Par Jacques Follorou
Publié hier à 13h29, mis à jour à 06h17
Reportage L’apparition au grand jour de l’armée talibane a révélé le degré d’infiltration de la société afghane par ses fidèles. Désormais confrontés à la gestion des affaires de l’Etat, les talibans veulent imprimer leur marque.
Lieu de villégiature des habitants de Kaboul, le lac de Qargha est une parenthèse de douceur dans un pays rudoyé par la guerre et la géographie. Sur les hauteurs de la capitale afghane, ce vaste réservoir d’eau a été transformé en base de loisirs, avec pédalos, dériveurs, baignade, minigolf, restaurants et manèges. Ce jeudi 16 septembre, on n’y voit cependant que des talibans en quête de détente ou chargés de surveiller l’endroit. Les habitants viendront plutôt le lendemain, jour de repos hebdomadaire.
Au bord de la route qui mène à cette oasis épargnée par l’air pollué de Kaboul, Saïd Khasul affiche une mine de sage qui tranche avec la lourde mitrailleuse posée devant lui sur une table basse et les forces spéciales de l’unité Badri 313, bras armé du réseau islamiste Haqqani qui ne le quittent pas d’une semelle. Connu sous le nom de guerre « Assadullah », il dit être l’un des commandants talibans ayant œuvré clandestinement dans la capitale.
Beaucoup de talibans sont originaires de villages ruraux et découvrent Kaboul pour la première fois. Un taliban s’amuse après avoir fait de l’auto tamponneuse, sur les bords du lac Qargha, le 15 septembre 2021. WILLIAM DANIELS POUR “LE MONDE”
Habillé d’un shalvar qamis (longue chemise sur un pantalon bouffant) et turban blancs et d’un petit gilet sans manches aussi noir que ses yeux et sa barbe, il se dit « très heureux d’être là, enfin à visage découvert, voilà vingt ans que les gens ne pouvaient pas nous parler ». D’ailleurs, il n’a pas été long à accepter la conversation. « J’ai rejoint la lutte il y a treize ans et j’ai fait de la prison, mon frère est un martyr [un taliban mort au combat] et mon père était déjà un moudjahid. »
Des défis à surmonter
Avec la fin du régime de Kaboul, le jour s’est levé sur la clandestinité talibane. Cette lumière crue a laissé ses combattants un peu anesthésiés par une victoire tant attendue. S’ils réalisent les défis qui se dressent devant eux, les talibans ne semblent pas douter un instant qu’ils pourront les surmonter. N’ont-ils pas battu « l’alliance de l’armée américaine, la première au monde, et des troupes de l’OTAN », comme le souligne Saïd Khasul. Mais si le pays a vocation à devenir une théocratie tenue par des mollahs d’origine rurale, rétifs au compromis, pour l’heure, les troupes talibanes disciplinées cherchent encore leur marque.
Sur la plage de terre et de sable qui descend doucement vers le lac, des gamins louent à la promenade de maigres petits chevaux. Sur l’un d’eux, un taliban tente de conserver l’équilibre. Parmi son groupe d’amis hilares, Bashir Ahmad Baradar, le propre frère du mollah Abdul Ghani Baradar, l’un des deux cofondateurs du mouvement taliban, qui a négocié avec les Etats-Unis l’accord de retrait, signé le 29 février 2020, à Doha, au Qatar, se prête facilement au jeu de la discussion.
