Dans un entretien au « Monde », la philosophe indienne affirme que l’idée de « majorité hindoue » est un « canular » permettant aux hautes castes de maintenir la ségrégation et l’exploitation des basses castes.
Divya Dwivedi est une philosophe et autrice indienne, professeure à l’Institut indien de technologie de Delhi. Elle a publié, avec Shaj Mohan, Gandhi and Philosophy : On Theological Anti-politics (« Gandhi et la philosophie : de l’antipolitique théologique », Bloomsbury Academic, 2019, non traduit). Elle est l’éditrice de la revue multilingue Philosophy World Democracy qu’elle a cofondée avec, notamment, Shaj Mohan, Jean-Luc Nancy, Achille Mbembe, Mireille Delmas-Marty et Monique Canto-Sperber.
Dans un article paru dans le magazine « The Caravan », vous affirmez que l’hindouisme date du début du XXe siècle. Les Veda, les textes « révélés », fondateurs de cette religion, sont pourtant très anciens…
Les Veda ont été composés entre 1500 et 500 avant J.-C. par un peuple qui, après avoir migré depuis les steppes eurasiatiques, a envahi le sous-continent. Ils se sont nommés « Aryens » et ont appelé leur langue « arya », laquelle est liée au sanskrit classique. Leur religion peut être appelée à juste titre « védique ». Ces textes révèlent déjà la hiérarchie imposée à la populationde cette époque, considérée comme des serviteurs, des esclaves et des démons. Le système des castes était conçu comme une forme d’apartheid racialisé et ritualisé pour assurer l’hégémonie des envahisseurs védiques aryaphones et de leurs descendants sur la majorité des habitants du sous-continent. Lire aussi Article réservé à nos abonnés En Inde, le mensuel « The Caravan » est harcelé par la police
Dans cet ordre social millénaire, les basses castes et les intouchables n’avaient pas le droit d’apprendre les Veda. Ils étaient exclus de toutes les activités sociales et collectives, ainsi que des lieux de culte, comme les temples, et se voyaient refuser l’accès aux ressources, telles que la terre, l’eau potable, les routes. De plus, ils étaient confinés aux métiers héréditaires de leur caste. Les castes supérieures pouvaient ainsi exploiter le travail de ceux-là mêmes qui étaient exclus de la vie collective. Dire que cette idéologie raciste est la religion de ceux qu’elle a opprimés est une mauvaise plaisanterie : cela revient à dire que l’esclavage américain était une pratique religieuse consensuelle !
De fait, les castes inférieures – le peuple prévédique et les tribus vivant dans le sous-continent – possédaient leurs propres rituels, dieux, traditions sacrées et religions. A partir de la fin du XVIIIe siècle, les colons anglais ont cherché, à des fins statistiques, à créer un seul code religieux pour les peuples non musulmans et non chrétiens. Suivant leur interprétation erronée, ils ont proposé la religion « hindoue ». Au début, les brahmanes – la caste des prêtres qui font la loi – s’y sont fortement opposés en affirmant que leur religion « aryenne » ne devait pas être polluée en lui accolant les basses castes. Cen’est qu’avec l’émergence du système politique moderne, au début du XXe siècle, que les hautes castes ont réalisé qu’être une élite minoritaire, environ 10 % de la population, allait mettre fin à leur domination. Ils ont donc adopté et promu la religion « hindoue » dans le but de dissimuler leur statut minoritaire.
Vous comparez la « majorité hindoue » à un « canular » fabriqué par les hautes castes…
L’organisation féodale du pouvoir avait garanti la suprématie des hautes castes. Cette organisation a été bouleversée par les réformes coloniales : éducation moderne, modèles d’emploi non traditionnels, lois contre la discrimination de caste et, à partir de XXe siècle, une autonomie croissante basée sur la représentation proportionnelle. Désormais, le pouvoir allait être partagé entre les divers groupes en fonction de leur nombre. Or les recensements coloniaux ont révélé que les hautes castes ne représentaient qu’une petite minorité par rapport aux autres castes et communautés.
« En 1911, les hautes castes ont craint de perdre leur position dominante et jugé nécessaire d’inventer une “majorité hindoue” factice qu’ils pourraient représenter et diriger »
Partout en Inde, les basses castes ont alors commencé à contester leur oppression, à critiquer les textes religieux des hautes castes et à se mobiliser en masse. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là, en 1911, que les hautes castes ont craint de perdre leur position dominante et jugé nécessaire d’inventer une majorité factice qu’ils pourraient représenter et diriger. La « majorité hindoue » est donc un canularleur permettant de proclamer une catégorie religieuse qui incluait les basses castes, tout en maintenant la ségrégation et l’exploitation de ces dernières.
Une religion est constituée lorsque des traits suffisamment distincts correspondent à une population qui paraît y adhérer. L’hindouisme n’est pas une invention coloniale, il est plutôt issu des hautes castes manipulant les techniques coloniales, telles que le recensement. Les réformes coloniales ont été âprement combattues par les hautes castes. Aujourd’hui encore, une grande partie de la théorie postcoloniale est produite par des universitaires appartenant aux castes supérieures. Lire aussi Article réservé à nos abonnés L’Uttar Pradesh, laboratoire de l’extrémisme hindou
Quel a été le rôle du Mahatma Gandhi (1869-1948) dans cette construction et dans le maintien du système de castes et de la domination des classes supérieures ?
