La persécution des Juifs s’inscrit parmi les actions les plus déshonorantes du régime de Vichy. C’est, sans doute, la raison pour laquelle les tentatives de diminuer la gravité du crime commis, ont donné lieu à une série de légendes. Leur inventeur est Pierre Laval lui-même qui, le premier, les a formulées clairement lors de l’instruction de son procès en 1945, en écrivant : « J’aurais accepté d’être jugé par un jury de Juifs français. Eux, mieux que d’autres, sans doute, comprendraient aujourd’hui ce qui leur serait advenu, si je ne m’étais pas trouvé là pour les défendre » (1). Cette déclaration répond à la légende selon laquelle le gouvernement de Vichy pris à la gorge par les Allemands a été obligé de consentir des sacrifices destinés à « limiter les dégâts », notamment « en sauvant les Juifs français » de la déportation.
2On nous explique que si dès le début de son installation, le 10 juillet 1940, le régime de Vichy adopte l’antisémitisme comme doctrine de l’Etat, il fait constamment une nette différence entre les Juifs français d’une part et les Juifs étrangers ou apatrides d’autre part. On est décidé à Vichy — nous dit-on — de sacrifier aux Allemands les seconds pour mieux défendre et finalement sauver les premiers de la forme la plus grave de la persécution : la déportation.
3Cette façon de présenter les événements est basée sur le fait qu’en juin-juillet 1942 le gouvernement de Vichy a refusé aux Allemands la déportation des Juifs français et qu’en août 1943 il a refusé de décréter la dénaturalisation collective de Juifs naturalisés français depuis 1927.
4Ces deux affirmations sont-elles exactes ?
5Voici les faits qu’on présente à l’appui des deux aspects de la thèse du « sauvetage des Juifs français » par Vichy.
I. — Les Juifs Français Ecartes des Deportations
a) Première phase des tractations
6Le départ de cette affaire peut être fixé au 23 mai 1942 quand Eichmann, chef de la section anti-juive de la Gestapo (« Bureau IV B 4 »), convoque à Berlin Dannecker, responsable des affaires juives (« Judenreferent ») en France où ce dernier se rend le 11 juin (2).
7Dannecker rentre de Berlin à Paris avec un programme qu’il résume le 15 juin 1942 de la façon suivante (3 p. 11-12) : « a) Objet … le Reichsführer SS a ordonné de transférer au camp de concentration d’Auschwitz une plus grande quantité de Juifs en provenance de l’Europe du sud-est (Roumanie) ou des régions occupées de l’ouest.
8La condition essentielle est que les Juifs (des deux sexes) soient âgés de 16 à 40 ans. 10 % de Juifs inaptes au travail pourront être compris dans ces convois. b) Décision. Il a été convenu que 15.000 Juifs seraient déportés des Pays-Bas, 10.000 de Belgique et 100.000 de France, y compris la zone non occupée. » Quelques jours plus tard, le 26 juin, Dannecker signe une « directive confidentielle » (3 p. 12) : « Au cours d’une déportation, on peut comprendre tous les Juifs soumis au port obligatoire du signe distinctif (…) à l’exclusion des catégories suivantes : a) conjoints d’aryens; b) Juifs des nationalités suivantes : britannique, des Etats-Unis, du Mexique, des Etats ennemis de l’Amérique Centrale et de l’Amérique du Sud, ainsi que des Etats neutres et alliés », mais dans ce document (4) les limites d’âge sont légèrement différentes : de 16 à 45 ans. Le même jour il consigne dans les termes suivants l’entretien qu’il a eu la veille, le 25 juin, avec Leguay : « … c) De plus, j’ai fait savoir à Leguay qu’il fallait me faire une proposition concrète, le 29-6-1942 au plus tard, concernant l’arrestation de 22.000 Juifs au total dans les départements de la Seine et de la Seine-et-Oise. Pour ceux-ci comme pour ceux provenant de la zone non occupée, j’ai fixé les principes généraux de déportation : âge, 16 à 45 ans, des deux sexes, porteurs d’étoiles (ou ceux qui devraient en porter), les Juifs vivant en mariage mixte exceptés. Il a été ajouté que seules des personnes capables de supporter la détention entraient en ligne de compte. Bien que pour la zone occupée, j’ai souligné que, parmi les Juifs à arrêter, il devait y en avoir 40 % possédant la nationalité française. A cette occasion je suggérais de prendre précisément des Juifs naturalisés seulement depuis la première guerre mondiale… » (4) Enfin, le 29 juin, Dannecker répète les mêmes consignes. Ainsi, d’après les consignes allemandes, les Juifs français des deux sexes et provenant des deux zones sont destinés à la déportation au même titre que les non-français.
9Il est évident qu’un pareil programme ne pouvait pas être réalisé par les Allemands seuls, sans le concours actif de Vichy : il n’est pas imaginable qu’ils pouvaient aller chercher à travers la zone non occupée (et la zone occupée) 100.000 personnes, même en y consacrant plusieurs mois, sans obtenir accord et aide effective de l’administration de Vichy. D’ailleurs, cette façon d’agir aurait été contraire à une ligne de conduite adoptée depuis longtemps dans tous les domaines et qui consistait à rester dans toute la mesure du possible dans l’ombre en propulsant sur l’avant-scène les collaborateurs français. Par exemple, au mois de juillet 1941, les Allemands sont décidés à obtenir de Vichy la création d’un organisme central chargé de leur faciliter la réalisation de leurs projets concernant les Juifs, qu’ils appellent l’ « Office central juif » et qui deviendra, deux mois plus tard, le « Commissariat général aux Questions juives » de Vichy. Le 20 janvier se réunit une vaste conférence de représentants de diverses administrations allemandes consacrée à ce problème, où le SS-Sturmbannführer Lischka, au nom de la SIPO/SD, fait un exposé approuvé par l’assistance et où il est dit (5 p. 52) : « Un service juif spécial, précurseur de l’Office central juif, a déjà été mis sur pied à la Préfecture de Police de Paris. Il convient de laisser aux Français le soin de régler la suite, afin d’éviter, dans ce domaine, la réaction du peuple français contre tout ce qui vient des Allemands. Aussi, les services allemands s’en tiendront-ils à faire des suggestions. »
10C’est dans cet état d’esprit et dans ce contexte que les Allemands, avec Dannecker en tête et Oberg, Knochen, Lischka, Hagen, Zeitschel à sês côtés, s’adressent, au mois de juin 1942, aux instances compétentes de Vichy : le Commissaire général aux Questions juives Darquier, le secrétaire d’Etat à la Police Bousquet et son délégué permanent en zone occupée Leguay.
11L’entente se fait apparemment sans difficultés avec Darquier puisque, le 15 juin, Dannecker note laconiquement : « Il résulte de l’entretien que j’ai eu avec le Commissaire français aux Questions juives, le 15 juin 1942, que nous pourrons compter (…) sur plusieurs milliers de Juifs de la zone occupée qui seront mis à notre disposition pour la déportation. » (5 p. 243).
12Par contre, le contact avec Bousquet et Leguay est moins satisfaisant pour Dannecker, comme cela ressort d’un long résumé de la situation à la date du 29 juin, rédigé par ce dernier et qui mérite d’être longuement cité : « (…) b) A la suite de l’entretien qui a eu lieu il y a quelques semaines entre le SS-Brigadeführer Oberg, le SS-Standartenführer Dr. Knochen d’un côté et le secrétaire d’Etat français chargé de la Police, M. Bousquet d’autre part, le représentant de Bousquet dans la zone occupée, M. Leguay, a été informé le 25 juin 1942 qu’il était désirable que les autorités françaises fissent connaître incessamment à quelle date celles-ci seraient à même de fournir le premier contingent de 10.000 Juifs. En même temps, les autorités françaises ont été invitées à soumettre un plan qui permettrait d’arrêter, d’ici la mi-juillet 1942, dans le Grand-Paris, 22.000 Juifs remplissant les conditions ci-dessus indiquées.
13c) Le 26 juin 1942, Leguay s’est présenté à nouveau au bureau du soussigné et a déclaré que Bousquet a l’intention d’entretenir prochainement le SS-Brigadeführer Oberg du sujet en question relatif aux 10.000 Juifs résidant dans la zone non occupée.
14En ce qui concerne la grande rafle à Paris, le président Laval lui-même a réservé sa décision et a déclaré que, lui aussi, désirait entretenir de ce sujet le Brigadeführer. (Note écrite à la main dans la marge, probablement par le Dr. Knochen : « Devra être fait ».)
15d) Leguay a été appelé le 29 juin 1942 afin de présenter un plan provisoire en vue de l’action envisagée pour Paris. Lors de cet entretien, Leguay a clairement fait savoir que le Gouvernement français ne voulait pas prendre la responsabilité de faire arrêter d’ici le 15 juillet 1942 le nombre de Juifs résidant à Paris qui a été demandé. Il a souligné qu’en tout cas on avait l’intention de mettre la main sur les éléments indésirables, ce qui cependant né serait pas réalisable dans un délai aussi bref. Il lui a été répondu qu’il n’était pas dans nos intentions de saisir seulement certains Juifs, mais plutôt d’éliminer Un grand nombre de Juifs se trouvant à Paris et cela dans l’intérêt d’une plus grande sécurité des troupes occupantes.
16Je n’ai pas hésité à déclarer ensuite à Leguay qu’il devra se mettre en relation dès maintenant avec le Préfet de Police, car j’envisage de diriger personnellement cette action et qu’à cette fin j’aurai besoin, à partir d’un certain jour et pour une période d’environ deux semaines, d’au moins 2.500 agents de police français en uniforme et encore d’un certain nombre d’inspecteurs de police.
17Il y a lieu d’ajouter enfin que le directeur de la Police anti-juive française Schweblin a fait savoir, le 29 juin 1942, au soussigné que Bousquet a manifesté son indignation et a repoussé énergiquement toute responsabilité pour toute cette affaire, lorsque Schweblin lui déclara qu’il était désirable que les Allemands déportent un nombre élevé de Juifs résidant en France. Cette attitude semble être une preuve du double jeu de Bousquet » (3 p. 13 ; 6 p. 383).
18De son côté, Röthke, proche collaborateur de Dannecker à cette époque et bientôt son successeur, relate, le 26 juin, les mêmes tractations de la façon suivante : «…Dès le début (de la conversation, G.W.), Leguay souligna que, dès le 25-6-1942 au soir, il a téléphoné à Bousquet au sujet de la déportation des Juifs. Bousquet lui a dit qu’il voulait, au préalable, parler à ce sujet avec Laval. Laval doit venir à Paris le 26 juin 1942 et a voulu s’entretenir, le 27 juin 1942, avec le Brigadeführer Oberg au sujet de l’arrestation et de la déportation des Juifs… Leguay a cru nécessaire d’indiquer que les rafles dépassent de loin le cadre des lois anti-juives françaises actuelles. Il lui a été répondu par le SS-Hstuf. Dannecker que, du côté allemand, on pense toujours que les lois anti-juives françaises ne doivent pas exister seulement sur le papier, mais doivent être mises en pratique. Il est connu aussi que le Président Laval lui-même est un adversaire des Juifs » (3 p. 13 ; 6 p. 384).
b) Accord du 4 juillet 1942
19Le 27 juin 1942, Laval est à Paris où il discute de tous ces problèmes avec les hautes instances de la Police et du S.D. en France. De son côté Eichmann vient de Berlin à Paris pour conférer avec son délégué permanent Dannecker.
20Il est possible de suivre pas à pas la suite des événements grâce aux rapports allemands parfaitement clairs.
21Le 1er juillet 1942, Eichmann et Dannecker signent un compte rendu de leurs travaux où on lit : « a) La réalisation (de la solution finale) en zone occupée est nette et ne comporte pas de difficultés. b) Les travaux préparatoires d’ordre politique en vue de la réalisation pratique en zone non occupée ne sont pas encore complètement terminés, car le Gouvernement français fait des difficultés de plus en plus considérables » (5 p. 240).
22Le lendemain, le 2 juillet, se tient une réunion chez le Chef Suprême des SS et de la Police Oberg, en présence de Knochen, Lischka et d’autres (mais en l’absence de Dannecker) et de Bousquet, du côté français. Le compte rendu de cette importante réunion est révélateur : « Bousquet communique que Leguay, son secrétaire à Paris, a été convoqué par le SS-Obersturmführer Dannecker qui a exigé de lui l’arrestation immédiate de 10.000 Juifs en zone non occupée et de 20.000 Juifs en zone occupée, et ceci en vertu d’un accord conclu entre Laval et le B.d.S. (Knochen) d’une part et le Chef supérieur des SS et de la Police (Oberg) et Bousquet, d’autre part. En se basant sur le rapport de Leguay, Bousquet a soumis cette proposition à Laval qui aurait déclaré ne pas être au courant de la question. A la suite d’une intervention du Maréchal, Laval a proposé que les arrestations en zone occupée ne soient pas effectuées par la police française. Il aurait préféré que les troupes d’occupation en soient chargées. Pour la zone occupée, Laval a proposé, sur intervention du Maréchal, qu’en premier lieu seuls les Juifs étrangers soient arrêtés et remis aux autorités allemandes. En raison de ce point de vue, le B.d.S. a déclaré que les Français (…) n’ont (…) pas suffisamment compris la question juive. (…) Bousquet a répliqué que les Français n’étaient pas opposés aux arrestations en tant que telles, mais que le fait de les faire effectuer par la police française était « gênant » (en français dans le texte en allemand, G.W.) pour Paris. C’était un désir particulier du Maréchal. (…) …l’arrangement suivant a été conclu : vu qu’en raison de l’intervention du Maréchal, les Juifs de nationalité française ne devaient, pour le moment, pas être arrêtés, Bousquet se déclara prêt à faire arrêter les Juifs étrangers dans toute la France, par une action réalisée en commun et en quantité souhaitée par nous » (5 p. 244-5).
