Par Sandrine Morel (Pays Basque, Barcelone et Madrid, envoyée spéciale)

Publié aujourd’hui à 02h32, mis à jour à 12h53

Reportage De 2011 à 2012, le gouvernement socialiste avait rendu possibles ces « rencontres restauratives ». Après une interruption décrétée par les conservateurs, de nouvelles sont en préparation.

Autour de la stèle érigée au sommet du mont Burnikurutzeta, au Pays basque espagnol, une trentaine de proches étaient venus, ce 29 juillet 2014, rendre hommage à Juan Mari Jáuregui. Comme chaque année depuis son assassinat, le 29 juillet 2000, de deux balles dans la tête, alors qu’il se trouvait attablé avec un ami dans le restaurant Le Fronton, à Tolosa, dont il avait été conseiller municipal socialiste. Il y avait là sa veuve, sa fille, des amis et des camarades de parti. Et il y avait aussi l’un de ses assassins.

Mal à l’aise dans son polo bleu, une main dans la poche de son jean, le regard baissé, Ibon Etxezarreta s’est approché de la stèle, maintes fois profanée par des séparatistes fanatiques, sur laquelle sont gravés, autour d’une croix basque, quelques mots rédigés en euskera, la langue basque : « Ceux qui t’aimaient se souviennent de toi. » Et cet ancien militant séparatiste du groupe terroriste Euskadi ta Askatasuna – plus connu sous le sigle ETA (« Pays basque et liberté ») –, grand et costaud, les cheveux noirs et raides coupés court, y a déposé des fleurs.

Encourager la dissidence

Condamné à plus de 390 ans d’emprisonnement pour sa participation à une vingtaine d’attentats et cinq assassinats, Ibon Etxezarreta bénéficiait ce jour-là d’un permis de sortie. La veuve de Juan Mari Jáuregui, Maixabel Lasa, lui avait donné rendez-vous au milieu des collines vertes pour l’accompagner à l’hommage intime qu’elle a coutume de rendre à son époux, « son seul et unique amour ».

« Les repentis ne ressemblent plus en rien à ceux qu’ils ont été », souligne, sept ans plus tard, Maixabel Lasa, assise dans le bar des anciens de Legorreta, village de 1 400 habitants situé à une trentaine de kilomètres de Saint-Sébastien (Donostia, en basque), où elle vit toujours, dans la même maison qu’elle habitait avec son mari.

Espagne, Legorreta, 12 novembre 2021, Portrait de Maixabel Lasa photographiée dans son village au Pays Basque

Comment la veuve d’une victime de l’ETA a-t-elle pu inviter l’un des tueurs de son mari à se recueillir avec ses proches et comment ce dernier a-t-il eu le courage de s’y rendre ? En 2009, afin d’encourager une réflexion critique parmi les prisonniers du groupe terroriste, le ministre de l’intérieur, Alfredo Pérez Rubalcaba, membre du gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero, a pris une décision osée : rassembler dans une même prison du Pays basque – celle de Zaballa, à Nanclares de Oca – une trentaine de prisonniers en rupture avec l’organisation terroriste et se disant prêts à demander pardon et à payer les indemnisations aux victimes prévues par les tribunaux.

Une manière, aussi, d’encourager la dissidence. Durant les mois qui ont suivi, plusieurs d’entre eux ont signé des lettres publiques de rejet de la violence et de démission de l’organisation des prisonniers de l’ETA, l’EPKK. Deux ans plus tard, certains de ces repentis ont fait un pas supplémentaire en demandant à rencontrer des victimes.

853 victimes assassinées, des milliers de blessés

Entre 2011 et 2012, quatorze « rencontres restauratives » ont ainsi été organisées par le ministère de l’intérieur avec l’implication du Bureau des victimes du terrorisme du gouvernement basque, dirigé alors par Maixabel Lasa. Mais, après l’arrivée au pouvoir du conservateur Mariano Rajoy, le dispositif, critiqué par la droite, a été ­brusquement interrompu. Aujourd’hui, alors que, entre-temps l’ETA a annoncé, le 20 octobre 2011, la fin de la violence, puis s’est officiellement dissous en 2018, le département des institutions pénitentiaires du gouvernement espagnol, mené par le socialiste Pedro Sánchez, prépare de nouvelles rencontres, dans la plus grande discrétion. Au moins une vingtaine de prisonniers seraient concernés, selon le quotidien El País. Lire aussi Qu’est-ce que l’organisation séparatiste basque ETA ?

