de bricks (sorte de chaussons frits traditionnels du Maghreb) sont mitoyennes des maisons. Dans les ruelles, les enfants des deux confessions se croisent habituellement sur le chemin de l’école.
Mais jeudi 11 mai, deux jours après l’attentat contre la synagogue de la Ghriba, la plupart des boutiques sont fermées, en signe de deuil. Le silence est pesant et les rares passants disent ne pas vouloir parler. « Nous sommes encore sous le choc », explique une femme qui balaie devant sa maison.
Benjamin Haddad, 41 ans, et Aviel Haddad, 30 ans, deux cousins, l’un français, l’autre tuniso-israélien, qui assistaient au pèlerinage annuel de la Ghriba à l’occasion de la fête juive de Lag Ba’omer, ont été tués mardi dans l’attaque. Trois policiers également. Le précédent acte terroriste contre la synagogue de la Ghriba remontait à 2002, lorsqu’une attaque au camion piégé revendiquée par Al-Qaïda avait fait 21 morts. Cette fois, les motivations de l’assaillant et son profil restent encore flous.
Selon les premiers éléments de l’enquête, l’assaillant, un agent de la garde nationale mis à l’écart pour ses convictions extrémistes, s’est rendu à la synagogue après avoir tué l’un de ses collègues et pris son arme. Vêtu de son uniforme et d’un gilet pare-balles, il s’est approché des lieux et a ouvert le feu, faisant quatre morts et neuf blessés.
« Je me souviens qu’on a tous cru à des pétards, jusqu’à ce que je voie des enfants courir et un mouvement de panique parmi la quarantaine de personnes qui étaient dehors », témoigne Laureen Lellouche, 27 ans, venue de Paris avec toute sa famille. Il s’agissait de son premier pèlerinage. « Ma mère est originaire de Tunisie, comme de nombreux juifs qui viennent de l’étranger. Elle est arabophone et nous a parlé pendant toute notre enfance de ce pays et de l’importance de préserver un lien avec ces traditions », raconte celle qui se trouvait à vingt mètres de la fusillade.
Une cellule d’assistance psychologique a été mise à disposition des familles par la France et la Tunisie.
« J’ai emmené mes parents avec moi. Ils n’étaient pas retournés en Tunisie depuis leur départ en 1964. Ce sera difficile pour eux de revenir après ce qu’il s’est passé », explique Rudy Saada, journaliste à la Radio pour la communauté juive (RCJ) à Paris. Venu au pèlerinage à titre personnel et professionnel, il avait noté une tension sécuritaire plus soutenue par rapport au pèlerinage de 2022. « Malheureusement, ça n’a pas permis d’éviter le drame. C’est toute la contradiction de la Ghriba. Vous faites la fête pendant quatre jours, vous retrouvez toute une communauté qui vient de partout et, en même temps, quand vous levez la tête, il y a des snipers ou des policiers partout, donc on sait qu’il y a toujours la menace d’un attentat qui plane. »
Réduire cette attaque à une atteinte au tourisme, au lieu de rassurer la minorité juive, est plus qu’une erreur, c’est une faute.
L’historienne Sophie Bessis
L’attaque porte en effet un coup dur à l’image de vivre-ensemble cultivée par l’île de Djerba, « qui n’est pas idéalisée ou folklorique », explique Yoann Morvan, anthropologue au CNRS à Marseille et dont l’un des sujets de recherche porte sur la communauté juive de Djerba. « Les juifs vivent vraiment avec les musulmans au quotidien et il s’agit de la seule communauté juive dans le monde arabe où il y a encore une croissance démographique. Ce n’est pas une vitalité de relique », précise-t-il. La Tunisie compte une communauté de 1 500 juifs, en grande majorité regroupée à Djerba après le départ progressif des cent mille familles qui vivaient dans le pays dans les années 1950.
Aujourd’hui, cette communauté est meurtrie doublement, selon le chercheur, « parce que c’est une attaque contre la synagogue et la symbolique du pèlerinage, mais aussi contre l’État tunisien, puisque l’assaillant était un agent des forces de l’ordre ».
S’ajoute un contexte de tensions au Moyen-Orient, la Tunisie venant de condamner l’attaque israélienne contre la bande de Gaza. Dans le pays, antisionisme et antisémitisme sont souvent confondus, ont dénoncé l’ancien ministre du tourisme René Trabelsi et l’un des organisateurs du pèlerinage, parlant « d’un amalgame entre la cause palestinienne et les juifs de Tunisie » après des commentaires de haine sur les réseaux sociaux justifiant la fusillade en Tunisie par les attaques israéliennes contre les Palestiniens.
Une communication au compte-gouttes
Face à ces réactions à chaud et aux questions qui se multiplient, les autorités tunisiennes canalisent la communication. Dans sa dernière conférence de presse de jeudi, qui n’a duré que quelques minutes, le ministère de l’intérieur a seulement vanté la rapidité de l’intervention des forces de l’ordre qui ont abattu l’assaillant en « 112 secondes ». La Tunisie n’a pas non plus qualifié l’attaque de la Ghriba d’attentat, contrairement à la France et à son ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, et à la justice hexagonale qui a ouvert une enquête sous le chef d’« assassinat en relation avec une entreprise terroriste ».
Le président Kaïs Saïed s’est exprimé mercredi 10 mai, après les messages de soutien d’une grande partie de la communauté internationale, parlant « d’acte criminel » et attribuant l’attaque à des « criminels voulant saboter la saison touristique et déstabiliser le pays ». Emmanuel Macron s’est dit « bouleversé » et a promis de « lutter contre la haine antisémite ». À lire aussi La Tunisie, victime et exportatrice du terrorisme
15 juillet 2016
Déni d’antisémitisme, difficulté à qualifier l’attaque et manque d’informations sur le profil de l’assaillant et son modus operandi… Ces couacs ne rassurent pas la communauté juive de Djerba. « Malheureusement, vu que là, c’est un policier qui s’en prend à ses collègues et à nous, c’est difficile de rétablir un lien de confiance, même si la réaction des forces de l’ordre a été rapide et que nous les remercions », souligne Ariel Elya, un bijoutier juif du quartier d’Houmt Souk, à Djerba. Il pense aussi à la saison touristique dont il dépend, comme près d’un quart de la population de l’île, qui compte au total près de 160 000 âmes.
Après les attentats du Bardo et de Sousse en 2015, le tourisme avait été profondément touché en Tunisie et n’avait pu reprendre que trois ans plus tard, avant d’être de nouveau ébranlé par la pandémie de Covid. Dans un contexte de crise économique, le maintien d’une bonne saison touristique est primordial. Différents professionnels du tourisme se sont ainsi exprimés dans les médias pour « rassurer » et répéter que ce genre d’attaque « arrive partout ».
Seul le ministre du tourisme s’est déplacé à Djerba après le drame, une attitude officielle qui pose problème, selon l’historienne Sophie Bessis. « Cette attaque aura certainement un impact dans la mesure où le sentiment d’insécurité ne peut que s’accroître chez les juifs de Djerba, même si les Djerbiens ont à cœur de sauvegarder ce vivre-ensemble qui est aussi un marqueur de la culture insulaire », analyse-t-elle. « À cet égard, la réaction des autorités n’a pas été à la hauteur du drame. Il aurait fallu envoyer un poids lourd du gouvernement et répondre à l’attaque par un discours fort justement sur la nécessité de protéger ce vivre-ensemble. Réduire cette attaque à une atteinte au tourisme, au lieu de rassurer la minorité juive, est plus qu’une erreur, c’est une faute », ajoute Sophie Bessis.