23Ce compromis sera entériné deux jours plus tard, comme le précise le compte rendu d’une nouvelle réunion franco-allemande du 4 juillet entre Knochen, Dannecker et Schmidt du côté allemand, Bousquet et Darquier du côté français : « Bousquet déclara qu’aussi bien le Maréchal Pétain, Chef de l’Etat, que le Président Laval s’étaient déclarés d’accord, au cours d’un récent conseil des ministres, pour que soient déportés d’abord tous les Juifs apatrides de zone occupée et de zone libre » (5 p. 247).
24Voici donc l’ « idée maîtresse » de Vichy — sauver les Juifs français en sacrifiant les étrangers — officiellement formulée et acceptée par les Allemands.
25Avant d’aller plus loin, résumons la situation aux différents stades de cette tractation :
26Le 29 juin 1942, les Allemands exigent l’arrestation de 32.000 personnes dont 22.000 dans la région parisienne et 10.000 en Z.N.O., des deux sexes, âgées, pour 90 %, de 16 à 45 ans et, pour 10 %, au-dessus de cette limite, de toutes nationalités dont, en Z.O., 40 % de Français (c’est-à-dire environ 8.800 Français) et à l’exclusion des conjoints d’ « Aryens » et des ressortissants des pays alliés ou ennemis de l’Allemagne, ainsi que des pays neutres.
27Le 4 juillet 1942, on tombe d’accord pour ne pas toucher « provisoirement » aux Français, c’est-à-dire aux quelques 8.800 personnes prévues jusque-là, puisque le nombre total des arrestations à opérer n’a pas changé. Aux Français de faire le nécessaire pour compenser ce manque.
28Quand on analyse cet accord, on constate que Vichy n’a nullement obtenu des Allemands un renoncement à la déportation des Juifs français, comme le prétend la légende, mais seulement un sursis provisoire de cette mesure. En effet, on parle tout au long des conversations « qu’en premier lieu » ou que « pour le moment » les Juifs français ne devraient pas être arrêtés ou, enfin que « d’abord » ou « pour l’instant » seraient déportés les Juifs apatrides et étrangers. Ces termes sont employés indifféremment par les Allemands et par Pétain et Laval et, à leur suite, par Bousquet.
c) Télégramme du 6 juillet 1942
29Cependant, ce marché conlu le 4 juillet n’a pas acquis d’emblée sa forme définitive et cela grâce à un véritable coup de théâtre qui a profondément modifié son caractère en lui donnant un contenu odieux et tragique exceptionnel.
30En effet, 48 heures plus tard, le 6 juillet, Dannecker envoie à Eichmann, à Berlin, le télégramme suivant : « Urgent, à transmettre aussitôt. Les pourparlers avec le Gouvernement français ont abouti… aux résultats suivants : Tous les Juifs apatrides des zones occupée et non occupée seront tenus prêts pour la déportation. Le Président Laval a proposé (« hat vorgeschlagen ») que, lors de la déportation des familles juives de la zone non occupée, y soient également inclus les enfants juifs âgés de moins de seize ans. La question des enfants juifs restant en zone occupée ne l’intéressait pas. Je vous demande donc de m’informer d’urgence par télégramme de votre décision pour savoir si, à partir du quinzième convoi de Juifs expédiés de France, les enfants de moins de seize ans peuvent également être déportés. J’ajoute, pour terminer, qu’afin de pouvoir mettre l’action en marche, il n’a, pour l’instant, été question que des Juifs apatrides et étrangers. Lors de la deuxième phase, on s’attaquera aux Juifs naturalisés en France après 1919 ou après 1927 » (3 p. 14 ; 5 p. 246 ; 6 p. 386).
31Ainsi, le 6 juillet, Pierre Laval « homme d’Etat plein de ressources » trouve la solution : à la place de 8.800 Français âgés de 16 à 45 ans et plus, il « offre » des enfants juifs de parents étrangers âgés de 2 à 16 ans !
32Cet homme d’Etat et — prétend-il — « farouche défenseur des Juifs français », ne semble pas être troublé par le fait que dans leur immense majorité ces enfants de parents étrangers sont nés en France et sont soit français de naissance par suite de la déclaration des parents (« Français par option »), soit deviendront automatiquement Français à leur majorité par suite de leur propre décision.
33Mais, ce qui est bouleversant dans le télégramme c’est le fait que dans sa proposition Laval va très au-delà des projets d’Eichmann et de Dannecker. En effet, ces derniers n’ont pas envisagé l’arrestation et la déportation des enfants à tel point que la proposition de Laval a l’air de prendre Dannecker au dépourvu et l’oblige de demander à Berlin l’autorisation de l’accepter. En publiant, en 1949 (3 p. 14) pour la première fois ce télégramme désormais tristement célèbre, nous avons souligné l’effarante responsabilité que Laval a endossée avec d’autres dirigeants de Vichy, en jetant en pâture à Dannecker de jeunes enfants juifs.
34Ainsi, ce télégramme pose un premier problème : quelle est la véritable raison de la « modération » d’un Dannecker et d’un Eichmann qui écartent les enfants de la déportation ? Ceci est d’autant plus surprenant qu’au début de juillet 1942, à l’Est de l’Europe, on massacre les enfants juifs aussi facilement que les adultes et cela depuis déjà plus d’un an. En effet, d’une part les « Einsatzgruppen », formations SS spécialement entraînées, qui suivent les avant-gardes de la Wermacht dans ses progressions en Russie, tuent par tous les moyens les Juifs de tout âge ; d’autre part, on commence à le faire, dans le plus grand secret, dans les chambres à gaz mobiles ou permanentes à Chelmno (décembre 1941), à Belzec (mars 1942), à Sobibor (mai 1942), à Treblinka (fin juillet 1942) (7 p. 115, 120, 122, 125).
35Pourquoi, donc, Dannecker ne veut-il pas d’enfants venant de France ? Plus exactement, il les veut bien, mais pas dans l’immédiat, « à partir du 15e convoi », dit le télégramme, en comptant les cinq déjà partis, c’est-à-dire, vers le 15 août, ce qui se fera en effet. Ainsi, il ne s’agit donc d’aucune « modération » ou « hésitation » de la part de Dannecker. La vraie question est la suivante : pourquoi le 6 juillet 1942 Dannecker a besoin d’un délai d’environ un mois en ce qui concerne la déportation des jeunes enfants ? Jusqu’à présent cette question n’a pas trouvé de réponse et cependant elle semble découler de l’analyse de la situation à Auschwitz au début du mois de juillet 1942. En effet, sur le territoire d’Auschwitz II-Birkenau est aménagée, dès janvier 1942, dans une ferme de paysans abandonnée, la première chambre à gaz artisanale connue sous l’appellation de « Bunker I » (ou « weisse Haus » = « maison blanche »). Elle se trouve rapidement insuffisante et une autre ferme abandonnée est, à son tour, transformée en chambre à gaz appelée « Bunker II » (ou « rote Haus » = « maison rouge ») qui est à peine prête le 30 juin 1942, précisément au moment des pourparlers de Paris (7 p. 120 ; 8 p. 373). Elle sera pleinement « fonctionnelle » au début du mois d’août. C’est pour cette raison que les « sélections systématiques » à l’arrivée des convois venant de France ne se feront qu’à partir du début d’août 1942 : les convois partis de France en mars-juin 1942 seront intégralement admis au camp d’Auschwitz sans «sélection» à l’arrivée. Le 6 juillet, Dannecker le sait; Eichmann le sait encore mieux puisqu’il est en liaison constante avec Auschwitz et naturellement le premier demande le feu vert au second : ils attendent l’entrée en pleine activité du « Bunker II » à Birkenau où les jeunes enfants doivent être tués dès leur arrivée selon les règles inexorables établies à Auschwitz.
36Rien d’étonnant, donc, que le problème soit rapidement réglé entre les deux hommes : le 20 juillet 1942, Eichmann donne à Dannecker par téléphone l’autorisation de déporter les enfants à partir de la deuxième moitié du mois d’août (9) et le 30 juillet, Knochen le confirme par écrit au Chef de l’Etat-Major du Commandant Militaire en France (10).
37Mais ce délai d’attente va infliger un terrible surcroît de cruelles souffrances au martyre des malheureux enfants offerts par Laval.
38Il faut souligner avec force que la proposition de Vichy faite par Laval le 6 juillet 1942 est absolument spontanée, elle n’est ni suggérée, ni encore moins « exigée » par les Allemands et cependant elle précipite les enfants de l’Europe occidentale dans l’épouvantable circuit des déportations et vers la mort. En faisant son offre en juillet 1942, Vichy a grandement facilité la réalisation des pires projets nazis dans le domaine de l’extermination des Juifs.
39Il est temps d’examiner le second problème fondamental que pose inévitablement le télégramme du 6 juillet 1942, à savoir : en faisant son offre à Dannecker, Laval et les autres responsables de Vichy — Pétain, Bousquet, Leguay, Darquier — savaient-ils que la destinée de tous les enfants devait être une mort atroce dans les chambres à gaz d’Auschwitz ? A la question posée de cette façon, il semble que la réponse ne peut être que négative : le 6 juillet 1942 Laval et les autres ne devaient pas connaître le sort réservé aux enfants à Auschwitz, car à cette époque — nous l’avons vu — les chambres à gaz étaient au début de leur sinistre activité ou fonctionnaient à peine, de sorte que les « sélections » à l’arrivée des trains ne se faisaient pas encore systématiquement, à Auschwitz. D’ailleurs il est équitable de souligner que les dirigeants de Vichy n’étaient pas seuls à ignorer la réalité d’Auschwitz. Par exemple, l’Américain Donald Lowrie, un des responsables de la Y.M.C.A. (« Young Men’s Christian Association») qui s’occupait activement de l’émigration de France des enfants juifs, voyait en août 1942 de la manière suivante le « sort général » (des déportés), au sujet duquel personne ne se faisait aucune illusion : tomber aux mains des Allemands, cela signifiait soit le travail forcé, soit l’extermination lente dans la « réserve juive de Pologne » (11). Cette réflexion paraît aujourd’hui dérisoire et cependant, elle reflète bien l’opinion très répandue à l’époque en Europe de l’Ouest, y compris parmi les masses juives.
40Par contre, si l’on pose le problème suivant : en livrant à Dannecker les jeunes enfants juifs, en insistant pour qu’ils soient déportés, Laval et les autres responsables de Vichy savaient-ils qu’à plus ou moins brève échéance ces malheureux devaient mourir par suite des traitements barbares qui leur seraient réservés, — la réponse ne peut être que positive. Surtout quand dès les premières heures après leur arrestation, encore sur le sol français, ces enfants ont été soumis à des épreuves cruelles et terriblement éprouvantes pour leur santé physique et psychique. Les responsables de Vichy ne pouvaient rien ignorer de ce drame, car c’est le personnel français sous leurs ordres qui s’est trouvé être l’instrument de ces atrocités. Tout ceci devait alerter, inquiéter, bouleverser ces responsables, Laval en premier lieu.
41Mais, n’anticipons pas et revenons à la suite des événements, en les résumant rapidement.
d) Rafles de juillet-août 1942
42En attendant la réponse de Berlin au télégramme du 6 juillet, une commission franco-allemande est formée le 8 juillet pour préparer les rafles dans la région parisienne et en zone non occupée et elle est placée sous la présidence de Darquier.
43Dans la région parisienne, la rafle doit avoir lieu le 13 juillet, elle vise 28.000 personnes des deux sexes, parmi lesquelles on escompte prudemment, à coup sûr, la capture de 22.000, âgées de 16 à 60 ans pour les hommes et à 55 ans pour les femmes dont les enfants entre 2 et 16 ans seront amenés en même temps que les parents appartenant aux nationalités suivantes : « Allemands, Autrichiens, Polonais, Tchécoslovaques, Russes (réfugiés et soviétiques), apatrides et de nationalité indéterminée». (12; 3 p. 12 et 16). Le 10 juillet on décide de reporter la date de cette rafle au 16-17, « à cause de la fête nationale du 14 juillet » (13 ; 3 p. 16). Les équipes chargées des arrestations auxquelles seront distribuées « 25.334 fiches pour Paris et 2.057 fiches pour les 25 communes de la banlieue, seront constituées d’un gardien en tenue et d’un gardien en civil ou d’un inspecteur des renseignements généraux ou de la Police judiciaire » qui doivent « procéder avec le plus de rapidité possible, sans paroles inutiles et sans commentaires » et qui amèneront leurs victimes aux commissariats d’arrondissements où le premier tri sera fait : « les individus avec familles n’ayant pas d’enfants de moins de seize ans » seront dirigés sur le camp de Drancy, et « les autres », au vélodrome d’Hiver. Ces équipes « effectueront leur service le 16 juillet de 4 h à 9 h 30 et de 12 h à 15 h 30 et le 17, de 4 h à 13 h (13 ; 3 p. 16). Le personnel de la police, de la gendarmerie et de la garde mobile, mobilisé ce jour, sera de 9.000 hommes (14 p. 23).
44La description des dramatiques péripéties de cette gigantesque rafle sort du cadre de cette étude. Le lecteur peut la trouver dans plusieurs ouvrages (3; 6 p. 13842, 258-60, 381-406; 14; 15; 16; 17).