Née en 1959, l’organisation séparatiste basque ETA, d’inspiration marxiste, revendiquait à l’origine la « libération » du peuple basque dans le contexte de la dictature franquiste, avant de devenir un groupe terroriste. Ses attentats ont d’abord ciblé les forces de l’ordre, puis des hommes politiques, juges, journalistes et citoyens lambda. Les rencontres restauratives sont une façon de travailler sur les séquelles de quarante ans de violences : la douleur des familles des 853 victimes assassinées entre 1968 et 2010, les milliers de blessés que l’organisation terroriste a laissés derrière elle, mais aussi le sort des 187 étarras (militants de l’ETA) encore incarcérés dans les prisons espagnoles (s’y ajoutent une trentaine d’autres en France).

Pour ceux qui ont vécu l’expérience de 2011, il ne fait aucun doute que ces rencontres ont été utiles. Pour les victimes et leurs bourreaux, mais aussi pour la société, en délégitimant le terrorisme. « Si l’on avait continué à travailler sur les rencontres restauratives, il y aurait certainement bien plus de repentis », regrette Maixabel Lasa.

« Sortir de la spirale de la haine »

Iñaki García Arrizabalaga fut la première victime à y participer. Son père, Juan Manuel García Cordero, fut séquestré et sauvagement assassiné d’une balle dans la tempe, attaché à un arbre, sur le mont Ulia, à Saint-Sébastien, par les commandos autonomes anticapitalistes, une émanation de l’ancien front ouvrier de l’ETA, le 23 octobre 1980. Directeur du siège local de l’entreprise de communication espagnole Telefónica, père de sept enfants âgés de 12 à 25 ans, sans engagement politique, Juan Manuel García Cordero fut choisi pour cible en tant que symbole de la présence de l’État au Pays basque, sans avoir reçu de menaces préalables. Iñaki n’avait que 19 ans.

Scène de l’assassinat de Juan Manuel García Cordero, à Saint-Sébastien (Espagne), le 23 octobre 1980. EFE

« Début 2011, avec un groupe d’une dizaine de victimes, j’ai été convoqué par le bureau des victimes du terrorisme. Une médiatrice nous a expliqué qu’à Nanclares une série de prisonniers avaient entrepris une réflexion profonde sur les dommages causés par l’ETA et voulaient parler avec nous. Elle nous a laissé quelques jours pour y réfléchir. Certains ont refusé d’emblée, se souvient l’homme, aujourd’hui âgé de 59 ans, dans un bureau de l’université de Deusto, à Saint-Sébastien, où il enseigne le marketing. À l’époque, l’ETA n’avait pas encore déclaré la fin de la violence et je pensais qu’il fallait essayer quelque chose de nouveau pour sortir de la spirale de haine. Alors j’ai accepté. »

Espagne, San Sebastián, 12 novembre 2021, Portrait d’Iñaki Garcia Arrizabalaga photographié chez sa mère devant un portrait de son père Juan Manuel Garcia Cordero, peint par Ana Marìa Parra

S’ensuivent quatre longues réunions avec les médiateurs, au cours desquelles Iñaki García Arrizabalaga revient sur son histoire, exprime ses sentiments et réfléchit sur le sens de la réinsertion, de la paix, de la seconde chance ou de la peine de mort. Pourtant, la haine avait bien failli l’engloutir dans les années 1980. « Dans la rue, on entendait à chaque attentat des “gora ETA” [“vive l’ETA”]. Des gens avaient collé des affiches sur ma bicyclette pour justifier l’assassinat de mon père. Je rejetais ce monde en bloc et ce rejet s’est transformé en haine. La haine t’aliène sans que tu en sois conscient, et je m’y enfonçais », se souvient-il.

