Depuis son annonce, il y a plus d’un an, la loi Darmanin a suscité d’interminables discussions entre la droite Les Républicains et le gouvernement. Mais les personnes étrangères présentes en France, elles, n’ont jamais été consultées et vivent depuis des mois dans l’angoisse du sort qui leur sera réservé.
Nejma Brahim et Pauline Graulle
10 décembre 2023 à 19h40
« Parce qu’on est sans-papiers, ils considèrent qu’on n’a pas notre mot à dire ? », lance Rachel* au bout du fil. Depuis plusieurs mois, cette Ivoirienne observe la vie politique française avec consternation. Le débat sur la régularisation d’une partie des travailleurs en situation irrégulière dans le secteur des métiers dits « en tension » l’a pour le moins déçue. Car la droite et l’extrême droite ont tout fait pour faire disparaître la mesure, ou en tout cas la vider de sa substance.
Alors, la jeune femme reste perplexe : « C’était déjà une mesure très précaire puisqu’il s’agissait d’un titre de séjour temporaire [d’un an renouvelable – ndlr]. » Que se passe-t-il le jour où ces mêmes travailleurs décident de ne plus travailler dans le métier en question ? « On se retrouvera de nouveau sans papiers en France, on nous jettera dès qu’on n’aura plus besoin de nous… », craint-elle, regrettant que le gouvernement et les parlementaires ne trouvent pas de « solution concrète » pour les sans-papiers présents en France. « Ils ne vont pas assez loin, ils ne sont pas assez courageux. Ces lois sur l’immigration ne fonctionnent pas. »
À 25 ans, Rachel dit avoir quitté son pays pour une vie meilleure et a rejoint la France pour « trouver la paix » au printemps 2023. Très vite, elle a décroché un travail dans l’agriculture, dans le sud de la France, constatant les besoins énormes en main-d’œuvre de ce secteur. L’exploitant agricole aurait d’abord hésité à recruter une sans-papiers, mais aurait fini par céder, au pied du mur, alors que la période de récolte avait déjà débuté et qu’il manquait de bras.
Si Rachel a « bien aimé travailler là-bas », elle nourrit toutefois d’autres ambitions : étudier, se former à un métier. Mais elle constate toutes les barrières qui s’imposent à elle, comme aux membres de la communauté avec laquelle elle vit aujourd’hui. Certains sont présents en France depuis sept ans et n’ont toujours pas pu régulariser leur situation. D’autres ont déjà écopé d’obligations de quitter le territoire français (OQTF). Une ambiance « inquiétante », d’autant que le système lui paraît un brin absurde : « On nous dit qu’on ne peut pas travailler mais pour être régularisé on doit déposer une demande à la préfecture avec des fiches de paie », rappelle-t-elle.
Des politiques « déconnectés de la réalité »
Sans doute, Rachel aurait-elle eu beaucoup de choses à dire à Gérald Darmanin, dont le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », reporté à plusieurs reprises après son annonce, en novembre 2022, arrive lundi 11 décembre 2023 à l’Assemblée nationale. Mais pendant ces longs mois d’interminables discussions entre le gouvernement et la droite Les Républicains (LR), le ministre de l’intérieur, toujours prompt à « traiter » – comme on dit dans le jargon – ses alliés potentiels pour décrocher une majorité au Parlement, s’est montré beaucoup moins allant pour être à l’écoute des premiers concernés.
Résultat, la loi s’est écrite dans le huis clos des hautes sphères de l’État, où l’on soupèse au trébuchet les conséquences des choix effectués. Non pour les étrangers concernés, mais pour les états-majors politiques en présence désireux de « capitaliser » sur la « séquence » en envoyant des « signaux » à leur électorat.
La loi s’est déplacée sur un terrain purement politique qui n’a plus d’autre enjeu que lui-même.
Elsa Faucillon, députée communiste
« La loi s’est déplacée sur un terrain purement politique qui n’a plus d’autre enjeu que lui-même et a abandonné toute considération pour la vie des gens », résume ainsi la députée communiste Elsa Faucillon. À l’opposé du spectre idéologique, le député Les Républicains (LR) Aurélien Pradié constate, lui aussi, « l’écart entre les défis gigantesques en jeu et le côté misérable des solutions proposées dans ce texte, qui n’est au final qu’une distraction de carrière pour Gérald Darmanin ».
Un ministre qui joue ni plus ni moins que son avenir politique sur ce texte – s’il obtient une majorité, le voilà mis en orbite pour Matignon, et pourquoi pas pour l’Élysée en 2027. Le tout, sous le regard placide d’une première ministre qui tire elle aussi les ficelles dans l’espoir de le faire trébucher.