45Les résultats obtenus sont connus grâce d’une part au rapport rédigé le 17 juillet par Rothke, adjoint de Dannecker (6 p. 390-2; 15 p. 6) et d’autre part par la lettre que Darquier envoie à Laval le 23 juillet (5 p. 252) : nombre total des personnes arrêtées 12.884 parmi lesquelles 3.031 hommes, 5.082 femmes et 4.051 enfants. Comme prévu, les célibataires et les familles avec enfants âgés de plus de 16 ans (environ 6.000 personnes) sont amenés à Drancy. Les familles ayant des enfants âgés entre 2 et 16 ans sont enfermées au Vélodrome d’Hiver où rien n’est préparé pour les accueillir : ni moyens de couchage, ni ravitaillement, où elles sont sévèrement rationnées en eau qui manque dès le premier jour, privées des toilettes rapidement et irrémédiablement bouchées, abandonnées à un service médical débordé et réduit à quelques infirmières de la Croix-Rouge, dans une enceinte remplie d’un vacarme étourdissant fait des cris et des pleurs des enfants et des adultes à bout de nerfs, des hurlements et des râles de quelques personnes devenues folles ou des malades et des blessés après des tentatives de suicide. (6 p. 394-7; 14 p. 55-70; 15 p. 8-9; 16 p. 179-80).
46Pendant ce temps la commission franco-allemande se réunit le 17 juillet à Paris et discute du sort des enfants arrêtés (*)(*)Du côté allemand, le SS-Sturmbahnführer Hagen et le… : « Le Commissariat général aux Questions juives, chargé de diriger les rafles, a tout d’abord proposé de placer les enfants juifs dans des maisons d’enfants de Paris et de sa banlieue. Suivant les indications du C.G.Q.J., il serait fort possible de procéder ainsi. Au cours de la conférence, la proposition suivante a été jugée préférable : pour commencer, les enfants juifs ne seraient pas séparés de leurs parents, mais transportés avec eux dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande. La S.N.C.F. se chargerait du transport lui-même, la Police française de son organisation. (…) Il y a lieu d’attendre la décision du service supérieur concernant les possibilités de déportation des enfants juifs. (Note manuscrite : A mon avis, peuvent tout de même être déportés après décision du R.S.H.A.). Les représentants de la Police française ont, à différentes reprises, exprimé le désir de voir les enfants également déportés à destination du Reich. Au cas où cela ne serait pas possible immédiatement, les Juifs adultes se trouvant dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande seraient transférés à Drancy par trains de 1.000 personnes chacun, et ce suivant notre demande. Au cas où il serait possible de prendre les enfants juifs, ceux-ci devraient être déportés avec les parents. (…) Signé Röthke. (15 p. 6 ; 6 p. 391-2.)
47Ce document administratif trahit le désarroi de la bande des participants français avec Darquier en tête devant la situation sans issue dans laquelle la criminelle improvisation de Laval a mis froidement les malheureux enfants. De toute façon il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de bonne solution, de solution humaine à ce sacrifice délibéré des innocents gosses sans défense, qui « devront être déportés avec les parents », comme Laval l’a proposé pour ceux de la zone non occupée. Cependant, tout sera fait pour aggraver à satiété leur sort, car Laval ne les a pas seulement offerts en pâture aux pires gestapistes « pour sauver les Français », mais les a livrés à leur entière discrétion en précisant bien qu’il se désintéressait de leur sort. Or, les gestapistes en question sont en furie, car les résultats de la rafle tant désirée sont « médiocres » : « seulement » 13.000 victimes au lieu de 28.000 ou, au moins, 22.000 escomptées. Ils soupçonnent que beaucoup de victimes désignées ont été prévenues par les fuites venant de la Préfecture, que certains exécutants n’ont pas mis le zèle nécessaire pour la totale réussite de l’entreprise et ils savent que leur chasse à travers tous les quartiers de la capitale a profondément bouleversé la population et que des voisins, des concierges, des amis et des inconnus ont caché beaucoup d’hommes, de femmes et d’enfants. Röthke exige une enquête sur les fuites à la Préfecture, Darquier, responsable de la rafle, tremble devant la colère des Allemands et écrit à son « patron » direct Laval, le 23 juillet : « (…) le nombre (des victimes, G.W.) est très éloigné de celui qui a été prévu sur la base des listes de recensement se trouvant à la Préfecture de Police. (…) Des indiscrétions commises auparavant avaient permis à un certain nombre de Juifs de passer clandestinement en zone non occupée. Les entretiens que j’ai eus aujourd’hui avec les autorités d’occupation m’ont permis de constater chez celles-ci un vif mécontentement. Le nombre de trains prévu spécialement à cet effet par les autorités allemandes correspond au transport de 32.000 Juifs. Il est donc nécessaire que les arrestations correspondent exactement au départ des trains prévus (…) Personnellement, je suis certain que tout retard ou toute négligence apportés à l’exécution de ce plan d’évacuation entraînerait des suites sérieuses et exposerait le Gouvernement français au risque de perdre tout contrôle sur les mesures ultérieures dans ce domaine » (5 p. 253).
48On a bien vu en quoi consiste la volonté de Darquier de « contrôler » les Allemands ! Dans son affolement et dans son zèle Darquier, ce haut fonctionnaire de Vichy, n’hésite pas à communiquer une copie de cette lettre adressée au chef de son gouvernement, en traduction allemande, à Röthke qui, ironique et méprisant, note de sa main : « Présentée au Standartenführer Dr Knochen avec prière d’en prendre connaissance. Le directeur Galien (directeur du cabinet de Darquier qui transmet la copie, G.W.) a voulu nous donner une preuve par cette lettre de l’ « activité » du Commissaire général.» (5 p. 252.)
e) Sort des enfants
49Comme il avait été décidé le 17 juillet, à partir du 19, les enfants, avec leurs parents, sont transférés, sous une garde française, en plusieurs échelons, du Vélodrome d’Hiver aux camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, dans le Loiret. Pendant ce temps, les 6.000 adultes enfermés à Drancy sont déportés à Auschwitz en six convois dont le premier, composé exclusivement d’hommes, quitte le camp, le 19 juillet, sous les regards désespérés de leurs mères, de leurs épouses et de leurs filles, car on sépare les familles. (6 p. 243-4 ; 18 p. 54-5.)
50A Pithiviers et à Beaune-la-Rolande, un nouvel acte de ce supplice inhumain se joue à la fin du mois. Comme nous l’avons vu, Dannecker, dans son télégramme du 6 juillet à Eichmann, avait demandé l’autorisation de déporter les enfants « proposés » par Laval « à partir du quinzième convoi ».
51Mais, il n’est pas question pour Dannecker de laisser sans utilisation immédiate les précieux trains qui sont pour le moment à sa disposition. L’ordre est donné donc de séparer les adolescents de plus de 12 ans et les adultes en laissant sur place les enfants entre 2 et 12 ans. Il fallut donc arracher de force les jeunes enfants à leurs parents et à leurs frères et sœurs plus âgés, ce qui fut fait dans le climat démentiel d’un pogrom et devant quelques femmes horrifiées du personnel de la Croix-Rouge qui essayèrent d’assister ces malheureux et dont les témoignages sont difficiles à lire, même trente ans après. (6 p. 204 et 299; 14 p. 149-50.)
52Entre le 31 juillet et le 7 août les adolescents et les adultes sont déportés directement des camps du Loiret à Auschwitz, tandis que les enfants de 2 à 12 ans restaient dans un abandon complet, mêlés à quelques adultes étrangers malades ou « en attente ». On reste confondu devant un pareil drame, dont la cruauté paraît d’un raffinement insupportable et révoltant.
53Une lettre de Leguay, adressée à Darquier le 3 août, résume bien le programme établi pour le mois d’août, programme qui sera effectivement réalisé : « Les trains des 10, 13, 14 et 17 août seront constitués par des Juifs étrangers venant de zone libre (…). Les trains des 19, 21 et 26 août seront en principe constitués par les enfants des familles qui avaient été internés à Pithiviers et à Beaunela-Rolande. » (5 p. 257-8.)
54Ainsi, au début d’août, la déportation à Auschwitz des jeunes enfants arrachés à leur famille est prévue pour la deuxième moitié du mois et il nous suffit de citer un extrait du procès-verbal de la réunion entre Dannecker et Leguay, le 13 août, pour être éclairés sur l’avant-dernier acte du martyre de ces enfants : « (…) Les Juifs en provenance de la zone non occupée seront mêlés à Drancy aux enfants juifs qui se trouvent actuellement encore à Pithiviers et à Beaunela-Rolande, dans la proportion de 300 à 500 enfants juifs pour 700 ou tout au moins 500 adultes. En effet, selon l’ordre du R.S.H.A., les trains chargés exclusivement d’enfants juifs ne sont pas admis. » (5 p. 258). Il suffit de savoir que tous ces enfants ont été transférés à Drancy par trains de marchandises mêlés à quelques adultes étrangers se trouvant encore dans des camps du Loiret. A Drancy, ils sont restés quelques jours dans une profonde misère physique et psychique, bouleversants acteurs du drame le plus poignant que ce sinistre camp ait vécu en trois ans de son existence. Puis, de nouveau, ils sont embarqués avec des adultes étrangers dans des trains de marchandises et déportés à Auschwitz où tous ils sont menés directement aux chambres à gaz. Leur calvaire glace le sang… (6 p. 140, 144, 158, 401; 14 p. 143; 15 p. 9; 16 p. 181; 18 p. 55, 147, 156).
55Dans cette atroce et interminable agonie de tout petits enfants la responsabilité de Vichy et, tout spécialement de Laval, est écrasante. A aucun moment, lui, l’auteur de la proposition qui a scellé leur sort. le chef du Gouvernement qui se prend au sérieux, n’a jamais fait la moindre démarche, la moindre tentative de démarche pour adoucir le calvaire de ces enfants : ni quand sa police les arrache à leur mère, père, sœurs et frères, ni quand ils restent comme des chiens perdus sans collier à Pithiviers et à Beaune-la-Rolande sous la garde française, ni quand on les transporte, escortés par sa police, à Drancy où on les isole de nouveau dans des chambres sales, puantes, sans lits, infestées de punaises, sans possibilité de sécher leurs larmes, de soigner les boutons qui les couvrent, les diarrhées dont ils souffrent, abandonnés la nuit à leurs cauchemars dans la faible lumière de rares ampoules peintes en bleu, ni quand ils sont réembarqués avec des adultes qu’ils ne connaissent pas pour aller vers les chambres à gaz d’Auschwitz… Il avait déclaré à Dannecker, le 6 juillet, que leur sort « ne l’intéressait pas » et il l’a prouvé d’une manière féroce et inhumaine qui soulève le cœur et qui n’a rien à voir avec « l’impuissance » dont parle Laval lui-même au cours de son procès, en comptant, par contre, sur une évidente reconnaissance que lui doivent, estime-t-il, les Juifs français pour les avoir « sauvés » à ce prix.
56Ajoutons qu’au mois d’août et, plus particulièrement, les 26 et 28 de ce mois, ainsi qu’au début de septembre, en zone non occupée ont été arrêtés quelques 11.000 hommes, femmes et enfants (19), livrés dans des conditions inhumaines aux Allemands qui les déportent de Drancy. Pendant les mois suivants, dans les deux zones, les rafles et les arrestations individuelles se poursuivent, de sorte qu’au printemps 1943 le nombre des déportés juifs de France sera environ de 49.000, et cela malgré l’arrêt complet des déportations entre le 11 novembre 1942 et le 9 février 1943 à cause du manque du matériel ferroviaire (20).
57En définitive, on peut résumer les tractations de juin-juillet 1942 entre le gouvernement de Vichy et les plus hautes instances de la SS et de la Police allemande en France, de la façon suivante :
- a) les Allemands donnent leur accord pour surseoir provisoirement (« pour l’instant », « pour le moment », après que les étrangers aient été « déportés en premier lieu » ou « d’abord ») à la déportation des Juifs français ;
- b) pour compenser le manque de victimes ainsi créé, les responsables de Vichy proposent d’abaisser l’âge des personnes à déporter « au-dessous » de 16 ans et acceptent d’élever la limite supérieure « au-dessus » de 45 ans, primitivement fixée.
59Pratiquement et très rapidement, il n’y aura plus de limites d’âge pour les déportations des Juifs de France ; on déportera dès le mois d’août 1942 des nouveau-nés, des nourrissons et des vieillards de 90 ans.
60Tel est le contenu de l’accord réputé pour avoir « sauvé les Juifs français en sacrifiant des Juifs étrangers » pour lequel Laval réclamait la reconnaissance des premiers à son égard.
61Nous verrons bientôt à quel point cet honteux accord a véritablement « sauvé » les Juifs français de la déportation !
62Une série d’événements très instructifs quant à l’attitude des autorités de Vichy dans le problème de la déportation des Juifs français se situe au début de 1943.
63En effet, après une interruption des déportations pendant trois mois, les Allemands décident de les reprendre les 9, 11 et 13 février 1943. Le 21 janvier, Knochen indique à Eichmann qu’à Drancy se trouvent 3.811 internés parmi lesquels 2.159 Français dont il envisage la déportation et le 25 janvier on lui donne l’accord de Berlin sous réserve que la déportation des Français soit conforme aux règles pratiquées en France (47).
