La série de décrets visant à mettre les Afghanes sous tutelle, validée par le guide suprême des talibans, témoigne de la victoire du clan Haqqani et de la branche militaire sur la faction dite réaliste. Sur le terrain, l’opposition armée a mené ses premières opérations.
19 mai 2022
C’est la consécration de la branche la plus dure, la plus idéologique et la plus guerrière des talibans. Le théologien invisible, Haibatullah Akhundzadeh, guide suprême, qui ne s’est pas montré depuis deux ans, avait à choisir entre plusieurs lignes. Sans doute a-t-il hésité, mais le 7 mai, il a tranché en validant le décret imposant le port du tchadri (autre nom de la burqa) aux Afghanes, avec des sanctions prévues pour les chefs de famille qui ne feraient pas respecter le nouveau règlement, le rendant ainsi irrévocable.
Cette décision intervient après la volte-face des talibans le 23 mars, refusant aux filles de plus de 12 ans d’accéder aux collèges et aux lycées, quelques heures après leur réouverture.
Puis après la décision, le 27 mars, de séparer les femmes des hommes dans les parcs publics, en instaurant des jours de visite pour chaque sexe, suivie, le lendemain, par l’interdiction faite aux femmes de prendre l’avion sans être accompagnées d’un parent masculin et, enfin, celle de conduire.
Ces revirements rappellent les pires heures du précédent pouvoir des talibans, entre 1996 et 2001, quand les Afghanes n’avaient même pas le droit de se rendre dans les hôpitaux en l’absence de femmes médecins.
Ils signent la victoire de la faction la plus radicale du mouvement, en premier lieu des réseaux Haqqani, au détriment des talibans dits « historiques », dont la personnalité dominante semble être à présent Amir Khan Mutaki, ministre des affaires étrangères, qui semble s’être opposé au décret sur la burqa.
Dès lors, pour la première fois depuis le retour au pouvoir des talibans, le 15 août, apparaissent, quasiment au grand jour, des désaccords entre les deux principales factions.
Ce qui les sépare, ce ne sont pas tant des divergences idéologiques – tous les talibans sont globalement d’accord sur la mise sous tutelle des Afghanes – que l’attitude à adopter vis-à-vis de la communauté internationale, qui conditionne son aide à un assouplissement des mesures prises à leur égard.
Pour la branche dite réaliste, il est nécessaire d’en tenir compte afin de bénéficier d’un flux financier à l’heure où l’Afghanistan s’enfonce dans une crise économique sans précédent. Pour les ultras, pas question de céder à de quelconques pressions ni de négocier. Certaines mesures coercitives ont d’ailleurs été prises peu après la décision du Conseil de sécurité de l’ONU de fournir une aide à la population en détresse.
On ne sait pas qui fait quoi, qui sont les décideurs. On ne peut les comprendre que de l’intérieur, que si l’on est taliban soi-même.
Un responsable afghan d’une ONG occidentale présente à Kaboul
Ces dernières semaines, les négociations de Kandahar entre les différentes factions ont été vives. Rina Amiri, la représentante des États-Unis chargée de la question des femmes et des droits humains en Afghanistan, elle-même d’origine afghane, parle même de « frictions ». « Il y a des talibans qui sont pour la liberté des gens, en particulier la liberté de travail et d’éducation pour les femmes et la réouverture des écoles pour les filles. Ils y sont favorables pour leur survie politique et leurs intérêts en Afghanistan. Et il existe un autre groupe de talibans qui voient l’Afghanistan tel qu’ils veulent le voir et non tel qu’il est réellement. »
Dans un récent rapport, la cheffe de la mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (Manua), Deborah Lyons, soulignait que « les décisions majeures ne relèvent pas du gouvernement taliban ».« Le fonctionnement des talibans nous échappe complètement, ajoute un responsable afghan d’une ONG occidentale présente à Kaboul, dont on ne peut citer le nom, et qui travaille avec eux de longue date. On ne sait pas qui fait quoi, qui sont les décideurs. On ne peut les comprendre que de l’intérieur, que si l’on est taliban soi-même. »
Si Kandahar demeure le fief des talibans « historiques », Kaboul est tombé complètement sous la coupe des réseaux Haqqani. « La vie des gens ne les intéresse pas, commente le chercheur Karim Pakzad, de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Peu leur importe, si à cause de la famine et de la situation sanitaire, les morts se comptent par milliers. Ce qu’ils veulent avant tout, c’est former une armée talibane, sur le plan politique, économique et militaire. Ils ne cessent d’ailleurs de créer de nouvelles forces, comme celle qui vient de voir le jour dans la province du Badakhshan. »
Anas Haqqani assiste à une réunion avec des représentants de la communauté internationale, à Oslo, le 24 janvier 2022. © Photo Stian Lysberg Solum / NTB / AFP
Une des conséquences est l’intensification de la répression. « On parle beaucoup et légitimement des mesures prises contre les femmes mais il ne faut pas oublier la répression tous azimuts qu’ils mènent actuellement, avec de nombreuses disparitions. Parfois, on retrouve leurs cadavres. Parfois, non », ajoute le chercheur.
