Par Muhammad Shehada, le 29 novembre 2021
Beaucoup de jeunes Palestiniens risquent leurs vies en mer ou sont contraints à rester dans les limbes sans fin d’un camp européen, tout cela pour échapper à la monstruosité qu’est le blocus de Gaza, écrit Muhammad Shehada.
Dimanche 14 novembre au matin, des Gazaouis de toutes les tendances politiques et de tous les milieux ont déferlé sur la maison d’Ayman Abu Rujaiyla à Khan Younis pour suivre les funérailles de son fils Anas.
Le corps d’Anas, pleuré comme « martyr », a été rejeté sur le rivage de la Turquie le 9 novembre. Deux jours plus tôt, le corps de son voisin, Abu Adham al-Farra, un mari et un père, avait été découvert de même sur une plage turque.
Les deux hommes avaient embarqué le vendredi précédent sur un canot impropre à la navigation sur mer et sans compas depuis Bodurm, en Turquie, avec neuf autres Gazaouis, espérant atteindre l’île grecque de Cos et y demander asile. Leur bateau a chaviré à mi-chemin et les passagers se sont égarés en mer dans l’obscurité, luttant pour leur vie jusqu’à ce que trois d’entre eux se noient. Les autres ont été capturés par les autorités turques.
Le seul désir des trois victimes était de vivre ; ils sont morts tout en essayant désespérément de trouver un moyen d’existence pour eux-mêmes et leurs familles.
Le public gazaoui a été choqué jusqu’aux tréfonds par un court enregistrement audio de l’un des survivants, Yahia Barbakh. D’une voix angoissée et en panique, il disait à sa mère qu’ils étaient en train « de se noyer en mer depuis deux heures », pendant lesquelles il a vu, impuissant, son voisin et ami Abu Adham mourir devant ses yeux.
« Abu Adham est mort. Il s’est noyé, maman … Les poissons l’ont dévoré … Il est parti … Dis-le à sa famille », a-t-il dit.
La peine et l’angoisse dans la voix de Yahia ont résonné profondément dans la population assiégée de Gaza. Des foules géantes se sont rassemblées aux funérailles d’Anas parce que la plupart des jeunes Gazaouis peuvent facilement s’identifier à son histoire tragique. Ils sont intimement familiers avec le désespoir qui a poussé ces 11 demandeurs d’asile à risquer leur vie sur un canot impropre à la navigation en mer pour échapper à la gueule du requin en lequel le blocus d’Israël a transformé Gaza.
Bien que faisant partie des populations les plus éduquées de la région, la jeunesse de Gaza a été privée d’avenir et rendue inemployable par 15 ans de siège israélien draconien, ponctué d’attaques militaires périodiques qui ont compromis l’économie de l’enclave et broyé son infrastructure.
Les Nations Unies estiment que le blocus d’Israël a coûté à lui seul à Gaza plus de 16,7 milliards de dollars [14, 5 milliards d’euros] entre 2007 et 2018 (plus que le PIB entier de la Palestine, qui est de 15,56 milliards de dollars). Les restrictions et les sanctions arbitraires d’Israël sont aggravées par le ciblage israélien répété des installations économiques et de l’infrastructure vitale de Gaza, les deux ayant eu des conséquences désastreuses sur les moyens d’existence et la force de travail de la population.
Atteignant 44,7%, les taux de chômage vertigineux de Gaza sont parmi les plus élevés au monde, deux-tiers des femmes et des jeunes étant sans emploi. Les taux de pauvreté de Gaza, sans précédent, indiquent aussi un désastre humanitaire, où 80% de la population est dépendante des aides.
Cela s’ajoute à une longue liste de crises causées par l’homme, comme les pénuries d’électricité pour plus de la moitié de la journée, des niveaux de contamination de l’eau approchant des 97%, sans mentionner le risque de perdre sa vie à chaque seconde dans une frappe aérienne, une attaque de drones ou des tirs de l’artillerie.
