L’avocat, proche du Front de libération nationale (FLN), avait été défenestré en 1957 par les militaires français en pleine bataille d’Alger.
Par Frédéric Bobin et Olivier Faye
Publié hier à 11h31, mis à jour hier à 18h08
Le geste permettra-t-il de relancer le dialogue mémoriel entre la France et l’Algérie, qui semblait mal parti avec les controverses autour du rapport de l’historien de la guerre d’Algérie Benjamin Stora ? Emmanuel Macron a reconnu, mardi 2 mars, « au nom de la France », que l’avocat nationaliste algérien Ali Boumendjel a bien été « torturé puis assassiné » le 23 mars 1957, au plus fort de la bataille d’Alger, après avoir été « arrêté par l’armée française » et « placé au secret ».
Le chef de l’Etat a reçu à l’Elysée quatre petits-enfants d’Ali Boumendjel pour leur délivrer ce message que « Malika Boumendjel [la veuve d’Ali, décédée en 2020] aurait voulu entendre », selon les termes du communiqué de la présidence de la République.
Dans un geste comparable, M. Macron avait déjà reconnu, en septembre 2018, « au nom de la République française », que Maurice Audin, mathématicien membre du Parti communiste algérien (PCA) disparu le 11 juin 1957, avait été « torturé puis exécuté ou torturé à mort » par des militaires français, un drame « rendu possible par un système légalement institué ».
« La génération des petits-enfants d’Ali Boumendjel doit pouvoir construire son destin, loin des deux ornières que sont l’amnésie et le ressentiment, commente le communiqué de l’Elysée, diffusé dans la soirée de mardi. C’est pour eux désormais, pour la jeunesse française et algérienne, qu’il nous faut avancer sur la voie de la vérité, la seule qui puisse conduire à la réconciliation des mémoires. C’est dans cet esprit que le président de la République a souhaité faire ce geste de reconnaissance, qui n’est pas un acte isolé. »
L’appel à reconnaître la responsabilité de l’Etat français dans l’assassinat d’Ali Boumendjel est l’une des recommandations du rapport sur la réconciliation mémorielle franco-algérienne remis le 20 janvier par Benjamin Stora à M. Macron. Le chef de l’Etat avait demandé à l’historien de l’éclairer sur des gestes susceptibles de contribuer « à l’apaisement et à la sérénité de ceux que [la guerre d’Algérie] a meurtris, (…) tant en France qu’en Algérie ». Se méfiant des verdicts définitifs, M. Stora avait préconisé une « politique des petits pas », sous la forme de « passerelles » à dresser entre la France et l’Algérie « sur des sujets toujours sensibles » (disparus de la guerre, séquelles des essais nucléaires, partage des archives, coopération éditoriale, réhabilitation de figures historiques…).
« Une mesure spectaculaire »
L’accueil du rapport avait toutefois été pour le moins mitigé en Algérie. La presse avait publié nombre de points de vue critiques, dépités par la tiédeur manifestée par M. Stora sur la question des « excuses » réclamées à la France pour les « crimes de la colonisation ». Dans son rapport, l’historien ne recommandait pas expressément un tel acte de contrition. Il ne l’écartait certes pas – « ce geste symbolique [des excuses] peut être accompli par un nouveau discours » –, mais il estimait qu’il ne saurait « suffire à apaiser les mémoires blessées »,lui préférant une approche graduelle sur des dossiers tangibles.
La méthode n’avait pas convaincu le gouvernement algérien, dont le porte-parole, Ammar Belhimer, avait reproché au rapport d’être « non objectif » et « en deçà des attentes » d’Alger, car plaçant « sur un pied d’égalité la victime et le bourreau ». Face au concert de critiques qui augurait mal de la suite du processus, M. Stora avait confié au Monde qu’il était urgent que l’Elysée sorte de son silence en adoptant « une grande mesure spectaculaire », car il ne pouvait plus, lui, « continuer à prendre des coups, seul, en première ligne ». Il a apparemment été entendu avec l’annonce de la « reconnaissance » de l’assassinat d’Ali Boumendjel.
Emblématique, la figure de M. Boumendjel, qui fut l’ami du juriste René Capitant, l’est à bien des égards. Né en 1919 dans une famille kabyle installée dans l’Oranie, Ali Boumendjel a commencé une carrière d’instituteur – suivant les pas de son père et de son frère aîné – avant de se lancer dans des études de droit qui le conduiront au barreau. Militant nationaliste dans les rangs de l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) de Ferhat Abbas, il fut l’un des piliers de la rédaction de République algérienne, l’organe de presse du parti.
