TAbdul Saboor chez lui à Paris, en mars 2021. © 2021 Jeremy Suyker
Michael Garcia Bochenek Michael Garcia Bochenek
Conseiller juridique senior, division Droits des enfants
Cela fait cinq ans, ce mois-ci, que les autorités françaises ont démantelé le vaste campement de migrants surnommé « la Jungle », envoyant des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants vers des centres d’accueil dans tout le pays. Mais comme l’attrait du nord de la France réside dans sa proximité avec le Royaume-Uni, les migrants sont revenus dans la région presque immédiatement.
Abdul Saboor, un photographe de 29 ans qui passe beaucoup de temps à Calais, y a documenté la vie quotidienne des campements, ainsi que de ceux qui se situent près de Grande-Synthe, où les personnes subissent expulsions massives et autres harcèlements policiers routiniers.
7 octobre 2021
Abdul me donne rendez-vous à Paris, où il vit, pour me montrer son travail. Il sort des images qu’il a prises en février, alors que la neige tapissait le sol et recouvrait les tentes et les bâches que les migrants utilisent pour s’abriter. « Un jour, alors qu’on était au camp, où vivait un groupe de garçons afghans, on a entendu dire que certains d’entre eux avaient raté la distribution de nourriture », me raconte-t-il. « On leur a apporté du pain et du thé. Il faisait tellement froid, ce jour-là, et ils étaient affamés. »
Marquant un temps de silence devant la photo d’une femme et de ses deux enfants, il commente : « Je les ai photographiés alors qu’ils marchaient pour aller chercher de la nourriture. Leur histoire m’a fait penser à l’époque où j’étais réfugié, quand j’étais enfant. »
Cela faisait des mois que j’entendais parler d’Abdul par les bénévoles des associations humanitaires de Calais. Ils me disaient souvent qu’il était un des rares photographes à pouvoir gagner la confiance des personnes installées dans les campements de migrants du nord de la France.
Cela n’a rien d’étonnant : il s’est déjà trouvé dans leur situation.
Il est né alors que sa mère fuyait l’Afghanistan pour la sécurité relative du Pakistan, où il a appris l’anglais et passé la majeure partie de son enfance. Après son retour en Afghanistan, il a travaillé comme interprète pour l’OTAN, jusqu’à ce que les talibans le prennent pour cible. « On m’a tiré dessus trois fois et mon cousin a été tué », m’a-t-il raconté. « Alors ma mère m’a dit qu’il était temps que je m’en aille. »
« J’ai franchi la frontière pour entrer en Iran, puis continué vers la Turquie, la Bulgarie, la Serbie, la Croatie, la Slovénie puis l’Italie », avant d’arriver en France, m’explique-t-il – un périple qui a duré deux ans.
En Serbie, « je voyais tous ces bénévoles qui venaient nous aider. Je me suis dit : ‘Puisque je suis là, pourquoi ne pas faire pareil ?’ Alors je me suis porté volontaire dans une cuisine ».
« Une des bénévoles se baladait partout avec une caméra et je lui ai demandé ce qu’elle faisait », se souvient-il. « Elle m’a dit qu’elle tournait un documentaire. » Plus tard, cette bénévole lui offre un de ses appareils photos. Il est plutôt abîmé et il faut de la patience pour qu’il fasse correctement la mise au point, mais Abdul est aux anges.
Il commence à photographier des scènes de sa vie de tous les jours. « Elle m’avait parlé de l’importance de connaître son sujet. Or la vie dans un camp de réfugiés, c’est un sujet que je connaissais très bien. »
Son œuvre est saisissante. Comme le fait remarquer le texte de présentation d’une exposition présentant certaines de ses photographies de Serbie, « le contraste entre ces gestes du quotidien, saisis dans leur simplicité et leur évidence, et l’anormalité de la situation, n’en est que plus fort ».
Quand Abdul a quitté l’Afghanistan, il n’avait aucune destination précise en tête. « Il me semblait que, peu importe où j’irais, il n’y avait aucun endroit où j’étais le bienvenu. Je ne savais pas que je pouvais demander l’asile. » Il rencontre finalement un autre Afghan qui lui explique les procédures d’asile françaises et l’encourage à déposer sa demande.
Il part s’installer à Calais pendant qu’il attend la décision. « C’était vraiment triste d’être là-bas », témoigne-t-il, évoquant le camp de migrants où il vivait. « La vie était tellement difficile pour tout le monde. C’était dur de croire que c’était l’Europe. »
À Calais, comme il l’avait fait en Serbie, il commence à aider les bénévoles. Il passe la plupart de son temps auprès de Refugee Community Kitchen et, sur des périodes plus courtes, avec HRO, Utopia 56 et dans d’autres groupes, gardant toujours son appareil photo à portée de main.
Il passe souvent des heures avec les gens qu’il photographie et, il est capable de raconter en détail ce qu’il a observé et ce qu’ils lui ont dit. Me parlant d’un groupe de garçons maliens qu’il a rencontré en juillet, il évoque la façon dont l’un d’eux se servait d’un couvercle de boîte de conserve comme couteau. « Il avait l’air d’un bon cuisinier. C’est certain, il l’avait déjà fait auparavant. »
Au départ les autorités françaises avaient accordé à Abdul la « protection subsidiaire », un statut temporaire destiné aux personnes qui risquent la torture et d’autres graves abus dans leur pays d’origine. Avec l’aide d’un avocat, à l’issue d’un processus de quatre années, il a obtenu le statut de réfugié. « Attendre, c’était ça, le plus difficile », me confie-t-il. « Je ne cessais de me demander : ‘Et si en fait j’attends pour rien ?’ »
« Les gens des camps de Calais ont beaucoup de temps devant eux sans rien à faire, alors j’ai suggéré qu’on apporte un vidéoprojecteur pour leur passer des films », me dit-il. « C’est quelque chose qui les distrait, qui leur fait oublier leur situation, c’est pour eux quelque chose à faire, pour penser un peu à autre chose qu’à la police et à leur vie affreuse. »
Quand j’ai pu recontacter Abdul au téléphone en septembre, il était à Marseille avec la compagnie théâtrale Good Chance, participant à la portion française deThe Walk, un festival artistique itinérant qui a démarré en Turquie et terminera son voyage au Royaume-Uni.
Il est important de témoigner des épreuves et des abus que rencontrent régulièrement les réfugiés et les migrants, m’explique-t-il, mais il veut aussi dépeindre des moments d’espoir et de bonheur, aussi fugaces soient-ils.
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Les photographies d’Abdul Saboor ont été présentées dans plusieurs expositions, dont l’une était organisée par le ministère français de la Culture. On peut également voir ses images sur son site web et sur Instagram.