Près de deux ans après le début du mouvement de contestation, les manifestations ont cessé mais les condamnations continuent de pleuvoir sur les militants, journalistes et défenseurs des droits humains.
L’émotion de retrouver ses proches et les embrassades qui durent, après des mois de séparation : le journaliste Rabah Karèche, correspondant du journal Liberté à Tamanrasset, dans le grand sud algérien, a quitté la prison, mardi 19 octobre, après avoir purgé une peine de six mois. Son crime : avoir publié un article sur une manifestation dont les participants contestaient un redécoupage territorial.
Rabah Karèche avait été condamné en appel à une année de prison, dont six mois ferme, pour « création d’un compte électronique consacré à la diffusion d’informations susceptibles de provoquer la ségrégation et la haine dans la société », « diffusion volontaire de fausses informations susceptibles d’attenter à l’ordre public » et « usage de divers moyens pour porter atteinte à la sûreté et l’unité nationale ». Des accusations « fallacieuses qui cachent mal une volonté de faire taire le journaliste et de l’empêcher d’accomplir en toute objectivité son travail », avait souligné le journal Liberté, tandis que ses avocats, rappelant que selon la Constitution « le délit de presse ne peut être sanctionné par une peine privative de liberté », dénonçaient un procès inique.
Le cas de Rabah Karèche n’est pas isolé. Alors que les manifestations du Hirak – déclenchées en février 2019 contre le régime d’Abdelaziz Bouteflika – ont cessé même en Kabylie, région traditionnellement frondeuse, les condamnations continuent de pleuvoir contre les militants. Après les mesures d’élargissement de détenus du Hirak, via une grâce ou une mise en liberté provisoire, décidées par le président Abdelmadjid Tebboune en février puis en juillet, les emprisonnements ont repris de plus belle. Le site Algerian Detainees, qui fournit des informations sur les détenus d’opinions du Hirak, recensait 66 prisonniers en avril ; ils sont aujourd’hui 223.
Surveillance des réseaux sociaux
L’objectif du régime est d’étouffer toute velléité d’un retour du Hirak dans les rues, mais aussi sur les réseaux sociaux. Les publications contestataires, critiques ou railleuses sur Facebook peuvent entraîner des poursuites et des emprisonnements. Ainsi le 17 octobre à Adrar, dans le sud du pays, Mohad Gasmi, 45 ans, militant du Mouvement des chômeurs, membre de la contestation populaire contre le projet de forage de gaz de schiste en 2015 et membre actif au sein du Hirak, a été condamné à cinq ans de prison ferme pour « apologie du terrorisme » sur la base de publications sur Facebook.
Le 18 octobre, la docteure Amira Bouraoui, figure très connue pour son franc-parler, ancienne militante du mouvement Barakat (« ça suffit ») qui s’opposait au quatrième mandat de Bouteflika, a vu sa condamnation à deux ans de prison ferme confirmée en appel, une peine prononcée sans mandat de dépôt. Amira Bouraoui était poursuivie pour « outrage à un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions », « atteinte à la personne du président de la République » et « diffusion d’informations susceptibles d’attenter à l’ordre public ». Dans une autre affaire, elle était poursuivie pour « atteinte aux préceptes de l’islam et au prophète ».
D’autres personnes moins connues subissent également des peines de prison, le plus souvent pour des publications sur les réseaux sociaux. La page Facebook du Comité national pour la libération des détenus (CNLD) documente de manière quasi quotidienne ce traitement judiciaire de la contestation politique par les autorités algériennes.
Accusations de terrorisme
Dans l’arsenal utilisé, l’accusation de terrorisme est venue s’ajouter aux charges habituelles d’atteinte à l’unité nationale et d’appel à attroupements non armés. Le 12 septembre, le journaliste et défenseur des droits humains Hassan Bouras a ainsi été placé sous mandat de dépôt pour « apologie du terrorisme ». Arrêté le même jour à Alger, Mohamed Mouloudj, journaliste à Liberté, a été placé en détention préventive pour des liens présumés avec le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), classé comme organisation terroriste par les autorités.
Le 17 septembre, trois militants des droits humains bien connus à Oran – le syndicaliste universitaire Kaddour Chouicha, la journaliste Jamila Loukil et son confrère Saïd Boudour – ont vu leur affaire transférée vers la division antiterroriste du tribunal de Sidi M’hamed, à Alger. Un signal particulièrement inquiétant : en cas de verdict de culpabilité, les peines peuvent aller jusqu’à vingt ans de prison.
Ce durcissement a été consacré au plan juridique en juin par une ordonnance qui élargit de manière considérable la définition du terrorisme. L’article 87 bis du Code pénal qualifie désormais de terrorisme le fait d’œuvrer ou d’inciter « à accéder au pouvoir ou à changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnels ». Abdenour Derguini, sénateur du Front des forces socialistes (FFS), a qualifié l’article de « honte dans l’histoire de l’ordre juridique algérien » et de « grand recul dans le domaine des droits et des libertés ». Cette mesure, estime-t-il, n’est « en réalité qu’une criminalisation non déclarée du travail politique, associatif, des droits de l’homme et de l’activité syndicale ».
« Les autorités algériennes durcissent leur méthodes visant à réduire au silence la dissidence pacifique en s’appuyant sur des accusations liées au terrorisme », a dénoncé pour sa part Amnesty International dans un communiqué, fin septembre, estimant que « ce n’est qu’un écran de fumée pour dissimuler la répression sévère exercée contre le militantisme ».
Karim Amrouche(Alger, correspondance)