64Les convois des 9 et 11 février sont formés avec des étrangers et des apatrides, mais celui du 13 doit être constitué avec des Français. Cependant, la police de Vichy refuse à Rothke, le 10 février, son concours pour ce dernier convoi parce que la question de la déportation des Français n’est pas encore réglée entre les gouvernements allemand et français (48) : « …j’ai répondu à ces messieurs que cette optique m’étonnait cependant, eu égard au fait qu’en 1942 nous avons déjà déporté des Juifs de nationalité française ayant contrevenu aux dispositions légales les concernant », écrit Rothke, et il ajoute : « Sauts (chef du cabinet de Leguay – G.W.) a encore déclaré que, d’après le point de vue de Bousquet, nous pouvions déporter tous les Juifs français qui se trouvent à Drancy, mais que la police française ne pourrait nous aider. Après décision au téléphone du BdS (Knochen), j’ai déclaré à Sauts que le transport du 13 février partirait de toutes façons. »
65Ainsi, l’argumentation des responsables de Vichy est en février 1943 la même qu’en juillet 1942 : déportez les Juifs français par vos propres moyens, mais nous ne voulons pas y participer ouvertement ! Et, dans la logique de l’idée de « sauver les Juifs français en sacrifiant les étrangers », la police française arrête à Paris, de sa propre initiative, 1.496 étrangers et apatrides qu’elle interne à Drancy en vue de leur déportation le 13 février. « Ce groupe était constitué surtout de grands vieillards et d’enfants. L’âge moyen de ce groupe était (y compris les enfants) de soixante-quatre ans et demi… C’est tout ce qu’on avait pu trouver dans Paris. Les jeunes et les valides avaient été arrêtés auparavant, ou s’étaient cachés… Ces malheureux étaient incapables de porter leurs bagages, incapables de monter au quatrième ou même au troisième étage, incapables d’aller aux cuisines chercher leur soupe, incapables de monter sur la couchette supérieure des lits à deux étages. Les chambrées ressemblaient à quelque horrible asile de vieillards conçu par un metteur en scène à l’imagination maladive.
66Le 12, à la première heure, ces vieillards commencèrent à se présenter à la fouille. Les équipes de porteurs formées parmi les anciens, portaient les bagages et souvent les vieillards eux-mêmes. Vers 11 heures du matin, apparition soudaine de quelques Allemands qui, du milieu de la cour, contemplaient le spectacle. Un quart d’heure après, on apprit que la fouille des vieillards était arrêtée, leur déportation annulée et l’ordre donné de commencer immédiatement la fouille des Français internés au camp. C’est ainsi que le 13 février, mille Français furent déportés au chant de « la Marseillaise » (18 p. 59 ; 6 p. 248). Le 12 février, Knochen rend compte à Berlin de ces événements en précisant : « Il va sans dire que les deux catégories de Juifs (Français et étrangers. G.W.) … devront être déportées » (49).
67Il reste à ajouter que finalement la police française, malgré ses réserves verbales, a coopéré lors du départ du convoi du 13 février constitué entièrement de Juifs français… (50).
68Au début de mars 1943, trois nouveaux convois quittent la France comprenant les étrangers et les apatrides : le 2, ceux arrêtés le 11 février auxquels on ajoute les vieillards de l’hospice Rothschild ; le 4 et le 6, ce sont les étrangers des camps de Gurs et de Drancy.
69Pendant cette même période, un autre problème se trouve en voie de liquidation. Il s’agit des Juifs français et étrangers arrêtés à Marseille les 22-24 janvier 1943 au cours de l’ « action Tiger » (démolition du quartier du vieux port). Tous sont transférés en janvier au camp de Compiègne, mais sur demande de Röthke du 10 mars, ils sont dirigés de Compiègne a Drancy.
70Leur déportation est prévue pour les 23 et 25 mars. Le premier convoi contiendra 997 personnes parmi lesquelles 780 de Marseille et 570 Français « délinquants » ou « en infraction » aux lois anti-juives.
71La déportation de ces Français remet en discussion le problème général de la déportation des Juifs français.
72Le 22 mars, Leguay déclare à Rothke : « Cette question a été portée jusqu’au Maréchal Pétain et Laval. Pétain a expliqué qu’il ne comprend pas pourquoi on déporte des Juifs de nationalité française quand il existe encore en France tant d’autres Juifs. Bousquet a ordonné que la police française ne doit pas coopérer lors d’évacuation des Juifs français» (51).
73Ainsi la situation est la même qu’en février et les Allemands décident d’organiser les deux convois par leurs propres moyens, comme en février !
74Le 23, à 6 heures du matin, un détachement de police allemande et de la Feldgendarmerie vient à Drancy où se trouvent les autobus français et quelques 10 à 15 membres de la police française. Le transport des déportés vers la gare de Drancy commence quand, à 6 h 30, arrivent environ 40 policiers français qui « aident spontanément » (« helf unaufgefordert ») lors de l’embarquement des déportés dans les autobus et leur transport à la gare de chemin de fer. A la gare se présentent 50 hommes de la gendarmerie française accompagnés de 2 à 3 officiers, ainsi qu’un détachement de la gendarmerie française désigné pour accompagner le train jusqu’à la frontière allemande. Cependant, vers 8 heures, François, directeur de la Préfecture de Police, arrive à la gare, et ordonne aux gendarmes français de ne pas accompagner le train, ce qui fut fait. Néanmoins, le détachement de gendarmerie française est resté à la gare jusqu’au départ du train à 9 h 42 (51). Une véritable comédie de «résistance» !
75Le 25 mars part un second train de 999 déportés dont 580 Français qui est escorté par les gendarmes allemands, mais la veille, Hagen a un entretien avec Leguay où le second dit au premier : « … que le Maréchal, aussi bien que Laval, sans pourtant exposer par là une attitude pro-juive, ne voulait pas, pour des raisons humanitaires, assumer la responsabilité du transfert de Juifs vers le Reich » (52). Etranges « raisons humanitaires » qui apparaissent dans le cas de Juifs français et disparaissent dans celui des étrangers et des apatrides !
76Le 29 mars, Knochen câble à Eichmann qu’en raison de l’opposition de Pétain, il ne faut plus compter sur la déportation, dans l’immédiat, des Juifs français, mais qu’il y a une solution à ce problème : la « dénaturalisation » postérieure à 1932 (53).
77L’attitude ambiguë des responsables de Vichy le 13 février et les 23 et 25 mars 1943 dans la question de la déportation des Juifs français est très instructive : on ne défend d’aucune façon ces Français, on est d’accord pour qu’on les déporte, mais on ne veut pas y participer activement parce qu’ « il y a encore beaucoup d’étrangers à déporter » ou pour des « raisons humanitaires » peu claires. On y participe tout de même, mais honteusement, manifestement très «gêné», pour reprendre l’expression employée déjà en juillet 1942. Honte, gêne devant qui ?
78L’attitude des Allemands est également significative : ils sont très mécontents des difficultés que leur crée Vichy dans la question de la déportation des Juifs français, mais ils ne menacent les Français d’aucune sanction et se résignent à ne pas déporter les Juifs français jusqu’à ce que les « dénaturalisations » apportent une solution « élégante » à leurs difficultés ! Déjà le 12 février 1943, Knochen a télégraphié à Berlin que si l’on veut résoudre le problème juif en France, il faut obtenir le concours de la police française (49). C’est là, sans doute, que se trouve la principale raison de leur « modération » devant les réserves de Vichy, raison que Vichy ne cherche pas à exploiter en abandonnant avec complaisance et sans scrupules les Juifs étrangers et apatrides et avec facilité et hypocrisie les Juifs français.
II. — L’affaire des denaturalisations
79Il y a une autre décision de Vichy que Laval et, à sa suite, les nostalgiques du régime de Pétain, mettent à son crédit dans le problème de la « protection des Juifs français » : en août 1943 Laval refuse de signer le décret dénaturalisant collectivement tous les Juifs naturalisés français après 1927.
80Malgré les apparences, ce problème est intimement lié à celui de la mise provisoire hors des déportations des Juifs français. Et ce n’est évidemment pas sans bonnes raisons que dans son télégramme du 6 juillet 1942 où il rapporte à Eichmann les propositions de Laval, Dannecker ajoute in fine : «…Lors de la deuxième phase, on s’attaquera aux Juifs naturalisés en France après 1919 ou après 1927» (v. p. 6). D’ailleurs, déjà le 25 juin 1942, Dannecker «suggère» à Leguay d’arrêter lors de la grande rafle projetée à Paris « précisément des Juifs naturalisés seulement depuis la Première Guerre mondiale » (v. p. 2). En juin-juillet 1942, cette question devient actuelle en tant qu’autre moyen de remplacement des Juifs français mis hors de déportations, complétant l’élargissement des limites d’âge des victimes sur lequel l’accord franco-allemand vient d’être acquis. De cette façon, formellement, les « Français » ne seront pas déportés, car certains parmi eux seront au-préalable « dénaturalisés », c’est-à-dire qu’ils deviendront « apatrides ». Nous verrons bientôt pourquoi les Allemands avaient de très solides raisons de penser que cette mesure serait adoptée sans difficultés par Vichy.
81Cependant, en été 1942, il n’y a pas d’urgence : depuis le mois de juillet, Vichy livre suffisamment de Juifs étrangers, les services du « Judenreferat » sont suffisamment occupés à faire écouler ce flot pour que la question de la « dénaturalisation » souvent agitée par les Allemands et par Darquier qui en est un ardent partisan, reste dans l’ombre. Au début de 1943, après une accalmie de trois mois due au manque du matériel roulant (20), le programme des déportations est repris, mais avec nettement plus de difficultés qu’auparavant, pour des raisons qui seront précisées plus bas, et la question des « dénaturalisations » devient urgente. Le 6 mars 1943, Röthke propose d’ « exiger du gouvernement français (…) la publication d’une loi retirant la nationalité française aux Juifs naturalisés après 1927 ou 1933 » et la « remise des Juifs devenus ainsi apatrides aux fins de déportation » (5 p. 256 ; 6 p. 734). A cette même époque, Darquier prépare un projet de loi dans le sens souhaité par les Allemands, tandis que Bousquet trouve habile de marchander et suggère de ne pas aller aussi loin, mais de choisir comme date 1932. Au début du mois de juin 1943, Laval semble approuver cette dernière proposition. Comme l’écrit le 11 juin 1943 l’agent allemand de Vichy VMT 200 à Röthke : « Laval veut rédiger la loi de telle manière qu’elle soit rétroactive jusqu’à 1932, tandis que Pellepoix (Darquier, G.W.) a l’intention de fixer cette date à 1927. (5 p. 266). Himmler est mis au courant de l’état de la question et, le 18 juin 1943, il « ordonne » à Oberg de « faire une démarche pressante auprès du chef du gouvernement pour obtenir la publication immédiate de la loi sur la déchéance de la nationalité française des Juifs naturalisés après le 1er janvier 1927. » (5 p. 267). Le principe de la dénaturalisation étant acquis depuis près d’un an, la discussion porte uniquement sur la date : 1927 ou 1932. En attendant une décision concernant ce dernier point, les Allemands préparent activement les futures arrestations de « ces dénaturalisés ». Aucune improvisation, car l’effet de surprise est primordial pour la réussite de l’opération. Le 12 juin, Hagen, Röthke, Brunner et Leube élaborent une série de mesures policières à prendre et décident avec une superbe assurance : « La publication de la loi déjà signée par Laval et Gabolde ne sera autorisée par nous que lorsque toutes les mesures de police relatives aux arrestations seront préparées dans tous les détails (…) » (5 p. 267).
82Le 28 juin, Knochen réclame à Berlin 250 officiers et hommes de troupe SS parlant français, car Paris manque de personnel. Berlin promet quatre hommes… toujours à cause du manque de personnel (…). Le 7 juillet, Knochen et Röthke envisagent que la rafle aura lieu le 15 juillet (22) mais, le 16 juillet, Lischka avise le préfet de Police de Paris qu’elle aura lieu les 23-24 juillet (23). Le 17 juillet 1943, Darquier, triomphant, écrit à Röthke que Laval et Gabolde (ministre de la Justice) ont signé le 22 juin 1943 « la loi n° 361 retirant la nationalité française aux Juifs naturalisés après le 10 août 1927 ». (5 p. 268). L’affaire est définitivement réglée.
83Or, le 7 août, se produit un véritable coup de théâtre : Laval révoque sa signature, car, dit-il, à Knochen ahuri, « il ne pouvait pas s’exposer à encourir le reproche de publier les lois pour nous livrer les Juifs » ; il doit soumettre le problème à Pétain ; il a signé le texte de Darquier par erreur, mais il « veut revenir au projet Bousquet » (5 p. 268). Une semaine plus tard, Röthke arrive à Vichy pour entendre de la bouche de Laval que Pétain est « très en colère », que lui, Laval, n’est plus d’accord même sur le projet Bousquet, car il s’agit de livrer les Juifs dénaturalisés à la déportation immédiate et que désormais la police française ne prêtera plus son concours « sur une grande échelle » lors des arrestations des Juifs. (5 p. 268). Dans son rapport du 14 août 1943, Röthke, au comble de la surprise, ajoute mélancoliquement, que l’affaire ne pourra changer « sauf, si la situation militaire de l’Allemagne change radicalement en notre faveur au cours des prochains jours ou semaines ».
84Il reste à ajouter que, s’il est vrai qu’en août 1943 Laval a refusé désormais l’emploi « massif » de la police dans les arrestations des Juifs, son emploi plus discret ne fera jamais défaut et que la Milice, bientôt placée sous les ordres de Darnand, ministre de Laval chargé du « maintien de l’ordre », les agents de la S.E.C. sous les ordres du C.G.Q.J., les bénévoles de toutes les couleurs, tels les francistes, les doriotistes et consorts, continuaient à s’acharner contre les Juifs jusqu’à l’écroulement du régime de Vichy et ont fait des milliers de victimes. (6 p. 85).
85Quoi qu’il en soit, nous avons vu que les Allemands se trouvent fortement surpris par le revirement ahurissant de Laval en août 1943. Pour en comprendre les raisons, il est nécessaire d’examiner la politique de Vichy dans la question juive avant 1942, sans quoi les événements retirés de leur contexte historique apparaissent surprenants.
III. — La politique de vichy dans la question juive entre le 10 juillet 1940 et le 6 juillet 1942
86En effet, il est inadmissible d’étudier les quatre ans de la persécution des Juifs en France en commençant son histoire non pas à partir du 10 juillet 1940 mais deux ans plus tard, à partir de l’été 1942, ou même de l’été 1943, comme on le fait quelquefois.