Affecté au palais présidentiel, il est, lui, venu se détendre avec un petit groupe de vétérans talibans du Sud. Les mots d’urdu qui ponctuent ses paroles signalent qu’il a vécu au Pakistan voisin, comme son frère qui avait été placé en détention puis sous surveillance entre 2010 et 2018, par les services secrets militaires pakistanais, car il voulait négocier la paix avec Kaboul sans en référer à Islamabad. « Mon frère est un vrai politique et il a toujours été partisan du dialogue, assure Bashir Ahmad. Il n’a jamais cru à une solution militaire. Et s’il a été mis en prison par les Pakistanais, il ne leur en veut pas, dans la vie, il y a des hauts et des bas. »
« Avant, on était dans nos montagnes »
La veille, les réseaux sociaux annonçaient la mort de son frère lors d’échanges de coups de feu au sein même du palais présidentiel avec le clan Haqqani, pilier du mouvement taliban très présent sur le grand Kaboul et l’est du pays. « Ce sont des bêtises, il va bien. Après, dans tous les mouvements, il peut exister des différences », glisse-t-il. Mais il concède que « l’après-victoire est plus propice aux militaires qu’aux politiques ». Son frère était pressenti pour devenir le chef du premier gouvernement taliban. Il n’est finalement que l’un des adjoints du premier ministre par intérim, le mollah Mohammad Hassan Akhund.
Dans Kaboul, entourée au loin par les montagnes, les anciens hors-la-loi talibans font maintenant la police. Comme il manquait de troupes dans la capitale afghane, le mouvement a dû faire venir du monde des provinces. On trouve ainsi une centaine de jeunes talibans du même district de Jaghatu, de la province du Wardak, au sein du poste de police du 10e district, au centre-ville. Reconnaissables par leurs tenues bigarrées et leurs armes qu’ils ne quittent jamais, ces soldats de base dorment au sein même du poste de police transformé en dortoir.
Visage rond et yeux rieurs quand on lui parle devant le poste de garde à l’entrée, Haidar, un gaillard aux larges épaules, se ferme d’un coup lorsqu’on le retrouve dans le grand bureau du chef de la police. C’est là que se trouve le cœur de l’ordre taliban. Là que son chef et un mollah, chargé de rappeler les règles de la charia aux plaignants et accusés qui défilent, prennent leur décision. Une mère et ses deux fils viennent dénoncer les coups et les menaces de mort des « gangsters panchéris » de leur quartier. Ils repartent avec une lettre à transmettre aux intéressés leur demandant de venir au poste, sinon les talibans iront les chercher.
Haidar, 20 ans, a rejoint les talibans quand il avait « 16 ou 17 ans » lorsqu’il fréquentait l’une des madrassas (école religieuse) de Jaghatu. « Mon père et mon cousin étaient déjà talibans, j’ai suivi. Avant, on était dans nos montagnes », dit-il devant son ami d’enfance Saïf Ul-Khaled, même âge, montagnard au teint mat, qui ajoute, « c’est la première fois que je viens à Kaboul, c’est cool et plus moderne que chez nous, y a des immeubles, des lumières, des marchés. Je préfère être ici ». Saïf a rejoint les talibans, début 2019, après la mort de son frère aîné, tué par une frappe de drone américain.
« Tout ennemi du pays est un ennemi de l’islam »
Ces jeunes sont encadrés par des hommes plus âgés au regard moins franc. Qari (titre attribué à ceux capables de réciter le Coran) Saïd, 36 ans, la peau claire, toujours en mouvement, est l’un d’eux. Son vrai visage surgit en marge d’une banale mission de contrôle routier, place Ansari, à Kaboul. Originaire de Maidan, la capitale du Wardak, il raconte avoir été le responsable des attaques suicides sur Kaboul et membre du réseau Haqqani. « J’ai vécu dix ans sous fausse identité. Puis j’ai été arrêté après l’attentat de Zanbaq square et j’ai fait quatre ans de prison à Bagram [ex-prison américaine] où j’étais dans la même cellule qu’Anas Haqqani, le frère de Sirajuddin [chef du réseau éponyme]. »
Le 31 mai 2017, un camion piégé explose place Zanbaq près de la zone où se trouvent les ambassades occidentales et le pouvoir afghan. Il provoque la mort de plus de cent cinquante personnes. Ce fut le pire attentat commis depuis la chute du régime taliban, fin 2001. Qari Saïd ne cille pas sur la question des victimes civiles et dément tout lien entre le réseau Haqqani et des groupes djihadistes : « C’était la guerre et Daech est en dehors de nos frontières. » L’homme ajoute : « Tout ennemi du pays est un ennemi de l’islam. »
Dans les rues des villes ou aux checkpoints sur les routes du pays, on voit surtout de très jeunes talibans. Les plus aguerris occupent souvent des bureaux climatisés et roulent dans des voitures confortables. Le maulawi (titre religieux)Zabihullah Nourrani est devenu, à Mazar-e Charif, le chef régional du ministère de la culture et de l’information pour six provinces du nord. Parlant bas, âgé d’une trentaine d’années, il a été formé dans une madrassa afghane et occupait les mêmes fonctions au sein du gouvernement taliban parallèle de la province de Balkh pendant l’insurrection.