Après le déclenchement de l’insurrection par le Front de libération nationale (FLN) en 1954, il s’imposa à la cour d’appel d’Alger comme l’un des avocats les plus en vue des prisonniers indépendantistes, devenant même l’un des conseillers politiques de Abane Ramdane, figure politique centrale du FLN, selon l’historienne Malika Rahal, qui lui a consacré un ouvrage (Ali Boumendjel. Une affaire française, une histoire algérienne, Les Belles Lettres, Paris, 2010).
« Regarder l’histoire en face »
Arrêté le 9 février 1957, il a été placé au secret pendant quarante-trois jours dans un immeuble du quartier d’El Biar, à Alger, où il a été torturé par les militaires du 2e régiment de parachutistes coloniaux (RPC). Selon la version officielle, il se serait « suicidé » en se jetant du sixième étage de l’immeuble. En réalité, c’est le général Paul Aussaresses lui-même qui l’a fait précipiter dans le vide, selon l’aveu que ce dernier fera dans son ouvrage Services spéciaux. Algérie 1955-1957 (Perrin), qui fit scandale lors de sa parution en 2001. Avec le geste de M. Macron « au nom de la France », c’est désormais la République qui le reconnaît de la manière la plus solennelle.
Ce faisant, le chef de l’Etat crée quelque peu la surprise, alors qu’il commençait à être accusé de reculer par rapport à ses ambitions initiales. Après que son entourage l’a dépeint comme désireux de « regarder l’histoire en face », la petite phrase lâchée par l’Elysée à la suite de la remise des travaux de Benjamin Stora – « la reconnaissance oui, la repentance non » – avait semé le trouble.
Et si l’ancien ministre de François Hollande, finalement, se montrait plus soucieux de ménager l’électorat de droite, stratégique en vue de l’élection présidentielle de 2022 ? Depuis plusieurs mois, M. Macron s’était, en effet, arrogé la bienveillance de grands élus Les Républicains du sud-est de la France, une région où habitent de nombreux pieds-noirs ainsi que leurs descendants, comme le maire de Toulon, Hubert Falco, ou celui de Nice, Christian Estrosi.
Son propre premier ministre, Jean Castex, ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy, avait publiquement regretté, en novembre 2020, que « nous devrions nous autoflageller, regretter la colonisation ». « Nous sommes une nation, avec une histoire commune, qu’il faut assumer et dont on doit être fiers », assure aujourd’hui une ministre.
A en croire certaines sources, M. Macron, premier président de la République française à être né après la guerre d’Algérie, a toutefois bel et bien un agenda à scander sur la mémoire franco-algérienne. « C’est un acte très fort, mais c’est loin d’être le seul », assure un proche. Selon nos informations, le président de la République doit avancer « dans les jours, les semaines qui viennent », dixit un membre de sa garde rapprochée, sur une des préconisations du rapport Stora visant à permettre d’ouvrir et de déclassifier plus rapidement les archives de la période de la guerre d’Algérie, ainsi que d’en transférer certaines de l’autre côté de la Méditerranée. Cela dans le but de faciliter le travail des chercheurs français et algériens qui travaillent sur la mémoire du conflit. « Le président a toujours été sur la ligne d’ouvrir les archives, souligne un proche. Il veut lever les obstacles juridiques pour sortir des malentendus. »
« C’est un sujet générationnel pour lui », souligne-t-on dans son entourage. « Nous sommes un pays qui a un passé colonial et qui a des traumatismes qu’il n’a toujours pas réglés avec des faits qui sont fondateurs dans notre psyché collective, dans notre projet, dans notre manière de nous voir, avait assumé Emmanuel Macron dans son discours des Mureaux, en octobre 2020. La guerre d’Algérie en fait partie. »
« L’idée est de monter en puissance sur le sujet en 2022 », assure-t-on au sommet de l’Etat. Le 25 septembre, M. Macron doit présider les cérémonies de la Journée nationale des harkis. Mais c’est surtout la date du 19 mars 2022, soixante ans après la signature des accords d’Evian et du cessez-le-feu, qui se trouve dans toutes les têtes. La campagne présidentielle, où le chef de l’Etat est promis à un duel avec Marine Le Pen, battra alors son plein. L’occasion de se différencier par rapport à la présidente du Rassemblement national (RN), dont le parti a été cofondé par d’anciens membres de l’OAS et se montre opposé à toute logique de « repentance ».
« La repentance à outrance générera une exacerbation des tensions mémorielles », a d’ailleurs critiqué, mercredi, le maire RN de Perpignan, Louis Aliot, qui avait déjà dénoncé le rapport Stora comme « honteux ». M. Macron devra tenir bon sur ce front-là, sous peine de laisser s’installer plus à gauche le soupçon de pusillanimité, impression que son silence initial sur le rapport Stora avait commencé à nourrir.
Frédéric Bobin et Olivier Faye