Sur le terrain humain et émotionnel

Le 25 mai 2011, Iñaki García Arrizabalaga, devenu entre-temps membre de l’association Gesto por la paz (Geste pour la paix), a rencontré Fernando de Luis Astarloa, condamné en 1990 à vingt-neuf ans d’emprisonnement pour deux assassinats, sans relation avec celui de son père. « Lorsque j’ai appris qu’Astarloa avait commis des crimes de sang, cela m’a choqué et j’étais réticent à l’idée de le rencontrer, se souvient-il. Je voulais d’abord m’assurer de trois choses : que la rencontre n’ait pas lieu dans la prison, que le prisonnier s’y rende de son plein gré et qu’il n’en tire aucun avantage pénitentiaire, car je ne voulais pas être utilisé pour qu’il raccourcisse sa peine. »

« La justice classique a échoué en ce qui concerne ma famille et cela reste très douloureux. L’assassinat de mon père fait partie des quelque 370 meurtres attribués à l’ETA encore non résolus… » Iñaki García Arrizabalaga

Le programme était clair sur ce point : les rencontres n’entraîneraient aucun bénéfice pour les prisonniers, afin que leur engagement soit sincère et désintéressé.Aux repentis, les médiateurs avaient préalablement demandé des détails sur leur ­parcours, les raisons de leur engagement au sein de l’ETA, le nombre de leurs victimes, s’ils ­célébraient les attentats, s’ils avaient regardé la personne qu’ils allaient assassiner dans les yeux avant de tirer, quand s’étaient-ils rendu compte du mal qu’ils avaient causé ou encore quelle peine de prison se seraient-ils infligée s’ils avaient été à la place des juges. L’objectif étant de leur faire abandonner les justifications politiques pour les emmener sur le terrain humain et émotionnel.

Pour Iñaki García Arrizabalaga, rencontrer les véritables assassins de son père n’était pas envisageable. Les auteurs présumés « ont été déportés en Amérique latine par le gouvernement français au début des années 1980 », explique-t-il, en référence à une pratique mise en place sous Gaston Defferre. À l’époque, la France, considérée comme un sanctuaire pour les étarras, ne les extradait pas encore vers l’Espagne, considérant qu’ils commettaient des « délits politiques » et non des crimes de droit commun.

« L’un d’eux est mort écrasé par une voiture au Brésil. L’autre, Eugenio Barrutiabengoa Zabarte, vit toujours au Venezuela et a même travaillé pour le gouvernement d’Hugo Chávez. Il reste fier de son passé, souligne Iñaki García Arrizabalaga. Ils n’ont été ni arrêtés ni jugés. La justice classique a échoué en ce qui concerne ma famille et cela reste très douloureux. L’assassinat de mon père fait partie des quelque 370 meurtres attribués à l’ETA encore non résolus… » La justice restaurative a cependant comblé un manque.

Ce que vit la famille de la victime

La rencontre, dans une petite salle du gouvernement basque, a duré quatre heures. Assis face à Fernando de Luis Astarloa, Iñaki García Arrizabalaga lui a dit ce qu’il avait sur le cœur : le suivi psychologique dont ont eu besoin ses jeunes sœurs, la douleur de sa mère, la solitude, la détresse et les difficultés financières… « Je voulais qu’il soit conscient de ce que vit la famille d’une victime. Et il a eu l’air touché… », se remémore-t-il.

À son tour, Fernando de Luis Astarloa lui a raconté sa vie : la vieille ville de Bilbao, la bande de copains, l’ambiance de répression policière qui, selon lui, l’avait presque poussé à rejoindre l’ETA au début des années 1980, durant la transition démocratique à la sortie du franquisme, d’abord dans un commando, où il tuait en toute impunité, puis, une fois fiché par la police, obligé de vivre dans la clandestinité. Arrêté en France en 1987, année où Paris a commencé à extrader les étarras, puis renvoyé en Espagne en 1989, c’est en prison qu’il a commencé à réfléchir à ce qu’il avait fait de sa vie.