« Le monde n’a pas compris que nous étions des résistants afghans. Nous sommes partis de rien. Les talibans n’ont pas été projetés par des puissances étrangères. Dans le Nord, les talibans sont d’ici. » Le maulawi Zabihullah ne dispose pas pour autant de domicile à Mazar-e Charif. Il suffit de venir le voir un vendredi matin pour apercevoir trois soldats talibans dormir sur les canapés du bureau alors qu’il vient lui-même à peine de se redresser.
Passé la méfiance initiale, les cadres talibans cèdent assez vite aussi à l’envie de se raconter. Toujours à Mazar-e Charif, Ahmad Wazir Safi, responsable de l’enseignement supérieur pour les six provinces du Nord, qui aime rappeler son nom de guerre « Abdullah », aura 30 ans fin 2021. Après des études de médecine, il est devenu professeur d’anglais et d’informatique à l’université. Dans le même temps, il siégeait à la commission éducation du gouvernement parallèle taliban pour la province de Balkh.
« J’ai rejoint le mouvement en 2009. Personne n’a jamais été forcé de joindre les rangs talibans. » Ses anciens camarades d’études ont découvert le 14 août 2021 qu’il était taliban. « On ne peut pas battre les Etats-Unis et leur première armée du monde si on n’est pas éduqués, jure-t-il. Nous n’avons pas besoin d’aller à Oxford, Cambridge ou Yale, l’Afghanistan a formé des gens intelligents, souvent avec l’aide des étrangers, qui ont mis leur savoir au service de la libération du pays. »
Les talibans veulent faire taire l’idée de dépendance à des puissances étrangères
Au sein du mouvement taliban, le soldat comme l’intellectuel estiment, l’un comme l’autre, que leur vertu leur a permis de gagner la guerre. « La raison de la chute du précédent gouvernement, c’est la corruption, estime Ahmad Wazir Safi. Je ne donnerai jamais un emploi pour d’autres raisons que la compétence. Et chez nous, il n’y a pas de seigneurs de guerre avec leur milice privée. Il ne peut y avoir qu’une armée et qu’une police. »
Une vertu soumise à rude épreuve. Selon Hamid, un gérant d’une station d’essence à Kaboul, les troupes de base n’ont pas d’argent. Il a vu des jeunes talibans lui demander juste « 2 ou 3 litres d’essence » faute de pouvoir payer plus. Désormais aux commandes du pays, les troupes ne peuvent plus percevoir les 10 % de taxes sur les revenus des entreprises (le « zakat »), des commerces, des ONG, etc. « Ils ne peuvent pas voler non plus même si parfois, comme au zoo, ils rentrent sans payer », ajoute le pompiste.
