Par Jean-Michel Hauteville (Fort-de-France (Martinique), correspondance) et Fanny Fontan/Hans Lucas (Photos)
Publié le 20 octobre 2021 à 02h45 – Mis à jour le 30 octobre 2021 à 15h35
Fragments de France. L’île a perdu près de 10 % de sa population en quinze ans, principalement des jeunes partis étudier ou travailler ailleurs. A contre-courant de cette émigration, certains reviennent et réussissent, malgré les embûches.
Des parfums de chocolat noir et d’épices flottent dans la cuisine, faisant oublier la chaleur étouffante que deux puissants ventilateurs peinent à dissiper. C’est ici, dans cette pièce aux senteurs embaumantes, que Tatie Maryse organise ses ateliers culinaires. « Tiens, Fabienne, tu vas râper la cannelle, propose l’animatrice, Catherine Cassildé, à une retraitée métropolitaine. Tu vois, ça, c’est de la cannelle de chez nous : elle est bien épaisse et ne s’enroule pas en petits tuyaux. »
En cette dernière semaine de septembre, la décrue des cas de Covid-19 se poursuit en Martinique. L’assouplissement des restrictions sanitaires a permis à l’atelier de rouvrir ses portes, même si, pour l’instant, la coquette maison en bois, nichée au bout d’une impasse cahoteuse bordée de manguiers, d’arbres à pain, de cocotiers et de hautes touffes de canne à sucre – improbable oasis au milieu de la zone industrielle du Lamentin, en banlieue de Fort-de-France – ne peut accueillir que cinq clients par cours, au lieu de dix en temps normal.
Que de chemin parcouru en dix ans : lorsque Nathalie Gabriel-Frédéric et Johan Siétot, deux jeunes Martiniquais installés en région parisienne, ont lancé « Le blog de Tatie Maryse », en 2011, ils souhaitaient simplement partager des recettes antillaises revisitées par Nathalie, cuisinière à ses heures perdues. « Quand on a créé la page Facebook, je lui ai dit : “Si on arrive à 500 fans, ce sera carrément génial” », se remémore Johan en riant. Au fil des mois, le nombre de visiteurs dépasse rapidement leurs espérances.
En 2014, Tatie Maryse est déjà une marque reconnue. Forts de ce succès, les fondateurs du site lâchent leurs emplois respectifs afin de se consacrer pleinement à ce projet culinaire. Au bout d’un an de réflexion et de préparatifs, ils quittent les Hauts-de-Seine pour retrouver leur île d’origine.
Les débuts sont loin d’être faciles : les deux trentenaires doivent retourner vivre chez leurs parents respectifs après treize ans d’indépendance. Ils passent leurs trois premières années dans le giron familial, pendant qu’ils montent leur projet de cuisine mobile et d’ateliers culinaires. « En 2014, créer en Martinique un métier basé sur le numérique, c’était un gros défi. Les gens ne considéraient Internet que comme de l’amusement, pour aller sur Facebook ou WhatsApp. On n’était pas crédibles », raconte Johan Siétot. « Beaucoup de gens nous disaient carrément que nous aurions dû rester à Paris », abonde Nathalie Gabriel-Frédéric. Mais leur persévérance s’avère payante : Tatie Maryse étoffe son portefeuille d’activités, l’équipe s’agrandit. Le site Internet, vitrine de la petite entreprise, propose désormais plus de 800 recettes.
La pandémie de Covid-19 a bien sûr bouleversé l’activité de la PME. Mais le confinement a aussi entraîné de nouvelles opportunités. « Ça faisait un moment qu’on voulait faire un podcast, et tout à coup, on avait du temps », explique la cofondatrice du blog. Plutôt que de parler de gastronomie, les fondateurs y abordent un sujet cher à de nombreux Antillais de leur génération, résumé dans le titre du podcast : « Réussir son retour en Martinique ».