Des considérations à mille lieues des préoccupations de Karim*, qui a lui aussi suivi les débats autour du projet de loi (le 117e texte sur le sujet depuis 1945), notamment le volet sur le durcissement du regroupement familial adopté par le Sénat début novembre. Au programme : une série de mesures qui ajoutent d’importants critères restrictifs, comme l’obligation pour les proches situés dans leur pays d’origine de présenter une assurance maladie et de passer un examen de langue avant de rejoindre le territoire français. « Ils veulent aussi ajouter des critères sur la rémunération, mais beaucoup de Français vivent avec le Smic aujourd’hui », note-t-il.
Présent en France depuis vingt-trois ans, cet Algérien occupe un poste à responsabilité dans le secteur de la sécurité et détient une carte de séjour de dix ans. Il se dit « révolté » par ces mesures, qui viennent ajouter de la complexité à la complexité. Pour lui comme pour beaucoup d’autres, la procédure de regroupement familial s’est transformée en véritable cauchemar, s’étalant sur dix-neuf mois au lieu de six comme le veut la loi. Les parlementaires et membres du gouvernement sont selon lui « déconnectés de la réalité », « coincés dans leurs bureaux », incapables de faire la différence entre la théorie et la pratique.
Des politiques qui seraient mus par un seul objectif : chercher à « décourager » ceux qui souhaiteraient se lancer dans cette procédure. « L’examen de langue pourrait créer des inégalités entre les gens. On ne choisit pas son conjoint en fonction de son niveau de français », peste Karim, expliquant que ces restrictions viennent attenter au droit à vivre en famille, dont le reste des Français peut jouir sereinement. « C’est pourtant un droit sacré. Cela veut dire qu’ils nous rangent dans une catégorie à part et qu’on n’est pas égaux face à cela. » Pourtant, observe le quadragénaire, les étrangers qui entament une telle procédure travaillent et cotisent. Comme tout le monde.
Des étrangers s’interrogent sur le durcissement de l’accès à la nationalité française, sur un groupe Facebook dédié à la question. © Capture d’écran Mediapart.
Outre le durcissement des conditions du regroupement familial, la question de l’accès à la naturalisation concentre aussi les tracas sur les réseaux sociaux. Durant des semaines, sur plusieurs groupes Facebook consacrés à cette procédure, les principaux concernés se sont interrogés sur les potentiels effets de la loi à venir : « Mis à part la durée de présence en France qui passe de cinq à dix ans, quels sont les potentiels changements de conditions ? J’entends dire que les lois s’endurcissent », s’inquiète ainsi Leïla. « La loi de prolongation de la résidence de cinq à dix ans a été votée par le Sénat. Pensez-vous qu’elle sera adoptée ? », demande un autre internaute, qui indique vouloir déposer sa demande avant que la future loi ne soit définitivement votée.
Incertitudes et angoisses pour les immigré·es
Au sein du Groupe d’information et de soutien des immigré·es (Gisti), la juriste Anne Sibley s’est interrogée sur la pertinence de commenter des mesures « qui n’ont toujours pas été validées dans la loi » et déplore le « jeu d’échec politique » en cours. « Les LR veulent montrer qu’ils font aussi bien que le Rassemblement national sur ces questions-là », et tentent de faire passer des « mesures qui, évidemment, se font sur le dos des immigrés », souligne-t-elle.
Lors de l’examen du texte au Sénat la droite « républicaine » a ainsi paru sacrifier toutes ses valeurs sur l’autel d’une course sans fin avec l’extrême droite. À commencer par la « valeur travail », avec une série d’amendements destinés, au nom d’un prétendu « appel d’air », à restreindre le plus possible l’accès au marché de l’emploi des personnes étrangères, qu’elles soient sans-papiers ou demandeuses d’asile, les condamnant dès lors à une vie de débrouille, entre travail non déclaré et maigre allocation pour demandeur d’asile (ADA).
Une attitude particulièrement répressive et hors sol qui, pour Anne Sibley, s’expliquerait entre autres par le contexte de recrudescence des attaques terroristes. À Arras au mois d’octobre, l’attentat perpétré par un jeune originaire d’Ingouchie, dont la famille avait frôlé l’expulsion en 2014, a déclenché une surenchère de discours sécuritaires ; à Annecy au mois de juin, l’attaque au couteau par un réfugié syrien chrétien qui avait déjà déposé une demande d’asile en Suède a libéré la parole raciste. Or, relève la porte-parole du Gisti, « le projet de loi vise très majoritairement des personnes qui ne sont pas concernées par ça ».