« J’avais des crampes dans les jambes, une sorte de malaise, puis j’ai senti une paix intérieure m’envahir, comme si on m’avait enlevé une pierre très grande qui pesait sur mon corps depuis très longtemps… » Iñaki García Arrizabalaga

« Je lui ai dit que je connaissais beaucoup de jeunes qui, même nationalistes basques, n’avaient pas choisi cette voie et qu’il ne devait pas se cacher derrière le collectif mais reconnaître sa responsabilité individuelle. J’ai senti des réticences de sa part », se souvient Iñaki García Arrizabalaga, qui lui a ensuite posé des questions sur ce qu’il avait ressenti en tuant. L’ancien terroriste a reconnu que seul le premier attentat avait été difficile, les autres devenant « automatiques », les victimes n’étant que des cibles, des ennemis à liquider dont lui comme les membres des commandos d’exécution ne savaient rien.

« Quand on s’est levés, il m’a dit que, même s’il n’était pas membre du commando qui a assassiné mon père, en tant que militant, il devait assumer tous les attentats de l’organisation et en tant que tel m’a demandé pardon, à moi et à ma famille », ajoute le professeur. Avant de lâcher dans un souffle : « C’était la première fois, trente et un an après, que quelqu’un de ce monde des séparatistes me demandait pardon… » Quand il est sorti, Iñaki a été pris de vertiges et a dû s’asseoir à l’entrée du bâtiment. « J’avais des crampes dans les jambes, une sorte de malaise, puis j’ai senti une paix intérieure m’envahir, comme si on m’avait enlevé une pierre très grande qui pesait sur mon corps depuis très longtemps… »

Un long processus

Le lendemain, 26 mai 2011, ce fut au tour de Maixabel Lasa de participer à une rencontre restaurative, dans la prison de Zaballa, après deux réunions avec des médiateurs et avec l’un des assassins de son mari, Luis Carrasco Aseginolaza. Elle voulait lui parler de son deuil, de l’état de sidération dans lequel elle avait été plongée lorsqu’elle apprit l’assassinat de l’homme dont elle partageait la vie depuis l’âge de 16 ans.

« Durant le franquisme, mon mari avait été emprisonné. Il avait été proche de l’ETA culturel [la mouvance qui défendait la langue et la culture basques] avant d’entrer au Parti communiste car il rejetait la violence. Nommé gouverneur civil de Guipuscoa en 1994, il avait fait son premier discours en euskera [basque], fait fermer la prison inhumaine d’Ondarreta… » Elle reste convaincue que, si l’ETA en avait fait une cible, c’est parce qu’il « dressait des ponts entre des gens qui pensaient différemment et qu’il était convaincu que tout se règle par le dialogue ». Et c’est tout cela qu’elle a d’abord tenu à raconter à Luis Carrasco.

« Quand j’ai vu Luis entrer dans la salle de la prison où je l’attendais, j’ai été très surprise, se souvient-elle. Il était grand et fort, mais c’était un homme abattu, avec une estime de soi au plus bas. Il se définissait comme quelqu’un de mauvais, qui n’avait rien de bon en lui. J’ai dû le rassurer en lui disant qu’il avait au moins eu le courage d’affronter l’organisation et de retrouver sa liberté de pensée. Je lui ai demandé s’il connaissait Juan Mari. Il ne savait rien de lui mis à part qu’il avait été gouverneur civil. Les ordres d’exécution arrivaient par écrit sous forme de missives ou de mots laissés dans une cache. »

Cent cinquante mille personnes défilent pour protester contre les violences de l’ETA, à Bilbao (Espagne), le 21 octobre 2000. RAFA RIVAS / AFP)

En prison, Luis Carrasco Aseginolaza, condamné à trente-neuf ans d’emprisonnement, a ouvert les yeux progressivement. « Le désir et plus encore le besoin de rencontrer les victimes n’a pas toujours existé. Durant des années, j’ai construit toutes sortes d’arguments défensifs et d’autojustification. Cela me servait d’excuse pour masquer la violence que j’avais exercée », écrit le repenti dans l’essai Los ojos del otro (« les yeux de l’autre », Sal Terrae, 2013, non traduit), ouvrage coordonné par la médiatrice Esther Pascual, responsable des rencontres restauratives de 2011 et de 2012.