87La première mesure qui nous intéresse prise par le gouvernement de Vichy date du 22 juillet 1940, c’est-à-dire, douze jours après son installation et annonce la révision des naturalisations à partir de 1927 (5 p. 19) sans cacher nullement qu’il s’agit essentiellement de dénaturalisation des Juifs. Ce décret est pris par le Gouvernement de Vichy sans aucune intervention allemande ni sur le principe ni sur la date de 1927. Il est l’expression de la doctrine pronée par « l’Action française » selon laquelle tous les Juifs sont des « étrangers inassimilables », des « métèques » qu’il faut rejeter hors de la communauté nationale, à commencer par les « Français de fraîche date », les plus faciles à atteindre.
88La seconde vient un mois plus tard (le 27 août 1940) et elle abroge le décret de 1939 interdisant la propagande antisémitique qui attaque aussi bien et aussi grossièrement les Juifs étrangers et apatrides que les Juifs français de « fraîche date » ou de « longue date ». Cinq semaines plus tard est publié le premier « Statut des Juifs » (le 3 octobre 1940) qui interdit à ces derniers les mandats d’élus, les fonctions dans les administrations de l’Etat, des départements et des municipalités, la magistrature, la police, le corps d’enseignants et celui des officiers dans l’armée, etc., c’est-à-dire les emplois qui ne pouvaient être brigués que par des Français à l’exclusion des étrangers et des apatrides. C’est donc une loi qui affecte surtout, sinon uniquement les Juifs français. Quatre jours plus tard (le 7 octobre 1940) est abrogé le « décret Crémieux » du 24 octobre 1870 accordant la nationalité française aux Juifs algériens (24 p. 22). Le 4 octobre 1940 paraît la loi qui, dans son article 1er, dit : « Les ressortissants étrangers de race juive pourront, à dater de la promulgation de la présente loi, être internés dans des camps spéciaux par décision du préfet du département de leur résidence » (24 p. 22) seule disposition qui ne vise pas les Juifs français. Mais cette inadmissible lacune sera bientôt comblée : en effet, la loi du 29 mars 1941 créant le C.G.Q.J. et modifiée le 19 mai 1941 précise dans son art. 5 que le Commissaire général aux Questions juives est chargé de « provoquer à l’égard des Juifs (…) toutes mesures de police commandées par l’intérêt national » (24 p. 39). Le deuxième « statut des Juifs », celui dit de Vallat, qui, le 2 juin 1941, remplace le premier, celui dit d’Alibert, et qui contient une interminable liste des professions inerdites aux Juifs français et étrangers — fonction publique, professions libérales, commerciales, industrielles, libres — précise dans son art. 9 : « Sans préjudice du droit pour le Préfet de prononcer l’internement dans un camp spécial, même si l’intéressé est français » ; les peines d’emprisonnement et d’amendes frappent « tout Juif qui s’est livré ou a tenté de se livrer à une activité qui lui est interdite » ou « qui se sera soustrait ou aura tenté de se soustraire aux interdictions édictées (…) au moyen de déclarations mensongères ou manœuvres frauduleuses » (24 p. 49).
89Ces interdictions sont de toutes sortes et visent aussi bien le droit d’exercer d’innombrables professions que les spoliations appelées « aryanisation économique », les recensements, les contrôles policiers des déplacements, etc. Toutes ces mesures concernent indifféremment les Français, les étrangers et les apatrides et les « tentatives » de ne pas les respecter ainsi que « l’intérêt national » bien compris permettent tous les abus de l’arbitraire.
90C’est en vertu de cette réglementation que dès la deuxième moitié de 1940, en Z.N.O., se trouvent internés plus de 40.000 Juifs étrangers et apatrides, hommes, femmes et enfants, et qu’en Z.O. on arrête et on met dans des camps, quotidiennement, de nombreux « délinquants » français, étrangers ou apatrides, coupables d’infractions aux interdictions et voués aux futures déportations.
91La garde de ces camps, en Z.N.O. comme en Z.O., est assurée par la police de Vichy. Parmi ces internés, les Français sont certes minoritaires, mais ils ne sont nullement épargnés. Le 12 décembre 1941, se produit un fait nouveau : à Paris, les Allemands procèdent eux-mêmes à l’arrestation à leur domicile d’une sélection de 689 Juifs uniquement français « notables et intellectuels », parmi lesquels de nombreuses personnalités telles que René Blum, frère de l’ancien Président du Conseil, Roger Masse, frère du sénateur Pierre Masse (arrêté le 20 août), Jean-Jacques Bernard, fils de Tristan Bernard, des universitaires, des hauts fonctionnaires chassés de leur poste, etc. Il est annoncé par le Gouverneur militaire allemand que ces arrestations sont faites en représailles des attentats dirigés contre le personnel allemand et que tout ce groupe sera rapidement déporté « l’ers l’Est » (25). Voici, pour la première fois en France, qu’est posé le problème des déportations de Juifs. Quelle est l’attitude de Vichy ? Indifférence : pas de protestations, à plus forte raison, pas de démarches en faveur de ces Français. Après différentes vicissitudes, ces derniers finiront par être déportés « vers l’Est », la majorité d’entre eux le 27 mars 1942. C’est la première déportation des Juifs de France avec une forte proportion de Français (25). A cette première déportation, succèdent, en juin, cinq autres dont les victimes sont principalement les personnes arrêtées en Z.O. en mai et en août 1941 et parmi elles un certain nombre de Français à côté de la majorité des étrangers et des apatrides. Ces convois sont formés avec la participation active de l’administration et de la police française de sorte que Vichy n’ignore rien de la présence des Français parmi ces déportés qu’il accepte sans aucune réaction. De cette manière, fin juin 1942, les camps de Compiègne, de Pithiviers, de Beaune-la-Rolande et de Drancy sont presque vidés de leurs détenus. Comme télégraphie Dannecker (« Judenreferent » à Paris) à son homologue en Belgique, le 9 juillet 1942 : « Les transports effectués jusqu’à présent de la zone occupée, qui furent entrepris partiellement en tant que mesures de représailles contre le judaïsme, contenaient entre autres de nombreux Juifs de nationalité française» (5 p. 245; 26). Ajoutons que le 17 juillet 1942 partira de Pithiviers, dans les mêmes conditions, un sixième convoi pour Auschwitz.
92En vérité, la liste des lois dont s’est armé le gouvernement de Vichy en vue de l’ « internement » des Juifs est très longue. Citons encore quelques-unes. Le 2 juin 1941 est prescrit le recensement de « toutes personnes qui sont juives » avec cette précision dans son art. 2 « Toute infraction (..) est punie d’un emprisonnement (…) et d’une amende (…) sans préjudice du droit pour le préfet de prononcer l’internement dans un camp spécial, même si l’intéressé est français » (24 p. 53). Le 9 juin 1941, le C.G.Q.J. fait savoir qu’en zone occupée il est interdit par les Allemands aux employés juifs de toute entreprise de se trouver « en contact avec le public » sous peine « d’emprisonnement ou d’amende, à moins que (…) une peine plus sévère ne soit encourue » et la Préfecture de Police ajoute, le 15 juin 1941, qu’il s’agit des « sanctions (…) pouvant aller jusqu’à l’internement » (24 p. 44, 53, 54). Le 10 décembre 1941, le gouvernement de Vichy décrète, en représailles contre les attentats en zone occupée « que tous les Juifs résidant sur l’ensemble du territoire et entrés en France après le 1er janvier 1936 seraient, selon les cas, groupés dans des compagnies de travailleurs ou dans des camps » (24 p. 105) et que « cette mesure vise non seulement les Israélites étrangers, mais encore ceux qui depuis leur arrivée dans notre pays ont acquis notre nationalité » (24 p. 129). A la même date (10-12-41), le Préfet de Police de Paris « prescrit à tous les Juifs français et étrangers » de se présenter dans les 24 heures « en personne » à la Préfecture s’ils viennent de province, à déclarer « dans les 24 heures tout changement de domicile au commissariat » du lieu de départ et celui du lieu d’arrivée, interdisant tout déplacement hors du département de la Seine sans autorisation de police qui ne pourra être accordée que « dans des cas graves ou exceptionnels ». Les coupables d’infractions à ces prescriptions « pourront faire l’objet d’une mesure d’internement » (24 p. 106). Le 2 mars 1942, le Préfet de Police de Paris « prescrit à tous les Juifs français et étrangers » de déclarer les enfants âgés de moins de 15 ans sous les peines prévues au « Statut des Juifs » du 2 juin 1941, c’est-à-dire emprisonnement, amende ou internement.
93Il est inutile, nous semble-t-il, de continuer l’énumération lassante de tous les « cas » dans lesquels, jusqu’à fin juin 1942 (plus tard d’autres « cas » seront décrétés), le gouvernement de Vichy s’est octroyé le droit de procéder à l’internement administratif (c’est-à-dire à l’arrestation) des Juifs français et étrangers sans discrimination, des deux sexes et dans les deux zones et qui vont du « contact avec le public » qui ouvre de très riches perspectives à l’arbitraire et jusqu’à « l’intérêt national » qui permet tout.
94Bref, pendant deux ans le Gouvernement de Vichy édicte une longue série de lois et règlements antisémitiques dont la plupart ne font aucune différence entre les Français et les étrangers ; certains visent plus particulièrement les Français (interdiction des fonctions électives, celles au service de l’Etat, des municipalités, des communes, etc.), d’autres, en premier lieu des étrangers (internements dans des camps «spéciaux»), mais également des Français tels ceux qui sont coupables « de non-observation des interdictions » ou jugés « indésirables » pour des raisons d’Etat.
95Toutes ces lois sont promulguées sans intervention de la part des Allemands, spontanément ou à peine suggérées et on n’y décèle aucune sollicitude envers les Français, nulle volonté de les « protéger ».
96Or, Dannecker, qui surveille de très près tout ce que fait Vichy contre les Juifs et qui ne manque ni d’intelligence ni d’expérience, voit rapidement les possibilités que ces lois lui ouvrent, car les lois de Vichy s’appliquent dans les deux zones, tandis que celles du Commandement militaire allemand ne s’appliquent qu’en zone occupée. Dannecker comprend très bien que la situation de Juifs étrangers créée par la loi du 4 octobre 1940 et largement appliquée en zone non occupée peut et donc doit être exploitée en zone occupée sous couvert de Vichy. Il le dit clairement et à plusieurs reprises dès le mois de janvier 1941.
97En effet, le 21 janvier 1941, il rédige un long mémoire consacré à la création et aux activités du futur Commissariat aux Questions Juives où on lit au paragraphe 6c : « Organisation de camps de concentration pour Juifs, sur la base de la loi du gouvernement français du 4 octobre 1940, d’après laquelle, pour le moment, les Juifs étrangers pourront être internés dans des camps spéciaux » (5 p. 47). Un mois plus tard, le 28 février 1941, se réunit à l’Ambassade d’Allemagne une conférence entre l’ambassadeur Abetz, ses deux proches collaborateurs Achenbach et Zeitschel et le « Judenreferent » Dannecker au cours de laquelle « M. Dannecker fit (…) une très intéressante déclaration selon laquelle à la suite des lois antijuives du 4 octobre, plus de 40.000 Juifs de la zone libre se trouvaient déjà dans les camps de concentration et d’autres venaient s’y joindre constamment (…) le fait que plus de 40.000 Juifs sont internés en zone libre est un argument qu’on peut avancer, en même temps que celui de la sécurité de l’armée d’occupation menacée par la propagande juive, pour inciter le Commandant militaire en France à donner au S.D., avec effet immédiat, les pleins pouvoirs en vue de l’arrestation de tous les Juifs… » (5 p. 44). Le même jour, Knochen, dans une lettre à l’Etat-Major administratif, prend à son compte la référence à la loi du 4 octobre pour justifier l’installation des camps de concentration en zone occupée pour les étrangers (27) et par la suite Dannecker continuera à s’appuyer sur cette loi comme base légale pour l’internement des étrangers (par exemple la lettre du 26 juin 1941 à Hagen (28), tout en cherchant à étendre le champ de son application aux Français.
98Ainsi, dès le début du régime de Pétain, d’abord secondé par Laval (10 juillet 1940-13 décembre 1940), puis par Darlan (10 février 1941-16 avril 1942), ensuite de nouveau par Laval (18 février 1942 jusqu’à l’écroulement définitif du régime, en août 1944), les mesures antijuives et, plus particulièrement les arrestations, les internements et, enfin, les déportations concernent jusqu’à fin juin 1942 les Juifs français à côté des étrangers et des apatrides.
99C’est sans aucun doute à l’exploitation de ces lois, décrets et ordonnances que pensent Bousquet et son délégué Leguay quand, le 25 juin 1942, ils « soulignent » à Dannecker « l’intention de mettre la main sur les éléments indésirables ».
100Cependant Dannecker rejette cette proposition car il ne veut pas que les arrestations soient limitées aux « indésirables », mais qu’elles s’exercent globalement et immédiatement contre tous les Juifs, les « indésirables », comme les autres.
101C’est donc très sûr de lui que fin juin 1942 Dannecker annonce à Bousquet et à Leguay la décision prise à Berlin avec Eichmann de déporter immédiatement des deux zones de France 32.000 Juifs et leur ordonne de faire le nécessaire, dans la région parisienne, pour le 14 juillet. Il est très naturellement surpris par des objections que soulèvent ces deux hauts fonctionnaires de Vichy et quand Bousquet déclare que tout cela « dépasse les lois françaises » et qu’il a besoin des ordres de Laval qui viendra à Paris, Dannecker et ses supérieurs sont tout de suite d’accord (« devra être fait », note Knochen en marge du compte rendu de la conversation avec Bousquet). La perspective des conversations avec Laval, manifestement, ne provoque aucune inquiétude quant aux résultats parmi les Allemands.