C’est pourquoi la jeunesse gazaouie meurt littéralement d’échapper au siège draconien d’Israël qui a transformé l’enclave en un taudis inhabitable. C’est pourquoi onze Gazaouis ont choisi de tenter leur chance sur ce que les Palestiniens appellent un « bateau de la mort » et de reprendre leur destin en mains plutôt que de continuer à mourir lentement à Gaza. Dans les camps de fortune en France près de Calais et de Dunkerque, des migrants s’enterrent, attendant leur chance pour se précipiter à travers la Manche, malgré les morts d’au moins 27 personnes cette semaine…
Le gouvernement israélien tuant toute chance à Gaza de développement ou même d’une survie basique, les choix qui restent à cette jeunesse sont soit de se noyer en mer, soit de se noyer dans les dettes, le désespoir, le besoin et le manque.
Un telle traversée n’est pas bon marché. Comme un nombre croissant de jeunes Gazaouis désespérés, les victimes de ce bateau de la mort ont voyagé vers la Turquie avec un visa touristique qui coûte à peu près 200 dollars [176 euros] à Gaza. Certains paient ensuite de 500 à 1200 dollars [450 à 1100 euros] de plus aux Egyptiens comme pot-de-vin pour être autorisé à quitter Gaza plus rapidement, et après cela, des centaines de dollars sont payés dans des navettes et des avions pour atteindre la Turquie. Ces chiffres sont astronomiques si on les met en rapport avec l’économie dégradée de Gaza et la jeunesse à court d’argent, dont les familles vendent d’ordinaire beaucoup de ce qu’elles possèdent et empruntent lourdement de l’argent pour financer ce voyage.
Anas, par exemple, a été coincé en Turquie pendant 11 mois, incapable d’obtenir un permis de résidence qui lui aurait permis de trouver du travail. Il vivait sur de maigres transferts d’argent emprunté par sa famille à des amis et à des voisins. Il a eu ensuite à payer 1500 dollars [1300 euros] à des passeurs pour être autorisé à embarquer sur le canot qui a pris sa vie. Sa famille, le cœur brisé, est maintenant abandonnée avec la souffrance de perdre un être cher et l’angoisse d’être confrontée à des dettes importantes à rembourser pour l’argent qu’ils ont emprunté en espérant l’envoyer en Europe.
Ce qui est encore plus poignant est le fait qu’Anas et ses amis ne voulaient pas quitter Gaza, mais se sentaient contraints à le faire. Dans un ancien enregistrement de Yahia, il dit à sa mère tout en pleurant qu’il se sentait « brûlé vif » dans sa tentative d’évasion. « Je veux retourner à Gaza, O Dieu ! Je le jure. Gaza est mieux pour moi », disait-il.
Si ces jeunes Gazaouis avaient eu même la moindre apparence d’une vie normale à Gaza ou la moindre chance de se garantir le plus petit minimum vital, ils ne seraient jamais partis.
Alors qu’ils risquaient leur vie, les passagers de ce canot de la mort savaient probablement que même s’ils avaient réussi à atteindre la Grèce, cela aurait été loin de conduire à une fin heureuse pour leur histoire.
Dans les dernières années, les pays de l’UE comme la Grèce, Malte et l’Italie sont devenus de plus en plus inhospitaliers et hostiles vis-à-vis des demandeurs d’asile et des réfugiés. Le gouvernement grec a été accusé d’adopter les refoulements et la violence contre les demandeurs d’asile, en tant que politique de facto aux frontières. Ceux qui réussissent à traverser sont ensuite placés indéfiniment dans des camps peu sûrs et des centres de détention en attendant que leurs demandes soient traitées. Les conditions dans la plupart de ces camps sont consternantes, c’est le moins qu’on puisse dire, les migrants y souffrant de surpopulation, d’un accès inadéquat à de la nourriture, à de l’eau courante ou à l’hygiène de base.
C’est pourquoi il devrait être très révélateur des conditions actuelles de vie à Gaza que le blocus ait réduit les rêves et les aspirations d’une génération entière à être indéfiniment coincée dans un camp en Grèce. Cette monstruosité doit se terminer immédiatement et sans condition.
Muhammad Shehada est un écrivain et analyste palestinien de Gaza et Directeur des Affaires de l’UE à Euro-Med Human Rights Monitor.
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Les opinions exprimées ici sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de The New Arab et de son comité éditorial ou de son personnel.
Traduction CG pour l’Agence Media Palestine
Source : The New Arab