« Le processus de maturation m’a pris des années (…) Des années âpres, dures, d’évolution, jusqu’à ce que s’installe en mon for intérieur le sentiment de faute, de repentance, la nécessité de demander pardon. » Aujourd’hui encore, à leur sortie de prison, les repentis sont rejetés par leur ancien entourage alors que les terroristes de l’ETA sont, eux, accueillis en fanfare dans leur village, où un hommage leur est rendu par la gauche abertzale (patriote, mouvance proche de l’ETA).

Le scepticisme de l’entourage

Avant ces rencontres, les victimes ont souvent dû affronter, en plus de leurs propres doutes, le scepticisme de leur famille. La fille de Maixabel Lasa ne s’est pas sentie prête à y participer, bien qu’elle ait soutenu la démarche de sa mère. Les frères d’Iñaki Arrizabalaga n’ont pas tous approuvé sa décision de rencontrer un ancien terroriste, même si « aucun ne [l]’a critiqué » et sa mère l’a mis en garde de « ne pas [se] laisser manipuler », tout en lui disant d’y aller s’il pensait que cela lui ferait du bien.

« Pour certaines victimes, j’étais un traître qui avait déshonoré la mémoire de mon père, je blanchissais les criminels. » Iñaki García Arrizabalaga

« Si elle avait été contre, je ne l’aurais pas fait, reconnaît-il. Pour certaines victimes, j’étais un traître qui avait ­déshonoré la mémoire de mon père, je blanchissais les criminels, se souvient Iñaki García Arrizabalaga. On nous a beaucoup critiqués, et très injustement. Je n’obligerai jamais une victime à y participer ni ne la jugerai pour son choix, mais elles doivent respecter le mien. Je ne veux pas être réduit à mon statut de victime. »

Josu Elespe n’était sûr de rien avant de franchir le pas. Son père, conseiller municipal socialiste à Lasarte, fut assassiné par l’ETA en 2001, un crime non résolu. « Je me demandais ce que cela m’apporterait, si celui que j’allais voir était vraiment sincère, si cela ne pourrait pas plutôt raviver ma douleur », se souvient-il. En novembre 2011, il a pourtant rencontré l’ancien terroriste Valentín Lasarte, coupable de plusieurs attentats retentissants contre des hommes politiques basques.

« La rencontre a duré près de trois heures. J’ai vu une personne qui avait entrepris une révision éthique et humaine de son passé. À la fin, ma tête était comme un tourbillon. J’étais content de moi, d’avoir été capable de me confronter à quelqu’un qui avait appartenu à une organisation ayant détruit ma vie durant de longues années, avec tranquillité, sérénité, sans haine ni sentiment de contradiction. Je me suis senti réconforté, soulagé. J’ai repris espoir en l’humanité, en la capacité des personnes à évoluer. Et j’ai senti que mes blessures commençaient à guérir parce que le mal injuste infligé à ma famille était enfin reconnu. Et que cette reconnaissance est venue de la bouche d’un des responsables. »

L’importance de la médiation

L’expérience de Consuelo Ordóñez, sœur de l’adjoint au maire de Saint-Sébastien et député régional du Parti populaire (PP, droite) Gregorio Ordóñez, assassiné le 23 janvier 1995 à l’âge de 36 ans, dans le bar de la vieille ville La Cepa, a été diamétralement opposée. Elle aussi a rencontré Valentin Lasarte en juin 2012. « Pour moi, c’est un lâche qui agit par intérêt et je n’ai rien tiré de positif de cette rencontre », lance cette avocate, présidente du Collectif des victimes du terrorisme (Covite), qui ne croyait pas en la repentance de l’ancien terroriste.

« À l’époque, j’allais à tous les procès où il était cité comme témoin et il continuait à être pris d’amnésie à chaque fois qu’on lui demandait des informations », se souvient-elle, attablée à une terrasse de Madrid, où elle est venue s’entretenir avec une délégation du Parlement européen qui s’intéresse aux quelque 370 crimes non résolus de l’ETA. C’est seule qu’elle s’est rendue en prison pour une rencontre restaurative, sans avoir été préparée ni accompagnée par des médiateurs. Et pour cause. À cette date, le dispositif, dont Consuelo Ordóñez avait appris l’existence grâce à la presse, avait été supprimé par le gouvernement du Parti populaire.