102En lisant attentivement les procès-verbaux des pourparlers franco-allemands du début de juillet 1942, on est frappé par une évidence : la sérénité d’Oberg, de Knochen, de Lischka face aux Français qui demandent de ne pas toucher aux Français lors des rafles qui auront lieu dix jours plus tard. Les Allemands trouvent que les Français « n’ont pas compris la question juive » où il ne faut absolument pas faire de différence entre les Français et les étrangers, mais, étant donné qu’il s’agit d’une mesure provisoire et qu’on ne discute pas le nombre total de personnes à arrêter et à déporter — 32.000 —, ils sont d’accord. Aucune pression de leur part, aucune menace de sanctions. Manifestement, le passé de Vichy leur inspire pleine confiance. D’ailleurs, il faut ménager les bonnes volontés car leurs propres forces sont absolument insuffisantes pour réaliser la toute première étape : arrestation dans la région parisienne de 22.000 personnes en deux jours. En effet, leurs forces de police et de gendarmerie pour toute la France ne dépassent pas 2.500-3.000 hommes (Delarue (29), Marrus (11 p. 7)), tandis que rien que la rafle des 16-17 juillet exigera plus de 9.500 policiers français (14 p. 23). De leur côté, les Français acceptent le caractère provisoire de leur demande et, en contrepartie, de l’exécution immédiate du programme de Berlin. Le poids de la politique antisémitique de Vichy et de son activité de collaboration avec les autorités allemandes dans la Z.O. pendant les deux premières années du régime de Pétain pèsent sans doute lourd déjà en juin-juillet 1942.
103Ce passé pèse lourd également en 1943 lors des discussions à propos des « dénaturalisations ».
104En effet, comme nous l’avons vu, la première mesure décrétée par le Gouvernement de Pétain dans le domaine qui nous intéresse, date du 22 juillet 1940 (5 p. 19), quand est créée une Commission chargée de la révision des naturalisations à partir, précisément, de 1927. La Commission se met au travail et à la date du 27 août 1943, 7.053 Juifs sont déjà dénaturalisés et deviennent apatrides (30). Sans attendre les résultats des travaux de cette Commission, dix semaines plus tard, une loi prive de la nationalité française, d’un seul coup, tous les Juifs originaires de l’Algérie (24 p. 22) qui sont citoyens français depuis octobre 1870, c’est-à-dire depuis trois ou quatre générations et d’une date à peine plus « fraîche » que les originaires de Nice et des départements de Savoie (depuis 1860). C’est dire la bienveillance qui anime le tout jeune régime de Vichy quand il s’agit des Juifs français.
105Ces mesures sont édictées par Vichy sans aucune intervention ni pression des Allemands et à une époque où le « Judenreferat », bureau des spécialistes allemands de la question juive en France, est à peine installé (septembre 1940) à Paris.
106Le 10 décembre 1941, une nouvelle décision de Vichy prescrit que tous les Juifs qui sont entrés en France après le 1er janvier 1936 et qui « depuis leur arrivée dans notre pays ont acquis notre nationalité » doivent être internés dans des camps spéciaux au même titre que les étrangers. (24 p. 105 et 129.)
107Toutes ces mesures montrent avec évidence l’hostilité particulière avec laquelle Vichy traite les Juifs français de « fraîche date » qui est celle de 1936, sinon de 1927, voire de 1870 et, pourquoi pas, de 1789.
108Naturellement, tout ceci n’échappe pas aux Allemands et quand en juillet 1942 ils consentent à surseoir provisoirement aux arrestations et aux déportations massives de Juifs français, ils entrevoient immédiatement une échappatoire à cette concession ouverte par Vichy lui-même : dénaturalisation qui transformera les naturalisés en apatrides et les mettra ainsi hors de l’accord conclu. Tout ceci est parfaitement cohérent et d’autant plus naturel qu’en Allemagne même, le 15 septembre 1935, à Nuremberg, tous les Juifs allemands ont été privés de la citoyenneté allemande qu’ils soient de vieille ou de fraîche souche. Or, depuis les premiers jours de son existence, spontanément, Vichy s’est engagé sur cette même voie. D’ailleurs, le nouveau Commissaire aux Questions Juives nommé par Laval, Darquier de Pellepoix, est tout à fait partisan des dénaturalisations à partir de 1927, comme il l’écrit à Laval le 23 juillet 1942 où il trouve « opportun d’envisager » l’abandon aux Allemands « des Juifs et des Juives dont la naturalisation française date d’après le 1er janvier 1927 » (5 p. 253), et comme il le dira à maintes reprises devant les Allemands et devant la presse (p. ex. le 1er février 1943 au « Petit Parisien »).
109Dans ce contexte, il est tout à fait normal que les Allemands considèrent, en été 1943 l’affaire des dénaturalisations comme acquise, sa décision promise ou sous-entendue depuis longtemps et la date de 1927 choisie par Vichy même, spontanément, pour sa « Commission de révision » qui poursuit ses travaux depuis 1940, comme hors de toute discussion sérieuse. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’ils préparent les futures rafles des « dénaturalisés » avec méthode, tranquillement et que le désaveu par Laval de sa signature apposée déjà sous le décret, les frappe, à juste titre, de stupeur.
IV. — Reveil de l’opinion publique et ses consequences
110Au printemps de 1942 le problème juif subit en France une évolution considérable et grave.
111Du côté allemand, sur le plan européen, la période de préparation, d’organisation de la « solution finale de la question juive » est terminée : les camps d’extermination en Pologne avec leurs installations de gazage sont, en gros, mis en place ; le personnel nécessaire pour les faire fonctionner est formé grâce à l’expérience acquise en Allemagne au cours de l’action « Euthanasie », décidée en septembre 1939 et arrêtée en août 1941 ; la technique du meurtre collectif et massif est à peu près au point grâce à l’action de quatre « SS – Einsatzgruppen » sur le front de Russie, chargés de l’extermination sanglante des Juifs et aussi grâce aux essais faits sur des groupes de Juifs polonais et des prisonniers de guerre russes dans les camps d’extermination.
112En France, en Z.O., quelques 8.000 hommes sont rassemblés dans les camps d’internement du Loiret, à Drancy et dans la section juive du camp de Royal-Lieu, et près de 40.000 hommes, femmes et enfants se trouvent dans les camps d’internement en Z.N.O.
113La première déportation des Juifs est promise le 14 décembre 1941 quand le Commandant militaire a annoncé solennellement, dans le paragraphe 2 de l’ «Avis» bilingue largement diffusé : «Un grand nombre d’éléments criminels judéo-bolcheviks seront déportés aux travaux forcés à l’Est. Outre les mesures qui me paraîtraient nécessaires selon le cas, d’autres déportations seront envisasées sur une grande échelle si de nouveaux attentats venaient à être commis » (25). Les « éléments criminels judéo-bolchéviks » se trouvent enfermés en zone occupée, au camp de Compiègne (Royal-Lieu), et il se passe des semaines sans qu’un début d’exécution de la décision du Commandant militaire soit entrepris : la situation sur le front de l’Est en hiver 1941-42 ne permet pas de distraire un seul train pour satisfaire Dannecker qui proteste, qui fulmine à Paris et à Berlin, mais qui se démène toujours sans résultats (25 p. 9 ; 6 p. 366-8). Enfin, en mars 1942, il arrive à arracher un train qui emporte à Auschwitz, le 27 mars, 1.112 personnes. Mais, le problème reste entier : tant que Dannecker ne peut pas disposer d’un matériel ferroviaire important, la « solution finale de la question juive » en France, c’est-à-dire les déportations, ne peut pas être entreprise sérieusement.
114Le 13 mai 1942, Dannecker voit le lieutenant-général Kohi, chef du service des transports ferroviaires en France occupée. Le compte rendu de l’entretien entre les deux hommes est rédigé par Dannecker le jour même et il vaut la peine d’en citer les deux passages suivants : « Dans la conversation qui dura une heure et quart, j’ai donné au général une vue d’ensemble sur la question juive et la politique concernant les Juifs en France. J’ai pu ainsi constater qu’il était un adversaire sans compromis des Juifs et qu’il approuvait à 100 % une solution finale de la question juive ayant pour but l’anéantissement total de l’adversaire (mit dem Ziel restloser Vernichtung des Gegners). (…) Si vous me dites — je veux transporter 10.000 ou 20.000 Juifs à l’Est, vous pouvez compter dans tous les cas que je mettrait à votre disposition le matériel roulant nécessaire et les locomotives » (31 p. 29).
115Il est frappant de voir avec quelle assurance et quelle franchise le jeune SS Dannecker parle avec un général de la Wermacht du sort des déportés, à savoir leur « anéantissement total » et l’empressement avec lequel le général se met à sa disposition pour atteindre ce but.
116Désormais le problème des déportations passe au premier plan et il dominera jusqu’au bout le problème juif en France.
117Deux jours plus tard, le 15 mai, Eichmann est mis au courant de l’heureux résultat obtenu par Dannecker du général Kohl (32).
118Un peu plus tôt, en avril 1942, il se produit également un changement important à Vichy : après 16 mois d’inactivité officielle, Pierre Laval revient au pouvoir. A première vue ce changement ne promet rien de bon dans le domaine de la politique antisémitique. En effet, pendant sa période de « limogeage », Laval a vécu à Paris sous l’aile protectrice et en relations étroites avec Abetz, Ambassadeur du Reich, plein de rancune et imposé à Pétain le 18 avril par Hitler directement et à la vive satisfaction des responsables allemands en France, en particulier du « Judenreferent », Dannecker et de son second Röthke. C’est ce dernier qui a noté, le 26 juin 1942, « il est connu que le Président Laval lui-même est un adversaire des Juifs ». En même temps, les Allemands de Paris — Knochen, Lischka, Dannecker — obtiennent le départ de Xavier Vallat de son poste de « Commissaire Général aux Questions Juives » et imposent à Laval leur candidat Darquier de Pellepoix, nommé par Laval le 6 mai 1942 avec des responsabilités élargies par rapport à celles de Vallat. La principale différence politique, d’ailleurs non négligeable, entre les deux hommes consiste dans le fait que Vallat déteste les Juifs et déteste les Allemands, tandis que Darquier déteste également les Juifs mais est plein d’admiration et de dévouement pour les Allemands.
119Tout ceci laisse prévoir l’aggravation de la persécution des Juifs et une mise à la disposition des Allemands encore plus empressée de l’appareil policier de Vichy. Or, nous avons vu que, fin juin, Vichy par l’organe de Bousquet, refuse d’exécuter la grande rafle à Paris sous prétexte qu’il s’agit d’une mesure qui « dépasse les lois françaises » et pour laquelle on a besoin des ordres spéciaux et directs de Laval. Comme si les rafles à Paris en mai et août 1941 avec internement des victimes dans des camps gardés et administrés par la police de Vichy et leur transport sous la garde française dans les gares pour le départ « à l’Est » ne « dépassaient pas les lois françaises ». Bref, il faut chercher l’explication de la nouvelle attitude de Bousquet devant les ordres de Dannecker dans un événement insolite survenu en mai-juin 1942. Cet événement c’est l’introduction de l’Etoile jaune en Z.O. par ordre du Gouvernement Militaire Allemand qui a été publié le 29 mai avec effet à partir du 7 juin 1942.
120Cette mesure correspondait parfaitement à celle qui existait déjà en Allemagne depuis le 1er septembre 1941, mais en France les autorités allemandes tenaient beaucoup à ce qu’elle soit décidée par le gouvernement de Vichy ou, tout au moins, que ce Gouvernement s’associe en Z.N.O. à la décision allemande en Z.O. C’est ainsi que le 15 décembre 1941, v. Stülpnagel, Gouverneur Militaire allemand, écrit à de Brinon, représentant de Vichy en Z.O., réclamant du Gouvernement de Vichy une série de nouvelles mesures antijuives parmi lesquelles l’Etoile jaune (33), à laquelle Darlan, Vice-Président du Gouvernement de Vichy à cette époque, répond le 21 janvier 1942 en estimant que « les diverses mesures de rigueur prises jusqu’à ce jour à l’encontre des Israélites sont suffisantes » et « qu’il ne saurait être question d’aller au-delà sans choquer profondément l’opinion française, qui ne verrait dans ces mesures que des vexations sans efficacité réelle, tant pour l’avenir du pays que pour la sécurité des troupes d’occupation. L’excès même de ces décisions irait certainement à l’encontre du but recherché et risquerait de provoquer un mouvement en faveur des Israélites considérés comme martyrs » (34 p. 188-9).
121Les prévisions de Darlan se sont révélées justes : le port obligatoire de l’Etoile jaune à partir de l’âge de six ans a été très mal vu par la population française des deux zones.
122En effet, les rapports secrets de la police de Vichy, de la « Police aux Questions Juives » sous l’autorité du C.G.Q.J. ainsi que ceux de la police allemande sont unanimes : « L’application de la loi sur le port de l’étoile jaune a provoqué un grand mécontentement » ; « Il faut dire qu’en général l’état d’esprit est plutôt celui d’une certaine pitié générale pour les Juifs ». « L’étoile jaune… est repoussée en général… » ; « L’Ordonnance sur le port de l’étoile de David a été mal prise par la population en général », notent les différents informateurs de la police (6 p. 261). De plus, le 7 juin, premier jour du port de l’étoile jaune, plusieurs dizaines de personnes furent arrêtées par la police à Paris parce que porteuses d’étoiles de fantaisie, avec inscription telles que « Swing », « Auvergnat », « Papou », « Zoulou », « Victoire », « Danny », etc. Elles furent internées à Drancy et furent obligées de porter les vraies « étoiles juives » avec, au-dessus, une bande en tissu avec les mots « Ami des Juifs ». Toutes ces personnes ne furent libérées que le 1er septembre 1942, trois mois plus tard (6 p. 262).
