Trois ans après les profanations de tombes qui ont secoué la région, plusieurs dizaines de personnes se sont portées bénévoles dans le Haut-Rhin et le Bas-Rhin.
Depuis sa terrasse, la vue est reposante. Des stèles arrondies émergent de la verdure, dont l’alignement aléatoire tranche avec les toits bien rangés du village. Comme le gardien d’un antique temple dont les vestiges auraient depuis longtemps été rendus à la nature, Yves Bailleux veille sur les tombes du cimetière juif de Quatzenheim (Bas-Rhin).
Le 19 février 2019, la profanation de ses 92 stèles avait fait l’effet d’un électrochoc dans la région, secouée par de nombreux actes de dégradation à caractère antisémite. Face aux difficultés rencontrées alors par les enquêtes de police – les auteurs de la profanation de Quatzenheim n’ont jamais été identifiés –, les départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin avaient lancé, en octobre 2019, en coopération avec la communauté juive, une démarche pour recruter des bénévoles pouvant veiller à la tranquillité des lieux.
Anciens instituteurs, responsables associatifs, conseillers municipaux, pasteurs, retraités ou encore chargés de clientèle… Ils sont aujourd’hui 80 « veilleurs de mémoire » à prendre soin des 67 cimetières juifs parsemant l’Alsace. « Ce sont des symboles de la démocratie d’implication. Nous les accompagnons pour qu’ils puissent échanger entre eux, mais également pour qu’ils soient reconnaissables et en capacité d’être dans la prévention face à certaines situations de racisme et de xénophobie », explique Frédéric Bierry, président de la Collectivité européenne d’Alsace.
La plupart de ces veilleurs ne sont pas juifs. Certains même sont athées, à l’image d’Yves Bailleux. Le veilleur du cimetière juif de Quatzenheim se souviendra toujours de ce matin d’hiver où son épouse est venue le réveiller en pleurs. Corinne Bailleux fut la première personne à voir les croix gammées taguées sur les tombes, alors qu’elle descendait chercher son pain. De leur maison surplombant le lieu, le couple n’avait pourtant rien remarqué cette nuit-là. « C’était un choc terrible ; même les tombes des enfants et le monument aux déportés avaient été dégradés. Cette profanation, c’était une insulte faite à tous les habitants, à la communauté de village qui a existé, ici, à Quatzenheim », dit-il. Chef de projet en services informatiques, Yves Bailleux, 59 ans, est aussi un amoureux des vieilles pierres, fasciné par l’histoire de sa bourgade. C’est donc tout naturellement qu’il a répondu à la sollicitation du département.
Entretenir la mémoire
« Je surveille le cimetière, mais je n’ai pas de rôle de police. Disons plutôt que je suis attentif à ce qui s’y passe. Quand je vois qu’une stèle menace de tomber, par exemple, je le signale au responsable », explique-t-il. Un rôle que le conseiller municipal exerçait déjà auparavant de façon informelle, en tant que voisin du lieu. Mais pour lui, être veilleur de mémoire va au-delà : « Il s’agit aussi de faire connaître aux jeunes générations ce qu’a été la vie du village. Quatzenheim a beau ne compter que 800 habitants, c’est un village très dynamique, et ce dynamisme, je suis persuadé qu’on le doit à l’époque où communautés protestante et juive y cohabitaient. »
Il ne reste plus, aujourd’hui, de représentant de la communauté juive à Quatzenheim. Les dernières familles sont parties pour la ville dans les années 1960. Avec leur absence, Yves Bailleux redoute que la mémoire de cette entente entre communautés ne se perde. « C’est une histoire qui revêt un caractère symbolique fort, pourtant, celui de la capacité des gens à vivre ensemble et de la richesse culturelle qu’apporte la diversité », estime-t-il. Pour la faire revivre, il partage le résultat de ses recherches dans le bulletin communal. Lui qui pourtant ne lit pas l’hébreu participe également, chaque mois de septembre, aux Journées européennes de la culture juive
Il a par ailleurs contribué, fin 2021, à la venue à Quatzenheim d’une troupe de théâtre qui est intervenue sur la thématique des discriminations. Yves Bailleux tient à cultiver la mémoire de la trentaine de personnes liées au village et victimes de la Shoah. La municipalité prévoit d’ailleurs, cette année, de différencier la célébration des deux armistices, pour pouvoir rendre hommage tant à ses déportés qu’à ses habitants morts sous le drapeau… allemand. « Je serais content si mon action pouvait éviter de nouvelles profanations. C’est important de faire le lien entre ce patrimoine et ce que nous vivons aujourd’hui, pour porter un regard critique sur certains discours », notamment d’extrême droite. L’exemple des veilleurs de mémoire est aujourd’hui regardé avec beaucoup d’attention par la mission parlementaire sur les actes antireligieux.
Nathalie Stey(Strasbourg, correspondance)