« La base des rencontres restauratives [est] que la victime accepte la possibilité que le prisonnier de l’ETA se repentisse. Si elle ne le croit pas et ne cherche à obtenir qu’une délation, rien de positif ne peut en ressortir. » Txema Urkijo, promoteur du programme de 2011

En désaccord avec le rapprochement des prisonniers de l’ETA au Pays basque, la droite était sensible aux arguments des détracteurs de ces rencontres. Selon eux, ces dernières tendaient à minimiser la responsabilité politique de ceux qui défendaient la violence ainsi que la dimension terroriste des crimes, en les renvoyant à la sphère personnelle. Malgré ses réticences, le gouvernement de Mariano Rajoy a tout de même permis aux victimes qui en faisaient la demande de se rendre en maison d’arrêt pour parler avec les prisonniers de l’ETA, mais sans les encadrer.

C’est ce qu’a entrepris Consuelo Ordóñez, avant tout pour savoir si Lasarte était prêt à donner des informations sur les crimes non résolus de l’ETA. Elle avait préparé des questions sur son activité au sein de l’organisation, les endroits où il avait commis des crimes, en pensant aux victimes encore en quête de réponses. « Il ne m’en a apporté aucune, regrette-t-elle. Certes, la justice restaurative nous donne, à nous les victimes, une place, mais elle doit aussi contribuer à dénigrer tout ce qu’a signifié l’ETA politiquement et humainement… »

Conseiller au bureau des victimes du terrorisme et l’un des principaux promoteurs du programme de 2011, Txema Urkijo assure que « la base des rencontres restauratives était que la victime accepte la possibilité que le prisonnier de l’ETA se repentisse. Si elle ne le croit pas et ne cherche à obtenir qu’une délation, rien de positif ne peut en ressortir. » À la veille du rendez-vous de Consuelo Ordóñez avec Valentin Lasarte, Urkijo avait cosigné une tribune dans le quotidien El País pour alerter des dangers que comportaient les rencontres sans médiateurs ni préparation des victimes comme des repentis.

« Faire ce qu’il faut pour que cela ne se reproduise plus jamais »

À Barcelone, assis dans son bureau dont les murs sont couverts de cartes sur lesquelles des punaises indiquent les attentats terroristes commis dans la région, Robert Manrique, président de l’association Unité de soins et d’évaluation des personnes victimes du terrorisme (Uavat), sort une lettre d’un tiroir. Elle est datée de mars 2011 et signée de Rafael Caride, l’un des auteurs de l’attentat du supermarché Hipercor de Barcelone qui, en 1987, a tué 21 personnes et en a blessé 45 autres, dont Robert Manrique, brûlé au visage et aux bras.

Espagne, Barcelona, 17 novembre 2021, Portrait de Robert Manrique photographié dans son bureau au siède de l’UAVAT (Unitat d’Accio a les Víctimes d’Atemptats Terroristes) à la Torre Jussana (Centro de Servicios a las Associaciones)

L’ancien terroriste y reconnaît « la douleur et la souffrance » qu’il a causées etconsidère « que ceux qui ont pris part au conflit ont le devoir moral et politique de s’impliquer dans la résolution de celui-ci ». Il fait aussi part de son « engagement sincère à essayer d’aider à cicatriser les blessures ». « Quand tu reçois une lettre comme celle-ci, tu fais quoi, quand, toute ta vie, ce que tu as voulu, c’est qu’on en finisse une fois pour toutes ? », se demande Robert Manrique.

Il se souvient du jour de mai 2012 où il a reçu un appel de la prison de Nanclares pour fixer un rendez-vous, peu après une interview dans laquelle il exprimait son souhait de rencontrer l’auteur de l’attentat. « Je me trouvais avec un couple, Enrique et Nuri, dont les deux enfants, Silvia, 13 ans, et Jordi, 9 ans, ont été tués dans l’attentat avec leur tante. Ils m’ont recommandé de faire ce qu’il fallait pour qu’un attentat comme celui de l’Hipercor ne se produise plus jamais… »

En juin 2012, Robert Manrique est ainsi entré dans la prison de Zaballa, lui aussi en marge des rencontres restauratives et sans avoir été préparé par des médiateurs. Il avait prévenu la direction de la prison qu’il ne voulait aucun contact physique avec Rafael Caride. Et, quand il s’est assis dans la salle, il a demandé que la chaise qui lui faisait face et où devait s’asseoir le repenti soit placée à plusieurs mètres de lui.