Pendant 13 épisodes d’une demi-heure, Nathalie Gabriel-Frédéric, Johan Siétot et Catherine Cassildé partagent les péripéties qui ont ponctué leur réinstallation sur leur île natale et prodiguent des conseils. Les auditeurs sont au rendez-vous : le podcast totalise « entre 5 000 et 10 000 écoutes », annonce Johan. « Ça m’a fait beaucoup de bien de parler de cette expérience : c’était comme si j’étais allongé sur le divan de mon psy. Les Martiniquais reviennent tous pour des motifs semblables : la famille, l’amour du pays et les projets professionnels », confie-t-il.
« Un déclic à 30 ans »
Sur cette terre hantée par l’exil souvent définitif de sa jeunesse, le retour au pays est un sujet sensible. Depuis une quinzaine d’années, l’île aux Fleurs se dépeuple. Après avoir frôlé la barre des 400 000 habitants en 2006, la population n’était plus que de 359 820 habitants au 1er janvier 2020, selon l’Insee, soit un recul de 10 % en quinze ans. « Les tranches d’âge déficitaires concernent principalement les jeunes adultes. Ils font souvent le choix de quitter le département pour poursuivre leurs études ou pour la recherche d’un emploi », note l’Insee dans son bilan démographique annuel de 2019, publié en janvier 2021.
Ce départ des forces vives était l’un des thèmes majeurs de la campagne pour les élections territoriales de juin 2021. Les nombreuses formations politiques en lice ont rivalisé de propositions pour remédier à cet exode de sœurs, de frères, de fils et de filles qui n’épargne aucune famille martiniquaise et menace de faire de ce territoire ultramarin le département le plus vieux de France à l’horizon 2050.
A contre-courant de cette émigration massive, quelques-uns font, à l’instar de l’équipe de Tatie Maryse, le pari risqué du retour au pays. Ludovic Herbil est de ceux-là : cadre dans une multinationale du conseil en recrutement, confortablement installé à Paris, il est rentré au pays en mars 2019, dix-sept ans après être parti en métropole et y avoir décroché son bac. Son diplôme d’école de commerce en poche, Ludovic n’envisageait un retour sur son île natale que pour des vacances, puis pour la retraite. « J’ai eu un déclic à 30 ans : je voyais mes amis qui commençaient à se marier et à rentrer dans leur région d’origine », confie-t-il dans son bureau climatisé d’un quartier d’affaires de Fort-de-France. Le décès de sa grand-mère, deux ans auparavant, avait déjà persuadé le jeune Martiniquais qu’après avoir roulé sa bosse entre Paris, Londres et Shanghaï, il faudrait songer à revenir afin de profiter de la famille.
Méthodique, Ludovic a passé deux ans à préparer son retour, synonyme de changement d’employeur et de baisse de salaire. Il a sondé le marché du travail, rencontré des chefs d’entreprise et découvert qu’il existait bien des postes correspondant à son profil. Après une première expérience de gestion d’un espace de coworking, il est devenu directeur de projets au sein d’une entreprise familiale implantée dans plusieurs territoires ultramarins. Deux ans et demi plus tard, l’ancien exilé ne regrette pas sa décision. Mais est-ce un retour définitif ? « Disons que c’est pour une durée indéterminée. On n’est pas voué à rester ici pour toujours », nuance-t-il.
Le jeune cadre s’implique aussi dans la vie associative et a notamment rejoint Alé Viré (« aller-retour », en créole). En 2020, cette structure a aidé 231 familles martiniquaises à se réinstaller sur l’île. « J’estime que dans une optique de développement personnel et de réussite, c’est important de partir, souligne le trentenaire. Mais à ceux qui envisagent de rentrer, je leur dis : “Revenez, la Martinique a besoin de vous”. »
Un devoir, un sacerdoce
Pour certains, ce retour sur la terre natale est un devoir, un sacerdoce. Après avoir obtenu un master en droit pénal européen des affaires à l’université du Luxembourg, en 2015, Florina Clairvoyant en avait fait une priorité. « L’enjeu, c’est de développer notre île, de valoriser notre pays, dit la juriste sur le ton de l’évidence. La Martinique a besoin de ses jeunes. »
D’alléchantes opportunités professionnelles, en Suède, au Luxembourg, n’ont pas eu raison de sa volonté de rentrer chez elle. Après de laborieuses recherches, rendues plus difficiles par son manque d’expérience, Florina a finalement décroché un poste d’assesseur au tribunal judiciaire de Fort-de-France en 2017, et quitté l’Europe. La trentenaire vient de fonder une famille et d’obtenir un nouveau poste de contractuelle au pôle justice de proximité. Elle a réussi son pari, mais les difficultés qu’elle a dû surmonter lui restent encore en travers de la gorge : « Les patrons, les personnes qui sont établies devraient davantage donner leur chance aux jeunes qui ont la volonté de se rendre utiles ici », exhorte-t-elle.
