Alors que le gouvernement envisage la création d’un titre de séjour pour les étrangers exerçant des “métiers en tension”, franceinfo a rencontré plusieurs d’entre eux. Sceptiques, ils ont peu d’espoir de voir leur situation réellement changer. Article rédigé par
France Télévisions
Publié le 07/02/2023 06:12
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Dans un foyer de travailleurs migrants (FTM), quelque part en Ile-de-France, mardi 24 janvier, de petits groupes d’hommes rejoignent leurs chambres au compte-gouttes, après une journée de travail. Derrière un pantalon parsemé de taches de ciment ou un équipement jaune fluo se devinent des métiers essentiels. Tous n’ont pourtant légalement pas le droit d’être là, ni d’exercer leur emploi.
En France, “entre 600 000 et 700 000” personnes sont en situation de clandestinité (moins de 1% de la population), estimait le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, dans les colonnes du Parisien (article payant) en 2021. Mercredi 1er février, avec le ministre du Travail, Olivier Dussopt, il présente en Conseil des ministres un projet de loi sur l’immigration. L’une des principales mesures du texte propose la création d’un titre de séjour, d’une durée d’un an, pour les personnes “déjà présentes sur le territoire” et exerçant au sein de “métiers en tension”. L’exécutif entend également créer une carte de séjour spécifique destinée aux professionnels de santé.
La liste des métiers en tension n’a pas encore été précisée par le gouvernement. Mais plusieurs secteurs, comme la restauration ou le bâtiment, sont susceptibles d’être concernés. Actuellement, le travail illégal expose l’employeur à une peine de cinq ans d’emprisonnement et 15 000 d’amende par étranger concerné, selon le site Service public. Franceinfo a pu rencontrer des travailleurs sans papiers officiant dans des secteurs en tension, dans deux FTM d’Ile-de-France. Ils ont accepté de parler de ce qu’ils vivent et de donner leur avis sur ce projet de loi.
“Je peux être viré à tout moment” : Amadou K., agent d’entretien
“Cette réforme parle de nous, mais qui va nous l’expliquer, nous demander notre avis ?” s’interroge Amadou*, assis sur le lit d’une petite chambre sommairement meublée. “En France, si tu n’as pas de papiers, tu n’existes pas”, soupire-t-il. Ce Malien de “presque 40 ans” est arrivé en France en 2017. “J’ai commencé par travailler dans la restauration. Ensuite, via le bouche-à-oreille, j’ai trouvé du travail dans une entreprise de nettoyage, détaille-t-il. Parmi mes collègues, certains ont des papiers, beaucoup n’en ont pas, ce ne sont quasiment que des gens comme moi.” Lorsqu’on lui demande ce qu’il entend par là, il répond : “Des Noirs ou des Arabes.” Puis glisse : “Imaginez qu’on reparte chez nous, d’un coup. La France ne fonctionnerait plus.”
Amadou se lève tôt. “Je travaille de 6 heures du matin à 11 heures, cinq jours par semaine. Je touche environ 900 euros par mois.” Il partage sa chambre, pour un loyer mensuel de 250 euros par personne.
“J’ai de l’argent pour me loger, pour manger, mais c’est tout, je ne peux rien faire d’autre que travailler.”Amadou K., travailleur sans papiers
à franceinfo
Pour pouvoir être employé, il a emprunté les papiers d’une personne “retournée au Mali”. “C’est un problème, souligne-t-il. Je veux essayer d’être régularisé, mais je dois prouver que c’est bien moi qui ai travaillé. Et en même temps, sans papiers, je ne pouvais pas trouver d’emploi.” Son supérieur hiérarchique direct est au courant de sa situation, “mais pas la direction de l’entreprise”, assure-t-il. “Mon chef a peur d’un contrôle. Moi aussi. Je peux être viré à tout moment si ma situation est découverte.” “Viré” de son travail, mais également du sol français. En situation d’illégalité, il risque l’expulsion.
Après six ans en France, il a l’espoir d’obtenir un titre de séjour. Actuellement, pour y parvenir, un travailleur doit justifier d’une présence d’au moins cinq ans sur le territoire et d’une activité salariée d’au moins 12 mois, selon la circulaire Valls de 2012. Des délais que le projet de loi compte raccourcir, via le titre de séjour “métiers en tension”. “Je pense que c’est une bonne idée, commence Amadou. Mais un an, c’est trop court, pourquoi ne pas donner un titre plus long ?” S’il se retrouvait face “à Darmanin, [il] lui demanderai[t] de donner des papiers à tous les travailleurs. On veut juste gagner notre vie.”
“C’est injuste, mais je n’ai pas le choix” : Ousmane S., agent d’entretien
“Je ne comprends pas la logique de ce projet de loi.” Dans une salle commune du foyer où il nous reçoit, Ousmane* enlève l’un des écouteurs de son oreille, et insiste. “Il faudra trouver du travail avant d’avoir des papiers, mais il faudrait faire l’inverse, puisque [dans la loi] il faut des papiers pour pouvoir travailler.” Pour pouvoir bénéficier du titre, un exilé devra en effet justifier d’une présence continue en France d’au moins trois ans, et avoir travaillé au moins huit mois sur les deux dernières années.
Arrivé en France il y a moins de cinq ans, ce jeune Malien a d’abord été embauché “sur des chantiers”. “Mais je ne pouvais faire que de l’intérim, et je voulais un vrai contrat. J’ai trouvé une place dans une entreprise de nettoyage. Je travaille 42 heures par semaine, pour 1 300 euros par mois.” Une somme perçue en net, mais sans cotisations. Retraite, Sécurité sociale, chômage… Ousmane ne peut prétendre à rien de cela. “Tu es malade ? Tu n’es pas payé”, assène-t-il.