Les secours lors de l’attentat du centre commercial Hipercor, qui fit 21 morts et 45 blessés, à Barcelone (Espagne), le 19 juin 1987. EFE / J.MARTIN / J.VALLS / ENRIQUE PEREZ DE ROZAS / SERGIO LAINZ / AA

« Quand je l’ai vu, cet homme petit et fluet, il m’a fait penser à ces insectes qui se mettent en boule quand on les touche. Après vingt minutes passées à m’expliquer la lutte sociale et ouvrière, il a reconnu que la lutte armée était une erreur. Et il a répondu à toutes mes questions sur les attentats. Il ne m’a pas demandé pardon, il m’a dit que c’était un concept catholique. Je lui ai répondu que je n’étais pas venu parler philosophie. Il regrettait ce qu’il avait fait, ça m’a suffi. La douleur ne va pas s’en aller, elle est là, toujours, mais au moins il n’y en aura pas plus. »

Donner une deuxième chance

Maixabel Lasa, pour sa part, a reçu une lettre d’Ibon Etxezarreta, fin 2012. L’autre assassin de son mari, celui qui conduisait la voiture. Il souhaitait la rencontrer à son tour, comme l’avait fait Luis Carrasco. L’interruption du programme des rencontres restauratives l’a contraint à attendre mai 2014 pour obtenir un permis de sortie. Ils se sont vus pour la première fois chez un ancien médiateur. « Il n’a pas osé me demander pardon, car il disait que ce qu’il avait fait était impardonnable… », se souvient Maixabel.

Espagne, Barcelona, 17 novembre 2021, Archives photographiques de Robert Manrique le représentant à l’âge 24 ans, après l’attentat de l’Hipercor (1987), photographiées dans son bureau de l’UAVAT (Unitat d’Accio a les Víctimes d’Atemptats Terroristes) à la Torre Jussana (Centro de Servicios a las Associaciones)

Après un long échange, lors duquel chacun a raconté sa vie, elle lui a lâché, les yeux dans les yeux : « “Je préfère être la veuve de Juan Mari plutôt que ta mère.” Je pense que ça l’a fait réfléchir. Un an et demi plus tard, il m’a dit à son tour qu’il aurait préféré être Juan Mari plutôt qu’Ibon… », raconte cette femme de 70 ans aux cheveux gris très courts. Deux mois après cette première rencontre, elle l’a invité à l’hommage privé qu’elle rend chaque année à son mari. C’était le 29 juillet 2014, et, dans la matinée, Ibon Etxezarreta avait publié une lettre ouverte, en euskera, dans la presse locale. Il y disait « regretter de tout son cœur ce qu’il avait fait il y a quatorze ans », ce crime « injustifiable » et « cruel » et la « terrible et irréparable douleur provoquée à la famille [de la victime] ».

Bande-annonce de Maixabel, d’Icíar Bollaín https://www.youtube.com/embed/GbLSbRIofbk?autoplay=0&enablejsapi=1&origin=https%3A%2F%2Fwww.lemonde.fr&widgetid=1

Depuis, Maixabel a gardé contact avec lui, désormais boulanger en régime de semi-liberté à Vitoria, ainsi qu’avec Luis Carrasco. « Que je le veuille ou non, je me sens liée à eux. Il faut leur donner une deuxième chance », résume-t-elle. Sa vie a inspiré un film, Maixabel, réalisé par Icíar Bollaín et sorti en salle en Espagne le 24 septembre. Mais l’histoire de Maixabel Lasa n’est pas terminée. « Si celui qui a tiré sur Juan Mari, Francisco Javier Makazaga Azurmendi, demandait à me rencontrer, je ne serais pas contre, conclut-elle. Je pourrais ainsi fermer le cercle. Ce serait bien. Pour Juan Mari… »

Sandrine Morel Pays Basque, Barcelone et Madrid, envoyée spéciale

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