123Cette réaction marque un profond changement de l’attitude de la population française face à la persécution des Juifs.
124En effet, pendant les deux premières années qui ont suivi l’armistice, elle reste apparemment indifférente et certainement très mal renseignée sur les mesures dirigées contre les Juifs. Il s’agit principalement des lois antisémites édictées par Vichy et par les Allemands en zone occupée, dont la plupart sont peu spectaculaires et n’atteignent pas facilement l’attention des Français en butte aux innombrables difficultés quotidiennes d’existence, soucieux du sort de un million et demi de prisonniers de guerre qui croupissent dans les « stalags » en Allemagne ; ils sont pleins de confiance en la sagesse et le sens de l’honneur de Pétain et fortement sollicités par les événements de la guerre en Angleterre, puis en Russie et en Extrême-Orient. Les premières arrestations des Juifs se font relativement discrètement et en zone non occupée ils se trouvent placés dans les mêmes camps que de nombreux non-Juifs, tels des Français mal vus par le régime, les républicains espagnols, les Polonais, etc., et les premières déportations ne concernent que des hommes valides envoyés, dit-on, pour les « travaux ». Tout change en été 1942, quand en zone occupée d’abord, en zone non occupée ensuite, le but recherché par les Allemands commence à se préciser et dans des formes spectaculaires et extrêmement inquiétantes.
125La réaction d’indignation des Français à l’introduction de l’ « étoile jaune » par décision allemande était tellement éloquente que les gouvernants de Vichy ne pouvaient pas l’oublier très vite, de sorte que quand, peu de semaines plus tard, s’est posée la question des rafles dans les deux zones avec déportations immédiates — nous l’avons vu — Vichy faisait des difficultés.
126On ne peut pas éviter d’être surpris par l’argumentation avancée par Vichy au cours de ces marchandages : il ne s’agit pas d’évoquer naturellement l’empiètement flagrant sur la « souveraineté » de Vichy que représente l’abandon de citoyens français quels qu’ils soient à une puissance étrangère mais, dit Bousquet, « … les Français n’étaient pas opposés aux arrestations en tant que telles, mais que le fait de les faire effectuer par la police française était « gênante » pour Paris » et qu’on préférait que « les troupes d’occupation en soient chargées ».
127En somme, on est consentant, mais on veut avoir l’air d’avoir été violé ! Et on se demande vis-à-vis de qui on éprouve cette « gêne » : des Français ? de l’étranger ? Le rapport suivant d’un espion allemand à Vichy, daté du 2 juillet, nous éclaire sur ces questions et précise bien la nature des véritables motifs des réticences de Vichy en la matière : « VMP.44 communique de Vichy en supplément qu’il a reçu des informations provenant d’une source bien renseignée, selon lesquelles Laval s’oppose aux futures rafles des Juifs. Il refuse de charger la Police française de ces rafles. Le motif de son refus est que de pareilles rafles de Juifs exerceront, paraît-il, une influence très préjudiciable sur l’opinion publique française » (3 p. 15 ; 35).
128Naturellement, le risque paraît surtout gros en ce qui concerne la déportation des Juifs français et beaucoup moindre dans le cas des étrangers où le sentiment de xénophobie laissait espérer une indignation atténuée et moins générale. D’où l’accord du 4 juillet 1942 : on arrêtera les Juifs étrangers à condition que, « pour le moment », les Juifs français s’en trouvent écartés. Ces calculs ont été très rapidement démentis par les faits : les 16 et 17 juillet, les Parisiens ne se sont pas préoccupés de savoir si les malheureux gosses, les mères de famille affolées, les vieillards pitoyables et impuissants étaient français ou étrangers, ils ne voyaient que la souffrance à secourir, les persécutés à arracher au persécuteur et même un certain nombre de policiers n’y sont pas restés insensibles et n’ont obéi aux ordres qu’avec réticence.
129En général, la rafle des 16 et 17 juillet 1942 a très fortement et durablement ému la poplation parisienne. Le fait que cette rafle s’est déroulée dans tous les quartiers de la ville et dans toutes les localités de sa proche banlieue a atteint l’ensemble de la population. Le spectacle de tout jeunes enfants et de femmes arrêtés n’avait pas de précédent ni aucune commune mesure avec les souffrances des familles ayant un prisonnier de guerre en Allemagne (6 p. 262 et 402 ; 16 p. 187). A ce véritable et immense pogrom répond un autre, du même genre, qui se déroule dans différents endroits de la zone non occupée les 26 et 28 août, avec « livraison » des captifs d’origine étrangère aux Allemands. L’effet est le même qu’à Paris : stupeur, indignation, colère de très nombreux Français appartenant à tous les milieux. Les rapports des informateurs des Allemands et du C.G.Q.J., ceux de la P.Q.J. spécialisée dans la « chasse au Juif » dans les deux zones sont unanimes et éloquents à ce sujet (6 p. 407 ; 36 p. 8). A partir de cette époque, les plus hautes autorités morales du pays élèvent la voix. Les chefs des Eglises font connaître à Pétain et aux fidèles leur indignation, tous les journaux clandestins de la résistance et les émissions gaullistes : « les Français parlent aux Français » dénoncent vigoureusement ces actes de sauvagerie ; les autorités académiques et de nombreuses personnalités ne cachent pas leur colère et leur honte. Tous appellent à secourir les victimes et leur appel est largement suivi. Bien entendu, les ministres de Vichy, à commencer par Laval, Pétain lui-même, n’ignorent rien de cet état d’esprit.
130Le 22 juillet, l’assemblée générale des cardinaux et archevêques de France, sous la présidence de Mgr Suhard, archevêque de Paris, s’adresse à Pétain parce que « nous ne pouvons étouffer le cri de notre conscience », et « afin que soient respectées les exigences de la justice et les droits de charité » (6 p. 266-7). Un mois plus tard, les protestations fusent en zone non occupée à l’occasion des arrestations massives d’étrangers avec « livraison » en zone occupée. Au mois d’août, Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, Mgr Théas, archevêque de Montauban, Mgr Delay, évêque de Marseille, Mgr Gerlier, archevêque de Lyon, rédigent chacun une « lettre pastorale » qui sera lue dans la plupart des églises de leurs diocèses, malgré les interdictions des préfets de Vichy. « La lecture de ces lettres, en chaire, le dimanche à toutes les messes, a fait un gros effet sur la population chrétienne des diocèes de Toulouse et de Montauban », signale le délégué de la S.E.C. pour la région de Toulouse. En mai 1942, le synode national de l’Eglise réformée envoie aux paroissiens, « à lire dans toutes les chaires », un mandement stigmatisant les persécutions. En juin 1942, après l’introduction de l’ « étoile jaune » en zone occupée, le pasteur André Bertrand, vice-président de la Fédération protestante, adresse une lettre aux pasteurs de cette zone « sur l’égalité des races devant Dieu » ; les pasteurs Vergara de Paris, Angevin d’Avignon, Pinet de Lyon, Trocmé du Chambon-sur-Lignon, Jean Lemaire de Marseille et beaucoup d’autres dénoncent publiquement l’iniquité des persécutions. Cette attitude sera parfaitement définie par le chef de l’Eglise réformée de France, le pasteur Marc Boegner, dans une lettre adressée au Grand Rabbin de France le 26 mars 1941. Tout montre que les fidèles ont parfaitement partagé l’attitude des pasteurs, l’ont approuvée et suivie. Le père Dmitri Klepinine et la mère Marie de l’Eglise orthodoxe organisèrent à Paris un réseau de camouflage et d’aide aux Juifs pourchassés. Tous deux furent arrêtés et moururent en déportation. La presse clandestine de la Résistance intérieure réagit vigoureusement et unanimement contre la persécution des Juifs : « Combat » sous le titre « Les Juifs, nos frères », les « Cahiers du Témoignage chrétien» du R.P. Chaillet, «Franc-Tireur » sous le titre « La France déshonorée », le « Populaire » sous le titre « Le martyre des Juifs », de nombreux tracts exprimèrent leur indignation, dénoncèrent les auteurs et les complices des actions dirigées contre les Juifs (6 p. 266-8 ; 36 p. 8 à 12).
131Ainsi, en juillet-août 1942, la mise hors des déportations de Juifs français n’a nullement évité aux dirigeants de Vichy l’indignation de larges couches de la population affrontée aux déportations des familles entières et des familles déchirées et brutalisées des Juifs étrangers et apatrides.
132On comprend facilement l’ahurissement des Allemands devant le brusque revirement de Vichy en août 1943 dans le problème des dénaturalisations qui n’est pas du tout nouveau, où Vichy a pris spontanément et depuis trois ans, des initiatives de la même nature que celles qui sont en jeu. Et on ne peut pas éviter de se poser la question de savoir pour quelles raisons s’est opéré ce radical changement d’attitude.
133Bien entendu Laval, lors de l’instruction de son procès, se donne des raisons très honorables, dignes d’un chef du Gouvernement profondément attaché à la défense énergique et courageuse des Juifs français face à l’occupant. Cette interprétation se trouve en contradiction flagrante avec la politique constante de Vichy dans le passé et après août 1943, quand en septembre 1943 il laissera pleine liberté aux Allemands dans l’ex-zone occupée italienne d’arrêter, transférer à Drancy, puis déporter des milliers de Juifs français de « vieille souche » ou de « fraîche date » à côté des étrangers et des apatrides.
134De son côté, Rothke insinue que la reculade de Vichy s’explique par la mauvaise situation militaire de l’Allemagne en août 1943. Sans doute, dans son esprit ceci signifie que Pétain et Laval ne craignent plus les représailles allemandes. Cette explication ne paraît pas convaincante, car au cours de la longue histoire des persécutions antijuives en France, on ne connaît pas de représailles allemandes dans ce domaine, comme l’avaient bien souligné au colloque du C.D.J.C. S. Klarsfeld et J. Delarue (37 ; 29). D’ailleurs Rothke ne fait mention d’aucune menace proférée par lui ou Knochen au cours de leurs conversations avec Laval en août 1943. Tout au plus la mauvaise situation militaire de l’Allemagne en 1943 pouvait engendrer des doutes dans l’esprit de Pétain et de Laval quant à l’issue de la guerre victorieuse pour l’Allemagne et, par voie de conséquence, de leur suggérer de ménager leur propre avenir à plus ou moins longue échéance. Le fait est qu’en 1945 Laval a bien évoqué à son avantage le refus de 1943.
135Par contre, les raisons de son attitude que Laval donne à Knochen et à Röthke les 7 et 14 août 1943 en leur disant « qu’il ne pouvait pas s’exposer à encourir le reproche de publier les lois pour… livrer les Juifs » (aux Allemands), paraissent répondre à la réalité. C’est exactement le même langage qu’il tenait à Oberg il y a un an (le 2 septembre 1942) quand il se plaignait des difficultés que lui causait l’Eglise à propos des déportations sauvages des étrangers et des apatrides. Or, en août 1943 la situation risquait de devenir tout à fait analogue à celle de juillet-août 1942.
136En effet, si le 22 juin 1943 Laval et Gabolde en signant la loi N° 361 conformément à la logique et à ce qui était entendu depuis un an, pouvaient ignorer que de leur côté les policiers allemands étaient décidés d’exploiter immédiatement la nouvelle situation, fin juillet ou début août, ils ne le pouvaient plus. Car, nous l’avons vu — en attendant la décision concernant le choix entre 1927 et 1932, à Paris les Allemands préparaient activement les futures arrestations de « dénaturalisés », sans improvisation, parce que l’effet de surprise était primordial pour la réussite maximum de l’opération, et le 16 juillet Lischka avise le Préfet de Police de Paris que la rafle aura lieu les 23-24 juillet et doit être exécutée par lui. A partir de là on ne peut plus rien ignorer à Vichy de ce qui se prépare à Paris avec l’aide de la police française : rafles massives, brutales, au vu et au su de tout le monde, sans aucun souci de discrétion. C’est donc une nouvelle édition du pogrom de juillet-août 1942 qui se prépare et forts de l’expérience de 1942 on ne peut pas douter à Vichy que la loi de « dénaturalisation » provoquera un tollé de protestations encore plus générales, plus véhémentes, plus impressionnantes qu’il y a un an à propos des rafles des étrangers et apatrides. D’où le profond trouble à Vichy.
137Au cours de la conversation de Laval avec Knochen, le 7 août, le premier amorce une manœuvre bien dans sa manière, il marchande : pas de dénaturalisations à partir du 10 août 1927, mais seulement à partir de 1932. Sans aucun doute son interlocuteur visiblement désarçonné n’a pas l’autorité nécessaire pour prendre Laval au mot et sur le champ. Il se passe une semaine pendant laquelle à Vichy on se rend compte que le compromis amorcé par Laval n’évitera nullement la dangereuse et certaine réaction de l’opinion publique et peut-être même des policiers, que ce compromis sera un pas aussi faux, sinon davantage, qu’était celui de 1942. D’où, le 14 août, le refus pur et simple de toute loi de « dénaturalisation », refus désormais de prêter massivement la police, et Pétain brusquement « très en colère ». Et comme dans le passé, les Allemands réduits à une morne résignation, sans aucune menace de représailles.