L’apparition au grand jour de l’armée talibane aura, enfin, révélé le degré d’infiltration de la société afghane par ses fidèles. Le commandant Saïd Khasul, au bord du lac de Qargha, raconte ainsi sa vie clandestine à Kaboul : « Nous n’avions aucune arme sur nous, que des téléphones cryptés pour échapper à la CIA, on rasait nos barbes, on avait des planques, des caches d’armes et des réseaux de soutien. »
Selon lui, le mouvement poussait ses membres à occuper des fonctions dans les administrations comme dans les forces de sécurité afghanes. « On avait des informateurs dans l’armée afghane et les forces étrangères, on avait aussi des ingénieurs, des médecins ou des professeurs qui servaient la cause. » Jaloux de leur souveraineté, les talibans veulent faire taire l’idée de dépendance à des puissances étrangères.
Dans la grande enclave du ministère des sports, à Kaboul, au sein de laquelle se trouve le grand stade où les talibans exécutaient en public, entre 1996 et 2001, lors de leur premier gouvernement, les femmes accusées d’adultère, Abdul Rahman, chef de la sécurité du ministère, relate comment il a réussi à cacher qu’il était taliban. « Pendant sept ans, ma propre famille ne savait pas ce que je faisais. Notre force a sans doute été notre capacité à nous fondre dans la société afghane. »
Il montre des photos de lui, cheveux courts, tenue anodine, le rendant, en effet, difficilement soupçonnable. « Je viens du Logar, j’étais chargé du transport des armes, des explosifs et des munitions pour la capitale. Mon chef me disait, tu vas donner ce matériel à tel endroit à telle personne, j’y allais seul, souvent dans un taxi lambda. Nous avions des passages secrets en ville et des renseignements sur la sécurité à Kaboul. »
« Nous avons vingt ans de préparation à l’exercice du pouvoir », explique Abdul Rahman, chef de la sécurité du ministère des sports
Il est arrêté, dans le Logar, en 2018 par les services secrets afghans. « Je me suis échappé quinze jours après, sans me mettre à table malgré les coups et les tortures à l’électricité. » S’il retrouvait celui qui l’a torturé, « je l’inviterai à prendre le thé, assure-t-il. Les talibans ont changé. Il y a eu une amnistie, nous avons l’expérience d’un premier gouvernement et de vingt ans de préparation à l’exercice du pouvoir. Sortir de la clandestinité, ça nous rajeunit ! »
Au pouvoir depuis un mois, les mollahs talibans gèrent encore les affaires de l’Etat comme celles de leurs villages. Les ministres talibans ne reçoivent pas sur rendez-vous. Le mieux est de venir tôt le matin, à l’improviste, comme nombre d’Afghans voulant régler leur problème. L’attente peut durer la journée voire deux. Mais la patience sera un signe de respect et si une oreille complice glisse au ministre qu’il a un intérêt à vous recevoir, la chance peut sourire.
Sûrs d’eux-mêmes, ils se sentent aujourd’hui invincibles. « Nous avons montré que nous savions faire la guerre et que l’on n’était pas mauvais en politique, non ? », lance, plein d’orgueil, Ahmad Wazir Safi, l’universitaire devenu le chef de l’enseignement supérieur pour le Nord. Il est vrai que les manifestations de rébellions ont cessé, à l’exception, peut-être, de cette scène de rue entrevue sur une artère du centre-ville de Kaboul qui longe les bureaux du gouverneur de la province.
A l’arrêt, un 4 × 4 blindé blanc flambant neuf plein de talibans armés patiente dans les bouchons. Remontant la file de véhicules, une petite mendiante de 8 ans, un fichu rouge sur la tête, ne laissant voir que son visage, s’arrête devant la voiture. Elle n’arrive pas à la hauteur du capot mais tape dessus, réclamant son obole. Les talibans lui font signe de déguerpir. Elle cogne encore plus fort. Faute de réponse, elle tente d’ouvrir les portes latérales. Un des passagers essaie de la chasser. En vain. Elle poursuit l’assaut en leur criant dessus et finit par obtenir du chef quelques billets glissés par la fenêtre. Elle repart, sans un regard et sans peur.
Jacques Follorou envoyé spécial à Kaboul