En s’attaquant au droit du sol, au regroupement familial, à la naturalisation, à la délivrance des titres pluriannuels selon des critères de maîtrise de la langue, aux titres de séjour « étudiant » ou « étranger malade », mais aussi à l’aide médicale d’État (AME) – dont Patrick Stefanini, ancien directeur de campagne de Valérie Pécresse a rappelé l’importance, déplorant « les postures » de sa propre famille politique sur le sujet –, ou encore à la réduction octroyée aux étudiants sans papiers pour les transports en commun, le gouvernement comme la droite ont en effet ciblé M. ou Mme tout le monde : des personnes étrangères présentes en France pour étudier, travailler, rejoindre des proches ou accéder à des soins non disponibles dans leur pays d’origine.
La voix des étrangers ne compte pas.
Rachel*, travailleuse sans papiers
À aucun moment en depuis un an, ce public n’a été consulté ou entendu s’agissant d’un texte de loi qui, s’il était voté en l’état, pourrait pourtant fouler aux pieds les droits fondamentaux des personnes étrangères en France. « Ils n’ont pas besoin de l’avis des étrangers ; ils s’en fichent, ils font comme ils veulent de toute façon, estime Rachel. Ils auraient pu prendre le temps de nous écouter et de nous demander ce qu’on peut apporter au pays. Mais la voix des étrangers ne compte pas. »
« On n’a jamais demandé l’avis des premiers concernés, que ce soit les sans-papiers, les demandeurs d’asile ou les réfugiés », affirme également Bchira, déléguée de la Coordination des sans-papiers de Paris (CSP75), dont le collectif dénonce depuis la loi Collomb de 2018 les nombreuses problématiques qui s’imposent aux étrangers en France. « On s’attendait à une réforme qui facilite les choses et non qui les complexifie encore davantage. »
Elle pense aux femmes sans papiers, « grandes oubliées » de ce projet de loi, à la « diabolisation » des demandeurs d’asile d’abord perçus comme des « menteurs », à la criminalisation des exilé·es avec l’accent mis sur les expulsions et la « fermeté », ou encore à la dématérialisation en préfecture. « Être dans un pays où on cherche juste à détester les étrangers, c’est compliqué à vivre », complète Rachel, qui se protège parfois en refusant d’écouter les débats, mais se fait peu d’illusions pour la suite.
« On verra bien ce qui sera voté », souffle Delphine Rouilleault, directrice générale de France terre d’asile. Mais quand bien même le texte finalement adopté serait, du fait des pressions de la dite « aile gauche » de la majorité présidentielle, « plus raisonnable » que celui que les sénateurs avaient voté, ce débat aura conduit les macronistes du Sénat à voter la fin du droit du sol ou la préférence nationale pour les aides sociales.
Un vote « purement tactique », justifiait alors, le sénateur François Patriat, proche d’Emmanuel Macron, soulignant qu’il s’agissait ainsi d’offrir une victoire à LR au Sénat afin de mieux battre LR à l’Assemblée. Reste qu’à force de jeux tactiques et de postures politiciennes, « les digues ont sauté, elles seront dures à reconstruire, et le gouvernement portera une responsabilité réelle dans cette dérive en ayant refusé d’assumer une ligne ferme de défense des valeurs républicaines », assène Delphine Rouilleault.
Près d’un an après la réforme des retraites, qui avait mobilisé comme jamais dans les rues de France, le projet de loi sur l’immigration, dont le volet « régularisation » pourrait pourtant concerner plusieurs dizaines de milliers de salariés, ne suscite en tout cas ni mobilisation syndicale d’ampleur, ni intérêt médiatique patent, autre que celui sur une supposée déferlante migratoire – une thèse qui résiste pourtant à l’épreuve du réel, comme ne cesse de le répéter le chercheur au Collège de France François Héran, auteur de Parlons immigration en 30 questions (Doc’ en poche).
À lire aussi Loi immigration : l’impossible « compromis »
2 décembre 2023 Loi immigration : « Le débat public est lepénisé »
21 novembre 2023
Certaines associations d’aide aux étrangers ont certes été auditionnées au début du processus, mais nombreuses sont celles qui estiment n’avoir pas été entendues aujourd’hui. Le Gisti, lui, a refusé d’emblée de participer aux consultations, refusant de donner quitus aux supposées « bonnes intentions » du gouvernement.
Quant à la Défenseure des droits, Claire Hédon, elle prenait la plume, samedi 9 décembre dans Le Monde, pour alerter sur ce texte « d’une gravité majeure pour les droits fondamentaux des étrangers » et dénoncer « la surenchère démagogique lors des débats parlementaires, notamment au Sénat, [l’ayant] aggravé au mépris des obligations constitutionnelles et internationales de l’État ». Étudié à partir de lundi à l’Assemblée nationale, le projet de loi devrait être soumis au vote des députés le 22 ou le 23 décembre, juste avant Noël.
Nejma Brahim et Pauline Graulle