Hélas, avec un taux de chômage qui avoisinait les 15 % au deuxième trimestre, cet appel risque de rester un vœu pieu.
Pour Youri Blezes, les choses avaient bien commencé. En novembre 2020, fuyant la perspective d’un deuxième confinement à Paris, ce chimiste de 29 ans en recherche d’emploi était venu passer des vacances dans sa famille. Une fois sur place, il a rapidement été embauché en CDD de deux mois au sein d’un laboratoire d’analyses médicales, au Marin, tout au sud de l’île.
Au lieu des trois semaines initialement prévues, il passe six mois sur son île. « Je n’avais pas prévu de rester. Mais j’ai redécouvert la vie en Martinique, j’ai trouvé que les mœurs et les mentalités avaient changé. On accepte mieux l’homosexualité qu’avant, détaille-t-il. Le fait d’avoir un travail, une routine, un nouveau groupe d’amis, je me suis dit : pourquoi ne pas rentrer définitivement ? » En janvier, le scientifique refuse cependant le renouvellement du contrat proposé par le laboratoire. « Le salaire était dérisoire, absurde par rapport à mes qualifications », s’indigne Youri Blezes.
Comme beaucoup de chercheurs d’emploi hautement qualifiés, le jeune homme adapte ses ambitions au marché local et commence à postuler auprès des nombreuses distilleries de rhum agricole de l’île, dotées de leur propre laboratoire. Mais les recherches traînent. A la fin du printemps, Youri obtient un contrat à Paris et repart pour deux mois, histoire de gagner un peu d’argent. En juillet, son retour en Martinique ne se passe pas comme prévu : l’île est confinée et les distilleries ferment leurs portes. Impossible de travailler. Dépité, le chimiste repart à Paris, début octobre. « Je ne fais pas une croix sur la Martinique, et je m’y sens beaucoup mieux maintenant qu’il y a dix ans. Mais les salaires sont affligeants dans beaucoup de secteurs, explique-t-il. Je suis pour revenir en Martinique, mais pas à n’importe quel prix. »
La nuit tombe sur l’impasse Jacinthe, au Lamentin, et sur la terrasse de la villa créole de Tatie Maryse. La mélopée des insectes se fait de plus en plus bruyante à mesure que l’obscurité s’épaissit. « Revenir en Martinique pour des vacances et revenir pour y vivre, ce n’est pas pareil, témoigne Nathalie Gabriel-Frédéric, qui ne regrette en rien son pari. Nous proposons de la cuisine antillaise, il est donc normal que nous soyons aux Antilles. Cela nous donne un ancrage territorial réel au lieu d’un ancrage fantasmé. »
Et pour 2022 ?
Nathalie Gabriel-Frédéric ne suit « pas beaucoup le jeu politique ». « Je fais partie de ces gens qui prendront leurs décisions de vote très tard », confie-t-elle.
Johan Siétot dit apprécier « la stratégie politique, mais pas souvent les personnages ». « Donc s’il y en a un qui se démarque avec des valeurs que j’aime, pourquoi pas ! »
Ludovic Herbil participera à la présidentielle, « car c’est mon devoir de citoyen ! », dit-il. « Je voterai pour un programme cohérent et qui me semble approprié par rapport aux problèmes à régler et aux opportunités à créer. »