Cité comme une référence de la philosophie éthiopienne et étudié dans les universités du monde entier, le Traité de Zara Yaeqob, un texte déiste et rationnel prétendument écrit en guèze au XVIIe siècle, est en réalité le fruit de l’imagination d’un moine italien. Bien que dévoilée au début du XXe siècle, la supercherie résiste au temps. Histoire > Anaïs Wion > 10 mars 2023
Si on tape dans un moteur de recherche les mots « Ethiopian philosophy », on sera surpris du nombre important de réponses et surtout du fait que toutes mènent peu ou prou vers la même référence, le Ḥatatā Zara Yaeqob ou Traité de Zara Yaeqob, un texte déiste et rationnel écrit en guèze, la langue classique de l’Éthiopie chrétienne, et dont l’auteur serait un intellectuel éthiopien ayant vécu au XVIIe siècle. Les réponses sur le Web sont de natures diverses : notice encyclopédique, billets de blog, articles de journaux culturels, mais aussi livres et articles académiques. Le sujet semble en avoir passionné plus d’un·e et cela de façon exponentielle, explosant véritablement depuis deux décennies.
Qu’y a-t-il derrière cet engouement ? Il y a d’abord l’histoire d’un faux, avec des rebondissements hors du commun car il a été réhabilité après avoir été démasqué – un fait rarissime dans les postérités des artefacts se faisant passer pour ce qu’ils ne sont pas. Il y a surtout une histoire politique et intellectuelle qui interroge les rapports entre l’Afrique et les normes de la pensée philosophique1.
Un Italien en quête de sens
C’est d’abord l’histoire d’un moine catholique italien, Giusto d’Urbino, qui, au milieu du XIXe siècle, abandonne l’entreprise d’évangélisation catholique des chrétiens orthodoxes éthiopiens à laquelle il participait et, prenant racine dans un village des hautes terres éthiopiennes, questionne sa foi chrétienne et sa raison d’être. Chargé par un savant français, Antoine d’Abbadie,(1) de compléter sa collection de manuscrits éthiopiens, Giusto d’Urbino acquiert ou fait copier des manuscrits rares ou manquants dans la collection du grand savant. Son zèle, combiné avec un apprentissage intensif du guèze et une curiosité sans borne pour la culture religieuse éthiopienne, lui fait produire deux textes que le collectionneur ne possède pas.
Le premier est une réflexion philosophique sur les conditions d’exercice de la pensée et sur les limites que lui imposent les dogmes religieux, menée par Zara Yaeqob, un Éthiopien vivant au début du XVIIe siècle et que le choc civilisationnel de la rencontre avec les jésuites mène à questionner la légitimité du cadre dogmatique dans la connaissance du monde et de Dieu. Cette approche déiste de la raison humaine est accompagnée d’une autobiographie.
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Quelques années plus tard, d’Urbino envoie un second texte, qui est l’œuvre du disciple de ce premier philosophe, un certain Walda Heywat, qui met en pratique l’injonction à penser par soi-même. Seuls ces deux manuscrits attestent de ces textes, qui par ailleurs ne sont jamais mentionnés ou cités dans la littérature éthiopienne. L’un fut copié de la main du moine italien. L’autre fut entièrement réalisé par le clerc, ou dabtārā, Gabra Māryām de l’église de Betalehem, qui avait déjà copié pour lui d’autres textes destinés au collectionneur français.
L’analyse de l’abondante correspondance que d’Urbino envoya à d’Abbadie montre la proximité entre les idées exprimées en guèze dans les Ḥatatā et la pensée personnelle de d’Urbino. Les deux manuscrits rentrent néanmoins sans encombre dans la collection du savant, qui les juge « curieux » et d’une « grande naïveté », ainsi qu’il le note dans le catalogue de ses manuscrits qu’il publie en 1859. En 1904, ils sont édités et traduits – en latin ! – par un érudit allemand, Enno Littmann, sous le titre de Philosophi Abessini.
La supercherie dévoilée
Pourtant, les choses se gâtent dès 1920, quand un savant italien, Carlo Conti Rossini, découvre que du vivant de Giusto d’Urbino un moine catholique éthiopien de sa congrégation avait eu connaissance de ces textes, qu’il les avait attribués sans aucun doute à d’Urbino lui-même, et qu’il l’avait accusé d’avoir écrit un brûlot « maçonnique » pouvant nuire grandement à leur communauté. Conti Rossini lit alors avec plus d’attention ces textes et y découvre de nombreuses pistes qui le mènent à conclure à la mystification : Zara Yaeqob et Giusto d’Urbino ont la même date de naissance et le même nom de baptême ; leur conception d’un Dieu juste et de la providence est semblable, etc. La démonstration est un peu bâclée, mais le vent tourne pour les deux Ḥatatā. Même ceux pour qui il s’agissait d’un exceptionnel témoignage du développement pré-cartésien de la libre-pensée en Éthiopie se rangent derrière l’autorité qu’est alors Conti Rossini.
Un autre savant approfondit l’enquête. Eugen Mittwoch scrute une traduction du français vers le guèze de d’Urbino et appuie ce verdict : Giusto d’Urbino a créé un excellent texte guèze, dupant son monde, mais désormais ses créations tombent dans les poubelles déjà bien pleines des textes forgés et autres artefacts bidonnés dont le XIXe siècle fut friand.