Gandhi a défendu le système des castes. Il l’a érigé comme étant le génie indien, la force d’âme et la source de la non-violence. Il faisait valoir que l’hindouisme n’avait aucun sens sans le système de castes. Sa non-violence exigeait l’interdiction des mariages mixtes et des repas mixtes, qu’il jugeait comme les forces maléfiques du métissage et de la modernité.
Pour comprendre le rôle de Gandhi, il faut se souvenir de ses mots à l’égard du peuple juif, en 1938, alors que l’Holocauste était imminent. Dans son journal, Gandhi demandait aux juifs de se soumettre à l’anéantissement, écrivant que « si l’esprit juif pouvait être préparé à la souffrance volontaire, même le massacre (…) pourrait se transformer en un jour d’action de grâce et de joie parce que Jéhovah a œuvré à la délivrance de la race même aux mains du tyran ».
Il faut aussi rappeler ses actions racistes envers les Noirs d’Afrique du Sud, contre lesquels il soutenait le gouvernement colonial de ce pays. Il demandait que « les métis et les kaffirs [Noirs], qui sont moins avancés que nous », soient séparés des Indiens dans les prisons. L’antisémitisme, le racisme et le castéisme de Gandhi trouvent leur origine dans son adhésion à la doctrine aryenne. Selon lui, les « Aryens » indiens étaient les cousins des « Aryens » européens. La critique de la modernité et du colonialisme par Gandhi est indissociable de son castéisme. La même attention doit être portée à Gandhi et au système de castes indien qu’[au philosophe allemand] Martin Heidegger [1889-1976] et aux racismes en Europe.
En suivant votre logique, les nationalistes au pouvoir qui promeuvent l’« hindutva » – l’idéologie d’une Inde hindoue – ne sont pas motivés par des objectifs religieux, mais par la volonté de maintenir la domination de caste ? Comment comprendre alors la polarisation religieuse, observée depuis l’arrivée au pouvoir du Bharatiya Janata Party (Parti indien du peuple, BJP) en 2014 ?
En Inde, les pogroms contre les dalits – les anciens intouchables –, les musulmans, les chrétiens, les sikhsse sont régulièrement produits avec le consentement tacite de l’Etat, même avant 2014. Ce phénomène s’est désormais intensifié. Les nationalistes hindous s’opposent aux conversions non par concurrence religieuse ou par haine des monothéismes, mais parce que, depuis le XIXe siècle, les castes inférieures et les tribus se sont converties à l’islam ou au christianisme pour échapper à l’oppression et à l’humiliation des castes.
« L’ordre des castes est une réserve millénaire de richesse et de prestige pour les hautes castes, qui ne peut être inversée par quelques années de discrimination positive »
Le Parti du Congrès et le BJP ont légiféré contre les conversions religieuses, suivant en cela les principes de Gandhi. Si les premiers mouvements anti-castes n’avaient pas été écrasés, l’Inde moderne aurait suivi un destin égalitaire. Au lieu de cela, l’invention d’une majorité hindoue factice a fait des minorités religieuses – musulmans, sikhs et chrétiens – des ennemis de l’intérieur. La polarisation religieuse s’est accompagnée de persécutions des minorités pour cacher que la véritable majorité de l’Inde, ce sont les castes inférieures. En politique, un canular fait toujours des victimes. La question des castes traverse toutes les religions en Inde. Elle n’est pas abordée car cela déplacerait l’attention de la religion vers la caste, qui est notre problème le plus important.
Comment expliquer la persistance du système de castes, malgré les politiques de discrimination positive mises en œuvre depuis plus d’un siècle, l’urbanisation et l’occidentalisation d’une partie de la jeunesse ?
Le mouvement historique pour l’autodétermination politique des dalits, conduit dans les années 1930 par BabasahebAmbedkar [juriste et homme politique indien (1891-1956)], a été défait par Gandhi. Plutôt que d’instituer des électorats séparés pour élire leurs propres leaders, comme le proposait Ambedkar, les dalits ont été contraints d’accepter une politique moins émancipatrice, celle des « réservations » [quotas]. Elle s’applique aux emplois publics et aux établissements d’enseignement. Mais les opportunités sont limitées et ont encore diminué avec la libéralisation de l’économie et les privatisations, dans les années 1990. Et les personnes bénéficiant des quotas sont stigmatisées. Lire aussi
L’ordre des castes est une réserve millénaire de richesse et de prestige pour les hautes castes, qui ne peut pas être inversé par quelques années de discrimination positive. Les castes supérieures, moins de 10 % de la population indienne, occupent 90 % des postes dans le monde universitaire, les médias, le système judiciaire. Nos centres urbains sont des cartes héritées de ces inégalités, de la pauvreté et de l’humiliation. On reproche à l’occidentalisation d’éloigner les Indiens de la tradition, par exemple quand de jeunes amoureux transgressent les barrières traditionnelles de castes. Ils s’exposent alors aux pires dangers : des couplesmixtes sont régulièrement tués pour protéger la pureté des castes. L’ordre des castes est son propre moyen et sa propre fin. L’Inde attend toujours unerévolution sociale, après laquelle on pourrait dire qu’il s’agit d’un pays indépendant, peupléde gens libres.
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Sophie Landrin(New Delhi, correspondante)