138Devant qui Laval doit-il justifier une pareille loi, sinon devant les Français ? Quant à l’opposition de Pétain, les archives ont gardé la trace très explicite de ses raisons : c’est l’hostilité de l’Eglise. En effet, le 24 août, de Brinon, délégué permanent du Gouvernement de Vichy en zone occupée, a eu à ce sujet une conversation avec Pétain au cours de laquelle ce dernier lui a déclaré que « deux jours auparavant, Mgr Chapoulié, représentant les cardinaux de France, était venu le voir et lui a déclaré que le Pape était très inquiet d’apprendre que le Maréchal tolérait de nouvelles mesures antijuives en France. Le Pape était personnellement en souci pour le salut du Maréchal. Le Maréchal a été manifestement très impressionné par la visite de ce haut dignitaire de l’Eglise. » (5 p. 271 ; 38). Ainsi, les motifs de Pétain et de Laval sont très clairs : hostilité de l’Eglise catholique qui impressionne beaucoup Pétain et impossibilité pour Laval de cacher à l’opinion publique qu’il s’agit d’un prétexte pour « livrer » les victimes en pâture aux Allemands. Or, on sait à Vichy ce que de très nombreux Français pensent de pareilles actions.
139Ainsi, ce refus n’est pas dû au courage de Vichy face aux furieux Allemands, mais à la peur des Français, de leur indignation et révolte dans l’immédiat et, pourquoi pas, de leur colère dans la perspective lointaine de l’effondrement de l’Allemagne. En tous cas, après cet effondrement Laval a bien essayé, et non sans un certain succès, de s’attribuer ce refus comme preuve de son courage dans la défense des Juifs français face aux barbares nazis, en déformant délibérément les faits et les situations réelles.
V. — Les Juifs Français Ont-Ils Ete Rellement Sauves Par Vichy ?
140Il est temps d’examiner la question fondamentale, celle des résultats obtenus par Vichy à la suite de l’accord du 4 juillet 1942 destiné à « sauver les Juifs français en sacrifant les étrangers », comme le dit la légende qui, d’ailleurs, laisse entendre que les Juifs français ont été effectivement et totalement ou presque, « sauvés » par Vichy.
141Voici le tableau par nationalités de 67.073 déportés du seul camp de Drancy couvrant les trois ans de son existence et qui a échappé à la destruction des archives du camp ordonnée par Brunner, en août 1944, au moment de sa fuite (39). Ce tableau a été conservé par Me Etlin chargé de le tenir pendant sa captivité à Drancy où les changeantes vicissitudes concernant le sort des Juifs de nombreuses nationalités tantôt « déportables » et tantôt « libérales » a nécessité d’avoir à jour un fichier d’internés et de déportés par « nationalité ». Ce document de l’époque a été déposé au C.D.J.C. le 16 mars 1945. Le nombre de personnes qui y figurent représente 88,6 % du nombre total de déportés juifs de France, à l’exclusion de quelques convois qui ont été acheminés en Pologne directement des camps du Loiret, d’Angers et de celui de Royal-Lieu (Compiègnes) sans passer par Drancy. D’après Me S. Klarsfeld le nombre de personnes qui, pour cette raison, ne figurent pas dans ce tableau, est de 9.773 déportés parmi lesquels « environ 6.000 Polonais, 1.300 Français, etc. » (40) Cependant, la nationalité de ces personnes n’est pas connue avec la même certitude que celle figurant au tableau. C’est pourquoi nous préférons prendre en considération les chiffres du tableau quitte à courir le risque peut-être d’une légère erreur qui, de toute fajon, ne peut pas changer notablement les données du problème.
142Il ressort de ce tableau que le nombre des Français de toutes catégories déportés (22.896) est de loin le plus élevé parmi les 60 nationalités. Ce nombre est égal à 34 % du total. Imaginons pour un instant que « Laval ne se soit pas trouvé là pour défendre » les Juifs français. Quelles en auraient été les conséquences ? Les résultats de divers recensements de l’époque montrent que les Juifs français représentent sensiblement 55 % de l’ensemble (41 p. 146 et 209). En première approximation, il y a toutes raisons de penser que, sans la « protection » de Vichy, le nombre de déportés français aurait été également de 55 % du nombre total au lieu de 34 %. Voilà le bilan de la politique de Laval qui a « limité les dégts ». Cette différence de 21 % peut-elle raisonnablement « justifier » le déshonneur, le cynisme, la cruauté de cette politique où chaque « tête » compte, celle d’un adulte, comme celle d’un enfant innocent ? Mais, il y a plus grave. Nous verrons dans un instant que la population juive ne restait pas passive devant les dangers qui pesaient sur elle et la population française non juive non plus. A partir de la deuxième moitié de 1942, début des déportations massives et sauvages, la population juive des deux zones a fait un effort gigantesque pour échapper à ses persécuteurs et les Français l’ont aidée activement dans cette entreprise en cachant des familles entières, en leur procurant de fausses pièces d’identité, en accueillant les enfants et les vieillards (6 p. 258-68 et 269-81 ; 17 p. 338). Il y a toutes les chances pour que les Juifs français intimement liés à leurs concitoyens non juifs aient trouvé beaucoup plus d’amis dévoués pour les aider, beaucoup plus de facilités pour se camoufler sous de faux noms que les étrangers, souvent peu en relation avec le reste de la population, parlant mal le français, connaissant mal les habitudes et la mentalité des Français. Tout cela fait que, même sans la « protection » de Vichy et singulièrement de Laval, la proportion des Français parmi les déportés juifs aurait vraisemblablement été moindre que 55 %, peut-être pas loin des mêmes 34 %. Or, la légende laisse fermement penser que cette proportion était égale à zéro ou voisine de zéro grâce à la « protection » de Laval.
Tableau des deportes juifs de drancy par nationalites
VI. — Role de l’opinion publique et de l’autodefense des juifs dans le drame des deportations
143Nous avons vu déjà que l’attitude des Français à l’égard de la persécution des Juifs s’est cristallisée progressivement, et, à partir du mois de juin 1942, elle pesait de plus en plus fortement sur la politique de Vichy. Négliger cet aspect, pourtant fondamental du problème, c’est rendre cette politique incompréhensible. Par exemple, pourquoi le gouvernement de Vichy qui interdit spontanément aux Juifs français et étrangers à peu près toutes les professions, qui opère en zone occupée les arrestations de Juifs français et étrangers en 1941 et participe aux premières déportations en 1942, qui fait preuve d’une activité pleine de dynamisme dans le pillage des fortunes des Juifs français et étrangers, fait-il brusquement, en juin-juillet 1942, des difficultés pour les arrestations massives et les déportations de Juifs français ? Pourquoi, après avoir amorcé spontanément, dès 1940, les dénaturalisations, après avoir accepté le principe des dénaturalisations collectives dès 1942 et signe une loi dans ce sens, brusquement en août 1943, Laval renonce-t-il à cette entreprise en l’espace de peu de jours ? Et pourquoi la dénaturalisation à partir de 1927 qui doit transformer en étrangers ou apatrides quelques milliers de personnes, a-t-elle une si grande importance pour les Allemands en été 1943 ?
144Il n’y a pas de réponses valables à ces questions si on ne tient compte ni de l’évolution de l’opinion publique en France à l’égard de la persécution des Juifs, ni à l’évolution des réactions de la population juive face à ces persécutions.
145En ce qui concerne l’opinion publique française — nous l’avons vu — dès juin 1942, le problème est posé par les Français d’une façon précise et juste sur le plan humain et nullement sur celui de la discrimination selon la nationalité. Il est évident que, lors de ses marchandages à Paris en juin-juillet 1942, Laval n’a pas tenu compte de la nature et de la dimension humaine du problème qu’il avait à résoudre, ni n’avait prévu l’ampleur et la vigueur de l’indignation de la masse des Français. Bref, si, dans le cas de la déportation des Juifs français, réellement « les dégâts avaient été limités », ceci n’a pas été dû à la volonté de Laval, mais à celle des vastes couches de la population française qui s’était imposée à Vichy.
146Quant à Laval lui-même, il fait l’aveugle.
147Voici un savoureux résumé de l’entretien du 2 septembre 1942 entre Oberg et Laval : « Laval souhaite qu’on lui épargne des exigences nouvelles dans la question juive car il a des difficultés avec l’Eglise et en particulier avec le cardinal Gerlier. De toute façon, il fera de son mieux, mais ne peut pas livrer des Juifs « comme dans un Prisunic ». Les deux partenaires se mettent d’accord pour qu’à l’avenir il soit annoncé officiellement que les Juifs déportés sont assignés au travail obligatoire en Pologne. (42 p. 128 et 447).
148Cette dernière version, au vu des enfants en bas âge, des vieillards séniles et des mourants, ne pouvait pas être crue sans une colossale bonne volonté. En tout cas, manifestement, elle n’a été crue ni par les cardinaux de France, ni par les responsables de l’Eglise protestante, ni par les chefs de la résistance, ni par les « Français libres » de Londres, ni par les présidents du Sénat Jeanneney, et de la Chambre des Députés E. Herriot (43), ni par le personnel de la Croix-Rouge, ni par les innombrables Français inorganisés, qui se sont levés pour protéger les Juifs contre leurs persécuteurs… ni par les Juifs eux-mêmes. Et cependant, ni les uns ni les autres ne connaissaient l’existence des chambres à gaz à Auschwitz ou ne les avaient pas prises au sérieux, s’ils avaient entendu quelques allusions les concernant… (6 p. 223-32 ; 17 p. 22-26; 44).
149D’ailleurs, si l’on croit Félix Olivier-Martin, Secrétaire Général à la Jeunesse de Vichy, Laval lui a déclaré à une date non précisée, mais semble-t-il, en 1943, au sujet de la question juive : « C’est un problème politique. Il y a, d’un côté, l’Allemagne, QUI VEUT LES EXTERMINER (souligné par moi, G.W.). Il y a de l’autre côté, l’Italie et le Vatican, qui sont d’accord pour les protéger » (45). Il n’était peut-être pas aussi aveugle qu’il avait voulu le paraître. Tout au moins en 1943 !
150L’affaire des dénaturalisation a un côté apparemment surprenant si l’on songe qu’en 1943 il y avait encore en liberté suffisamment de Juifs étrangers pour alimenter le programme des déportations. En effet, en 1940 et en 1941 les Juifs ont été obligés de se faire déclarer à la police et dans les deux zones environ 270.000 ont été recensés parmi lesquels environ 148.500 Français et environ 121.500 étrangers et apatrides. Or, au 31 juillet 1943 le nombre de déportés juifs de toutes catégories est de 52.970 personnes, de sorte qu’il semble qu’il y avait encore en liberté suffisamment de Juifs étrangers pour alimenter le programme des déportations.
151Mais en fait cette masse d’étrangers était devenue difficilement saisissable, car la population juive avait compris qu’il ne fallait plus rester dans la légalité, mais au contraire, passer dans la clandestinité. L’emploi de faux papiers, complicité d’amis ou même d’inconnus conscients de l’abjection de la « chasse au Juif » dont la France entière était devenue le théâtre, ont permis à de très nombreuses personnes de trouver une cachette sûre ou de rejoindre un maquis. Il est devenu donc beaucoup plus difficile à la police de trouver du monde en peu de temps pour satisfaire les exigences allemandes. De là est venue l’idée d’accélérer la dénaturalisation des Français naturalisés. En se préparant à se saisir de leurs personnes dès que la loi serait promulguée, on pouvait escompter une très fructueuse opération… Il était d’autant plus important d’agir très rapidement, qu’à la suite de l’accord du 4 juillet 1942, les Français étaient beaucoup moins sur leurs gardes que les étrangers. Et nous avons vu que tout a été fait du côté des Allemands pour ménager la surprise. C’est la crainte de l’opinion publique qui a fait échouer cette entreprise contre l’intention de Vichy.
152Les Juifs eux-mêmes redoutaient les déportations comme une épreuve extrêmement dure, dangereuse, fatale pour beaucoup et tout d’abord pour les enfants, les vieillards, les personne de faible constitution physique, pour ceux qui auront la malchance de tomber malades. C’est cette conviction qui déterminait les parents à se séparer de leurs enfants en les confiant aux œuvres charitables ou aux étrangers que souvent ils ne connaissaient même pas (6 p. 5 et 233 ; 17 p. 20 à 38). Il est extrêmement significatif qu’en 1942, au camp des Milles, près de Marseille, les parents de soixante-dix enfants ont préféré les laisser sur place quand on leur a accordé le choix de le faire avant de partir en déportation (14 p. 129). C’est par suite de pareils déchirements qu’acceptaient volontairement les parents, qu’un certain nombre d’enfants ont pu être sauvés en France. D’autres, ont été impitoyablement déportés avec ou, plus tard, « à la suite des parents ».
153On peut tirer trois conclusions de cette étude :
- 1) dans le domaine de la déportation des Juifs, le gouvernement de Vichy a fait preuve d’un esprit particulièrement cynique et odieux en offrant aux nazis des familles entières de Juifs étrangers et apatrides à la place de Juifs français adultes dans le vain espoir d’apaiser ainsi la révolte redoutée de l’opinion publique ;
- 2) en fait, ce « sauvetage des Juifs français par le sacrifice des Juifs étrangers et apatrides » appartient à la légende car en définitive le nombre de Juifs français déportés a été considérable (34 % de la totalité) et s’il n’a pas été encore plus important, la raison se trouve dans l’aide que la population française a apportée à la population juive pour la soustraire à ses persécuteurs. Les Juifs français intimement liés avec leurs compatriotes non juifs, ont naturellement bénéficié davantage de cette aide que les étrangers et les apatrides. Ceci est la cause principale qui explique que la proportion de Juifs français parmi les déportés est plus faible que celle des étrangers et des apatrides ;
- 3) L’opinion publique, même ligotée dans un pays soumis à une permanente pression des pouvoirs publics et d’un occupant, peut à la longue imposer sa volonté, faire reculer le pouvoir et rendre inopérantes les pires entreprises du totalitarisme. Mais, il faut que l’opinion publique fasse connaître son opposition sans ambiguïté et accepte les risques.
Notes
- (*) Du côté allemand, le SS-Sturmbahnführer Hagen et le SS-Obersturmführer Röthke et du côté français, Darquier, Leguay, François, Tulard et Galien.