Ce phénomène n’a en effet rien d’extraordinaire pour l’époque : l’exploration du monde menée par les savants, explorateurs, soldats, missionnaires et autres représentants du monde occidental produisit de nombreux artefacts pour décrire les sociétés non occidentales. Parmi les milliers de documents produits pour rendre compte des civilisations et des territoires, certains prirent un caractère nettement facétieux, voire factice2.
Une réhabilitation très politique
L’histoire aurait dû s’arrêter là. En général, les plagiats et les forgeries ne sont pas réhabilités. Mais les deux Ḥatatā font exception à la règle, bénéficiant d’un courant intellectuel et politique plus puissant que les évidences ! Dans les années 1950, Claude Sumner, un jésuite canadien, arrive en Éthiopie comme enseignant du secondaire. Doté d’un diplôme de philosophie, il rejoint ensuite le tout nouveau département de philosophie de l’université d’Addis-Abeba. Il cherche dans le vaste corpus des textes éthiopiens et dans la littérature orale de quoi nourrir d’une pensée nationale l’enseignement dispensé dans ce département. C’est ainsi qu’il va redécouvrir les Ḥatatā, dont l’originalité est pour lui une aubaine : il s’agit de textes signés par des auteurs qui s’engagent explicitement dans une démarche réflexive et dont les exigences dans la recherche d’une vérité acquise par leur seule raison précèdent les Lumières européennes.
Or l’un des points d’achoppement de la philosophie africaine telle qu’elle se construit et se pense au cours de la décennie 1970, c’est justement l’absence de textes anciens et le refus de certains philosophes africains de se voir assigner une philosophie « ethnique », telle une « sagesse » au rabais. Les philosophes camerounais Marcien Towa et béninois Paulin Hountondji sont ainsi d’ardents défenseurs d’une philosophie africaine moderne, s’incarnant dans des textes écrits et revendiqués par des penseurs, et refusent le modèle d’ethno-philosophie que proposait Placide Tempels, l’auteur de La Philosophie bantoue (1945), et qui fut reprise plus tard par Léopold Sédar Senghor.
Claude Sumner, surfant aussi sur la vague du panafricanisme dont il organise le premier congrès de philosophie africaine à Addis-Abeba en 19763, a passé une bonne partie de sa carrière à remettre en lumière les Ḥatatā, notamment en décrédibilisant les conclusions de Conti Rossini et en employant entre autres des arguments d’ordre moral – comme la participation de ce dernier à l’administration coloniale italienne4. Ses longues arguties finissent par emporter l’adhésion, autant que sa position d’autorité acquise au fil des décennies au département de philosophie, qu’il ne quitte qu’au début des années 2000.
Dans tous les manuels de philosophie
Pourtant, au sein même de l’université d’Addis-Abeba, Sumner fut parfois remis en question : les volte-face des étudiants et de ses collègues éthiopiens, visibles dans leurs articles, montrent la pression qui régnait alors au sein du département de philosophie et le processus de transformation des Ḥatatā en textes canoniques, dont le contexte de production ne pouvait plus être interrogé5.
Aujourd’hui, les courants postcoloniaux et décoloniaux reprennent ce qui est désormais considéré comme acquis et le mobilisent à l’aune de nouvelles problématiques. Il ne s’agit plus tant de savoir si ce texte est la pierre de fondation d’une pensée critique en Afrique, mais de montrer que des penseurs africains ont préexisté à leurs homologues européens. Ces textes sont désormais cités dans tous les manuels de philosophie comme étant des textes éthiopiens du XVIIe siècle et peuvent ainsi difficilement être réévalués. Par ailleurs, dans les discussions académiques, le sophisme faisant de Conti Rossini un artisan du colonialisme italien, et donc jetant l’opprobre sur la totalité de sa production intellectuelle, est très vite atteint6.
Ce destin hors du commun illustre la cinétique de la mystification : l’œuvre a sa vie propre, si parfaite dans son étrangeté qu’elle produit ses propres effets, s’adaptant au monde, à l’évolution des cultures dans lesquelles elle est lue, et répondant à leurs besoins – ceux des institutions académiques et des milieux intellectuels africains après les indépendances comme ceux de nos sociétés soucieuses d’histoire « à part égale » – c’est-à-dire prenant en compte les acteurs, actrices et sources locales –, fût-ce au détriment de toute analyse scientifique.
Anaïs Wion
Anaïs Wion, chargée de recherche au CNRS, est historienne, spécialiste de l’Éthiopie chrétienne. S’intéressant aux pratiques de l’écrit,… (suite)
1 Antoine d’Abbadie d’Arrast, homme du xixe siècle, intéresse toujours les savants par ses avancées scientifiques. Esprit curieux, il était géographe, astronome, et même mécène. Aux côtés de son épouse Virginie Vincent de Saint-Bonnet, Antoine d’Abbadie a fait construire un domaine sur les hauteurs d’Hendaye, avec l’aide du célèbre architecte Eugène Viollet-le-Duc. Faisant désormais partie de l’identité basque, le château-observatoire porte le label Maison des Illustres, signalant l’importance culturelle du lieu. Celui-ci fut légué par Antoine d’Abbadie à l’Académie des Sciences, qu’il présida en 1892. (NDLR Ancrage)