Selon le New York Times, pas moins de 490 anciens membres, civils et militaires, de l’ancien gouvernement ont déjà été tués ou ont disparu au cours des six premiers mois du régime taliban – mais d’autres chiffres, beaucoup plus importants, circulent. Selon la Freedom of Expression House, une ONG financée par le gouvernement américain et basée à Washington, ce sont 80 journalistes et professionnels des médias qui ont été arrêtés et torturés au cours des huit derniers mois.
Théâtre d’ombres
Aujourd’hui, deux noms émergent véritablement du sein de la galaxie talibane : deux frères, Sirajuddin et Anas Haqqani, du clan homonyme, qui représente la composante du mouvement à la fois la plus radicale, la plus militaire, la plus jeune et la plus proche des services de sécurité pakistanais, et la plus liée à Al-Qaïda.
À la tête du tout-puissant ministère de l’intérieur, Sirajuddin, fils du légendaire Jalaluddin Haqqani, fondateur des réseaux, occupe le devant de la scène. Ce sont ses forces qui ont conquis Kaboul, le 15 août 2021. Il reste néanmoins un homme de l’ombre, ce qu’il fut pendant 20 ans, avec sa tête toujours mise à prix par le FBI pour 10 millions de dollars. Ses apparitions sont rares.
Plus étonnante est l’importance prise par son jeune frère Anas qui, à l’inverse, se montre sans cesse, alors qu’il n’occupe aucun poste ministériel. « C’est un homme d’influence, de contact, souligne Karim Pakzad. On le voit courir d’un bout à l’autre du pays, discuter avec des chefs de tribu, des représentants des minorités, des religieux, débattre de la question des femmes… »
Intensification de la répression
Deux autres membres du clan Haqqani jouent aussi un grand rôle. D’abord, Khalil ar-Rahman Haqqani, oncle des deux frères et actuel ministre des réfugiés, très lié à Al-Qaïda et recherché lui aussi par le FBI. Ou encore Abdoul Baqi Haqqani, le ministre de l’éducation supérieure, qui, en octobre 2021, avait pris la décision d’invalider les diplômes de l’enseignement secondaire obtenus au cours des 20 dernières années.
Parmi les « réalistes », le plus grand perdant est le mollah Abdoul Khani Baradar, numéro deux du mouvement et son cofondateur (avec le défunt mollah Omar), qui n’a obtenu qu’un poste mineur. Il avait conduit les négociations de Doha (Qatar) avec les Américains et obtenu le retrait d’Afghanistan à ses conditions de toutes les forces étrangères.
Sans doute paie-t-il aussi sa distance, voire son hostilité envers Islamabad – les Pakistanais l’avaient emprisonné de 2010 à 2018 en lui reprochant d’avoir voulu négocier sans leur contentement avec le gouvernement de Kaboul et il n’avait été libéré que sous la pression de Washington, qui voulait engager des pourparlers de paix.
Car le Pakistan, en particulier l’Inter-Services Intelligence (ISI – les services de renseignement pakistanais), fait toujours partie de l’équation. « À Kaboul, il y a un conseiller pakistanais dans chaque ministère », relève le responsable d’une ONG française.
Dans le jeu pakistanais, les réseaux Haqqani, bien implantés dans l’Est afghan, et qui appartiennent à la tribu des Zadran, présente des deux côtés de la frontière, ont toujours été une carte maîtresse, même si ceux-ci n’ont jamais ont été inféodés à Islamabad, conservant une certaine liberté de manœuvre.
Aujourd’hui, Islamabad a particulièrement besoin d’eux, en raison des bonnes relations qu’ils entretiennent avec le Tehrik-e taliban Pakistan (TTP, le mouvement des talibans pakistanais), qui a fait un retour en force sanglant dans les régions frontalières de l’Afghanistan, et contribue à menacer sa stabilité interne.
Les réseaux Haqqani vont-ils devoir choisir entre leurs « frères pachtouns » du TTP ou leur allié pakistanais si la situation sécuritaire s’aggrave ? Sachant que l’identité pachtoune est au cœur de l’idéologie talibane, on les voit mal prendre leurs distances avec le TTP. Et ils ne peuvent non plus se fâcher avec l’ISI, qui les a tant soutenus. Aussi devraient-ils louvoyer.
Tensions frontalières
Déjà, sur cette frontière, la situation est devenue exécrable, avec une série d’affrontements armés entre certains talibans qui s’opposent à ce que l’armée pakistanaise établisse une clôture pour sécuriser cette frontière longue de plus de 2 000 km, connue sous le nom de « ligne Durand », héritée de l’époque coloniale et que Kaboul n’a jamais voulu reconnaître. Preuve d’un certain ressentiment envers les talibans, qu’elle a pourtant aidés à prendre le pouvoir, l’armée pakistanaise multiplie à présent les bombardements. L’un d’eux, selon un bilan officiel afghan, a tué pas moins de 47 personnes, dont 41 civils, principalement des femmes et des enfants, le 16 avril, dans la province de Khost, pourtant l’un des fiefs Haqqani.
Ces tensions ont un lourd impact sur les échanges commerciaux entre les deux pays, aggravant considérablement la situation en Afghanistan.
C’est dans ce contexte que l’opposition armée a enregistré en mai ses premiers faits d’armes dans les vallées d’Andarab et du Panchir, où le Front national de résistance, le mouvement dirigé par Ahmad Massoud, aurait tué 16 talibans (le mouvement fondamentaliste a reconnu avoir subi quelques pertes) mais aussi perdu nombre de combattants.