Sa situation illustre une partie des contradictions qu’impose l’État aux exilés. L’année dernière, le jeune homme a déclaré environ 15 000 euros aux impôts. Beaucoup l’ignorent, mais les travailleurs sans papiers sont soumis à la déclaration de leurs revenus au fisc. “C’est une manière de prouver que tu as travaillé et, aussi, que tu veux t’intégrer”, complète Ousmane. Comme il a déclaré plus de 8 000 euros en un an, il ne peut pas toucher l’aide médicale de l’État, le seul dispositif d’accès aux soins auquel peut prétendre un étranger sans titre de séjour. “Et comme je n’ai pas de papiers, je ne peux pas non plus être couvert par la Sécurité sociale.” Il soupire. “C’est injuste, mais je n’ai pas le choix.”
“C’est une loi pour les patrons, pas pour nous” : Diallo C., cuisinier
“L’avenir ? J’ai du mal à l’imaginer”, confie Diallo*, en posant son visage sur une de ses mains, à moitié recouverte par la longue manche noire de son pull. Il assure pourtant avoir à peine plus de 20 ans. “Quand on n’a pas de papiers, c’est compliqué de se projeter”, souffle-t-il.
En 2018, il quitte le Mali dans l’espoir de trouver du travail en France. “J’en ai surtout dans la restauration, je cuisine. Je fais quelques mois par-ci, quelques mois par là. Du jour au lendemain, on peut te dire que tu ne travailles plus, si tu te plains ou s’il y a un contrôle… Et quand tu es dans ma situation, c’est difficile de te mobiliser, de dire quand quelque chose ne va pas.”
“Les entreprises qui nous emploient nous utilisent, gagnent de l’argent grâce à nous, mais nous, pendant ce temps, on reste dans la merde.”Diallo C., travailleur sans papiers
à franceinfo
“Je suis payé 9 euros de l’heure”, confie-t-il, évoquant l’un des endroits où il travaille. “Mes collègues avec papiers, c’est 14. Pour un patron, faire travailler un sans-papiers, c’est à la fois moins cher et plus simple. Les immigrés connaissent moins bien leurs droits, ils font leur boulot, ils ne veulent pas faire de vagues.” L’un de ses supérieurs a refusé de signer un formulaire attestant son emploi (indispensable pour obtenir une régularisation, en plus des fiches de paie). “Il ne voulait pas payer de charges sociales. Je lui ai dit : ‘Prends la différence sur mon salaire’. Il a refusé à nouveau.”
Concernant le projet de loi et le titre de séjour “métiers en tension”, son avis est partagé. Un an avec des papiers, estime-t-il, “ce n’est pas rien. Si tu t’armes de courage, tu peux essayer de faire des choses à côté de ton travail, de te former.” Mais le délai l’interroge lui aussi. “Que va-t-il nous arriver après un an, si notre employeur ne veut pas nous garder, ou si le métier n’est plus en tension ? En fait, c’est une loi pour les patrons, pas pour nous.”
“Certains passent plus de dix ans sans papiers” : Sékou M., ancien travailleur clandestin dans le bâtiment
Il y a un peu plus d’un an, Sékou* a réussi à obtenir un titre de séjour, après plus de cinq ans de travail sans papiers dans le bâtiment. “Dieu merci”, s’exclame ce Malien de 44 ans, en repensant à “la galère que ça a été” pour recevoir les précieux documents. “J’ai mis plus d’un an à avoir un premier rendez-vous à la préfecture”, se souvient-il. Il est actuellement employé dans une entreprise de tri des déchets.
“J’ai eu de la chance. Au début, je n’ai pas dit à mon chef que j’avais de faux papiers. Au bout d’un temps, je le lui ai avoué. Ça se passait bien au travail, c’était aussi bien pour lui de me garder. Il m’a orienté vers une avocate pour ma demande de régularisation, il m’a aidé. Ça ne se passe pas comme ça pour tout le monde. Je connais des personnes qui ont passé plus de dix ans sans papiers.” Certains patrons, souvent confrontés à une pénurie de main-d’œuvre, finissent par contourner la loi.
Contrairement à d’autres personnes interrogées, Sékou approuve la création d’un titre de séjour pour les métiers en tension. “C’est une avancée”, estime-t-il.
“Un an, c’est mieux que rien, si cela peut mener à un renouvellement, à trouver du travail plus facilement, cela peut vraiment aider des gens.”Sékou M., ancien travailleur sans papiers
à franceinfo
Depuis l’obtention de son titre de séjour, il a pu retourner au Mali. “Avant, j’ai passé cinq ans sans voir ma famille. C’est long. À un moment donné, ma mère m’a même cru mort, se remémore-t-il. Je ne suis pas venu en France pour le plaisir, si j’avais trouvé du travail au Mali, j’aurais préféré y rester. J’espère pouvoir y repartir un jour.” Il marque une pause. “J’ai l’impression que beaucoup de gens ici ne comprennent pas cela. Pourtant, beaucoup d’Européens font la même chose. Un Français, par exemple, peut aller travailler quelques années en Allemagne, aux États-Unis, même au Mali, puis prendre sa retraite, revenir dans son pays. Cela ne semble poser de problème à personne. Pourquoi cela en pose-t-il autant lorsque c’est nous ?”
* Les prénoms ont été modifiés pour respecter la demande d’anonymat des personnes interrogées.